Le socialisme est-il soluble dans l’écologie politique ?

Compte-rendu écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Résolument jeunes, n°32, septembre-novembre 2010.

A l’intérieur de son cycle de conférences sur le socialisme dont Résolument jeunes a déjà rendu compte à plusieurs reprises, le cePPecs avait programmé deux séances spécialement consacrées à la question écologique (1), une question dont l’importance cruciale n’est heureusement plus à plaider mais qui, malgré et à travers cette reconnaissance, reste marquée par de profondes ambiguïtés que l’échec retentissant du sommet de Copenhague a rendu sensibles et qui se révèlent dans l’oxymore même que nous avons forgé à ce sujet : « croissance durable » ou « développement durable ».

Une clarification philosophique s’imposait donc à partir de laquelle seulement on pourrait mieux poser la question d’une vision spécifiquement socialiste de l’écologie, s’éloignant résolument de la pensée qui domine actuellement sur ces sujets : l’écologie politique.

Sous le titre « Volonté d’abondance, volonté de croissance », c’est cette salutaire clarification que nous propose Jérôme Batout. L’entreprise exige préalablement une déconstruction/reconstruction en règle de deux concepts clés de la modernité : production d’une part, valeur de l’autre.

Inutile de rappeler la centralité de l’idée de production pour le socialisme dans son ensemble et pour Marx en particulier : rapports de production, forces productives, modes de production, etc. C’est, prévient Jérôme Batout, cette centralité même qui risque de laisser dans l’ombre une question sous-jacente, celle non pas du rapport de production mais du rapport à la production porté par l’idéal socialiste. Nous allons y revenir.

L’idée de valeur (2) est passible de la même analyse. Chez Marx, encore lui, il n’est question, en économie politique, que de valeur : valeur travail, valeur d’usage, valeur d’échange, etc. Et Nietzsche, faut-il le rappeler, fait de la valeur le concept central de sa philosophie (notion qu’il forge semble-t-il après avoir lu des traités d’économie politique). Encore un rappel qui s’impose à l’heure où, face à la « valeur » économique des néolibéraux, nous ne trouvons rien de mieux à opposer que nos « valeurs » éthiques.

Un détour par l’histoire est nécessaire si nous voulons sortir de ces faux dilemmes : production versus conservation, valeur économique versus valeur éthique. Une citation intrigante de Keynes nous met sur la piste : en 1930, en pleine crise économique, Keynes envisage un décuplement probable du niveau de vie des pays développés (ce en quoi l’histoire lui a donné raison). Mais il ajoute : « A long terme, tout cela signifie que l’humanité est en train de résoudre le problème économique » et que donc, alors que « le problème économique, la lutte pour la subsistance, a toujours été jusqu’à présent le problème primordial, et le plus pressant de l’espèce humaine () pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son problème véritable et permanent : quel usage faire de sa liberté, une fois dégagé de l’emprise des préoccupations économiques ? » (3).

Keynes envisage donc un point terminal où, parvenus à un niveau d’abondance jugé suffisant, les hommes choisiront d’arrêter la croissance de la production pour se consacrer à autre chose et poursuivre d’autres « valeurs » que la croissance.

Si ce point de vue nous intrigue, c’est parce que nous ne parvenons pas, nous, contemporains, à seulement imaginer un tel horizon, un point final où la croissance s’arrêterait purement et simplement. Keynes, suggère Jérôme Batout, vit dans un monde où régnait la « volonté d’abondance » alors que nous vivons dans un monde où ce qui s’impose à nous comme une évidence relève d’une « volonté de croissance ». Deux configurations distinctes à laquelle s’en ajoute une troisième qu’a clairement révélé la discipline anthropologique au 20ème siècle et plus particulièrement les travaux de Lévi-Strauss, une « volonté de constance » des sociétés traditionnelles étrangères à l’idée même de croissance ou de progrès et tout entières vouées à la conservation et à la reproduction de leur être. La formule est devenue classique : les sociétés traditionnelles sont des sociétés froides.

Ainsi relu, ce qui pouvait passer pour un problème d’économie politique – sortir de la rareté pour atteindre un stade terminal d’abondance – devient une question de conscience historique : Keynes comme Hegel, Marx et bien d’autres avant lui, vivait dans une perspective de « fin de l’histoire » et c’est ce sens de l’histoire comme vouée à une fin, au double sens de finalité et de terminus, qui nous est devenu étranger.

Du coup, nous percevons mieux ce que signifie pour nous cette valeur accordée à la croissance et à la production : nous les valorisons précisément parce que la valeur fondatrice de notre condition de modernes est l’autonomie, c’est-à-dire, pour parler en termes nietzschéens, la production des valeurs par l’humanité elle-même. Nous ne voyons donc ni comment ni pourquoi une telle perspective pourrait aujourd’hui disparaître ou s’inverser. Voilà pourquoi, pour revenir au point de départ, se pose pour nous, au-delà de la question des rapports de production chère à Marx, la question du rapport que nous, modernes, entretenons à la production.

Sommes-nous mieux armés après ce long détour pour poser le problème de la croissance écologique ? C’est ce dont tente de nous convaincre notre orateur. Il existe deux manières de comprendre et de prendre en charge l’impératif écologique. La première nous est familière : elle est celle de l’écologie politique orchestrée par ses plus fameux théoriciens comme, en premier lieu, Hans Jonas. L’écologie y est comprise comme une manière pour l’homme de se réinscrire dans la nature, de reconnaître son appartenance au cosmos, à la terre-mère, Gaïa, Pachamama, etc. Bref d’abandonner l’hubris (c’est-à-dire l’arrogance et la démesure) qui l’a fait se concevoir pendant quelques siècles comme « maître et possesseur de la nature » selon la célèbre formule de Descartes.

Cette piste, pense Jérôme Batout, ne mène nulle part. Il faut en chercher une autre qui fasse droit à notre condition de modernes, c’est-à-dire de producteurs. Une perspective, soit dit en passant, qui entretient des liens de parenté étroits avec l’idéal socialiste, fils exemplaire lui-même de la modernité et de l’autonomie humaine. Cet idéal n’est pas moins exigeant ni moins impérieux que le premier, au contraire. Mais il présente l’inestimable avantage, plutôt que de prendre à rebrousse-poil nos valeurs modernes, d’envisager leur approfondissement. Il se donne ainsi de bien meilleures chances de réussir. Il repose sur des principes qui, contrairement à ce que l’on entend souvent dire ces derniers temps, sont totalement en phase avec une vision du monde moderne et progressiste : l’efficience, la régulation, le sens de la limite (le titre véritable du rapport de Rome de 1972 était non pas « Halte à la croissance ? » selon la malheureuse traduction française mais « The Limits of growth »). Mieux que de croissance durable, on devrait parler de croissance responsable, suggère Jérôme Batout.

On le voit, notre orateur a entrouvert ici une porte qui n’est pas près de se refermer et qui s’ouvrira sans doute toute grande lorsque se seront précisés les malentendus et les impasses où nous conduit l’écologie politique, telle que nous la comprenons majoritairement aujourd’hui, c’est-à-dire comme pure négation de la modernité que deux facteurs essentiels ont contribué à accréditer. Il s’agit de la catastrophe totalitaire du 20ème siècle, de la culpabilité qu’elle continue d’entretenir et du doute chronique qu’elle suscite vis-à-vis du projet moderne d’autonomie humaine. Le deuxième facteur tient à la découverte à la même époque des sociétés traditionnelles dont la logique d’inclusion dans le cosmos est aux antipodes de la nôtre, ces fameuses sociétés froides de Lévi-Strauss. Ce serait ainsi la prise de conscience même de l’exception que représente à l’échelle humaine la modernité qui amène à douter de la consistance de son projet.

En conclusion (provisoire), l’orateur concrétise par deux exemples l’alternative qu’il a dessinée.

Le premier touche à la formidable dé-différenciation de l’humain et du non-humain à laquelle nous assistons actuellement après quatre siècles d’accentuation de la différence. Faut-il y voir l’abandon par l’homme de sa posture de « maître et possesseur de la nature » ou bien n’y a-t-il là qu’un trompe-l’œil ? Si nous ne voyons plus nettement la différence, n’est-ce pas plutôt parce que nous appliquons à la nature humaine, elle-même, les procédés que nous appliquions jusqu’ici aux autres espèces naturelles. Parce que, en d’autres termes, l’homme aussi, et de plus en plus, est produit par l’homme.

Le second porte sur l’idée même de responsabilité (4). En elle-même, l’idée ne pose aucun problème. En principe, la responsabilité marche du même pas que la modernité. Au destin la modernité substitue la responsabilité. Le problème survient quand se pose la question : nous avons bien sûr à répondre de nos actes mais répondre de quoi et devant qui ? Vis-à-vis de qui, de quel autre, avons-nous une dette ? Un autre qui nous domine et nous précède, Gaïa, la planète, le Grand Autre, Dieu lui-même (dira Hans Jonas) ? Ou bien l’autre que nous sommes à nous-mêmes, un autre qui est en continuité profonde avec nous, les générations futures par exemple ?

Nul doute, à mon sens, que le débat initié par notre orateur aura une longue postérité et connaîtra d’importants développements au fur et à mesure que se révèleront les impasses dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés aujourd’hui.

En fait, nous en avons déjà une en grand sous les yeux : à l’opposé des néolibéraux, qui prônent la dérégulation tous azimuts, les écologistes acceptent et valorisent la régulation. Mais cette volonté de régulation est à la fois très ambitieuse et très peu en consonance avec notre modernité. Elle se présente comme une imposition morale rigide, procédant d’un devoir plus que d’un vouloir, vouloir et maîtrise raisonnable que la modernité a placés au poste de commande du devenir humain. Que voulons-nous faire de ce que nous sommes ? Voilà le cœur du questionnement proprement moderne. Nous sommes en train de le constater, une régulation vouée à l’échec a les mêmes effets que la volonté de ne pas réguler.

Jean-Marie Lacrosse

(1) Le 13 février 2010, Jérôme Batout, Volonté d’abondance, volonté de croissance, et, le 4 mai 2010, Hervé Juvin, Un socialisme sans limites ? La chute d’un mythe du XXème siècle.

(2) Jérôme Batout est l’auteur d’une thèse sur la valeur récemment défendue à l’EHESS, « L’Itinéraire de la valeur. Contribution à la généalogie du concept moderne de valeur ».

(3) « Perspectives économiques pour nos petits enfants », in J. M. Keynes, La pauvreté dans l’abondance, Gallimard, 2002, p. 113

(4) Le livre de Hans Jonas s’intitule d’ailleurs « Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique » (Flammarion, 2008)

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Cycles, Médias, Qu'est-ce que le socialisme ?, Revue Résolument jeunes, Textes