La France populaire décroche, qui s’en soucie ?

Extraits choisis d’un article de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités et journaliste au magazine Alternatives Economiques, publié le 26 mai 2014 sur le site de l’Observatoire français des inégalités.

« Le bilan de l’évolution des revenus sur la période 2008-2011 est sombre pour les milieux populaires. La « baisse généralisée du pouvoir d’achat », tant médiatisée, est une imposture : le pouvoir d’achat augmente pour les plus riches et diminue pour les plus pauvres. Bien des catégories sont à l’abri de la crise. Elle ne frappe qu’une partie de la population : les plus modestes, déjà fragilisés par des décennies de chômage. Les jeunes, les ouvriers et les employés, la main d’œuvre peu qualifiée travaillant dans les petites entreprises du secteur privé et les immigrés sont en première ligne.

Ce décrochage de la France d’en bas est inédit. Jusqu’au milieu des années 2000, les inégalités s’accroissaient par le haut, tirées par la progression des revenus des plus aisés. (…) Les moins favorisés continuaient à voir leurs revenus augmenter, notamment au début des années 2000 du fait de l’importante hausse du Smic liée au passage aux 35 heures.« Après tout », nous expliquait-on, « peu importent les inégalités si les plus démunis continuent à récupérer les miettes du progrès ». L’argument ne tient plus quand une part de la population décroche. (…) Depuis 2011, tout porte à croire que les plus pauvres se sont encore appauvris et les plus riches enrichis.

La hausse du chômage est à l’origine de ce basculement. A la mi-2008, on comptait trois millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi. Ils sont désormais 4,9 millions, une augmentation de 63 %. Il faut remonter à la fin des années 1970 et au début des années 1980 pour trouver une telle progression. Parmi eux, on trouve 5,5 % de cadres, 6,6 % d’agents de maîtrise et techniciens et 88 % d’ouvriers ou d’employés. (…) A l’intérieur de l’ensemble du monde ouvrier, les moins qualifiés sont beaucoup plus fragilisés que le reste des actifs. (…) Le statut de l’emploi et le type d’employeur comptent de plus en plus. Une partie importante des salariés est à l’abri, soit du fait de leur statut de fonctionnaire (environ 4,5 millions de personnes), soit du fait de leur haut niveau de diplôme qui leur assure de retrouver du travail dans de brefs délais pour l’immense majorité des cas. La taille et le secteur d’activité constituent aussi un clivage majeur : l’avenir d’un salarié d’une grande banque privée a peu à voir avec celui qui est employé dans une PME industrielle.

Durant des années, on a expliqué aux Français que le pays n’était plus composé que d’une vaste classe moyenne. La plupart des sociologues nous expliquait que les catégories sociales ne servaient à rien pour comprendre la société, que nous n’avions plus que des individus agglomérés. L’amplification de la crise de l’emploi ne fait que dévoiler la fonction de ce discours : effacer le poids du social, des hiérarchies et des rapports de domination. Si tout le monde est frappé, personne ne l’est en particulier. Personne ne peut être mis à contribution. Faire comme si la crise touchait tous les milieux est une façon d’exonérer les couches aisées d’une solidarité nécessaire ou de la reporter sur une minorité d’ultra-riches.

Qui s’inquiète vraiment de cette fracture ? La France qui va mal est populaire et celle dont on entend la plainte est aisée. Elle croule sous l’« assommoir fiscal », paraît-il. En réalité, les impôts ont augmenté entre 2011 et 2013, dans une proportion très inférieure à la baisse enregistrée entre 2000 et 2010. L’opération de construction du ras-le-bol fiscal a réussi au-delà des espérances de ses promoteurs. La démagogie des baisses d’impôts n’a pas attendu longtemps avant de faire son retour, faisant passer au second plan la réponse aux besoins sociaux.

Toute une partie des catégories favorisées s’intéresse aux « questions sociétales » comme on dit, au « social business » ou aux sympathiques chartes de la diversité. Cela ne mange pas de pain. Elle se préoccupe de l’orientation de ses enfants, de ses futurs congés ou de son alimentation bio, plus que de la situation des immigrés, des ouvriers qui travaillent à la chaîne, des caissières, ou du fonctionnement de l’entreprise ou de l’école. Reste à attendre le moment où la contestation sera telle que ces milieux se sentiront vraiment contraints de redistribuer, un peu, les cartes. » (Louis Maurin)

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