Mark Zuckerberg psychanalysé par David Fincher : borderline ou hyper-contemporain ?

Article écrit par Hélène Lacrosse et publié dans Pro J, n°4, décembre 2012-février 2013.

Le film

The Social Network retrace l’aventure du réseau social Facebook, de ses débuts en 2003, jusqu’au moment où le site franchit le cap du million d’utilisateurs inscrits, en 2005.

Le film commence dans un bar estudiantin sur le campus de Harvard. Mark Zuckerberg, étudiant en informatique, et Erika, sa petite amie, sont sur le point de rompre. La discussion est très animée, les phrases et l’humour fusent, quand Erika annonce abruptement à Mark qu’elle le largue. Mark rentre dans sa chambre d’étudiant pour annoncer immédiatement sur son blog qu’ « Erika Albright est une pétasse » et qu’elle porte des soutiens-gorge rembourrés. Il passe ensuite toute la nuit à pirater les bases de données de Harvard pour créer un site, Facemash, sur lequel les étudiants peuvent classer les filles du campus, de la plus moche à la plus canon. Cette opération a un tel succès (22.000 connexions en 2 heures) qu’il provoque une saturation du réseau informatique de Harvard. Suite à cela, Mark Zuckerberg doit se présenter devant un conseil de discipline parce qu’il est accusé d’avoir violé intentionnellement la sécurité, les droits de reproduction et le respect de la vie privée. Il est forcé de présenter ses excuses à différentes associations, notamment à l’association des étudiants latinos (Fuerza Latina), ainsi qu’à l’association des femmes noires de Harvard (ABHW), parce que celles-ci se sentent discriminées.

C’est suite à ses exploits de piratage informatique que Mark est approché par deux frères jumeaux, Cameron et Tyler Winklevoss, qui ont comme projet de réaliser un réseau social en ligne pour les étudiants de Harvard. Attirés par les talents de programmeur de Mark, ils lui proposent de coopérer à leur projet. Pendant plusieurs semaines, Mark fait croire aux jumeaux qu’il travaille pour eux, alors qu’il est en fait occupé à développer sa propre version du projet. Quarante-deux jours après avoir été abordé par les frères Winklevoss, Mark met en ligne sa version de réseau social « The Facebook ».

Le film retrace toute cette période de création du site et de son extension ultérieure sous la forme d’un procès où les frères Winklevoss accusent Mark d’avoir plagié leur concept. A la table des accusateurs se trouve également Eduardo Saverin, le meilleur ami de Mark, cofondateur de la société Facebook. Il réclame sa part du gâteau après s’être fait habilement éjecter de la société par un tour de passe-passe juridique. Comme le remarque un internaute : « Même si le fil conducteur du film est une conciliation, même si celle-ci prend place dans les bureaux impersonnels de ce que l’on imagine être une firme d’avocats et non pas dans un prétoire, The Social Network est un film de procès, avec les codes habituels du genre : joutes verbales ciselées, bluff, flashbacks qui bousculent la chronologie, petites phrases assassines et mise à nu des belligérants (…). »(1) 

Si le temps réel de la narration est bien celui d’un affrontement entre les différentes parties, le film est cependant composé majoritairement de flashbacks. Ces flashbacks nous montrent notamment comment la société s’est posé la question de sa monétisation, créant le point de dissension entre les protagonistes, Mark et Eduardo. On y voit également comment Sean Parker, le fondateur de Napster, a participé activement au développement de Facebook, servant en quelque sorte de gourou à Mark. Le film se termine lorsque la société Facebook atteint le million d’utilisateurs. Eduardo a été évincé de la société. Sean Parker se fait arrêter par la police le soir même en possession de drogues et en compagnie d’une stagiaire mineure. Puis retour sur les lieux du procès où une avocate fraîchement diplômée conseille à Mark de capituler et de payer ses adversaires, en échange d’une clause de confidentialité. Mark se retrouve finalement seul dans ce bureau impersonnel ; il envoie une invitation à son ancienne petite amie, Erika, pour devenir son ami sur Facebook.

Une étude de cas psychologique

Ce que je voudrais faire ici, c’est analyser le personnage de Mark Zuckerberg tel qu’il apparait à travers les yeux de David Fincher. Il s’agit donc d’une sorte d’étude de cas psychologique. Entendons-nous bien cependant sur ce que veut dire « psychologique ». Elle est certes celle d’un individu particulier – Mark Zuckerberg – mais aussi le reflet d’une psychologie collective, produit des transformations historiques que nous vivons aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs qu’en articulant ces deux dimensions, la dimension individuelle et la dimension collective, donc historique, que peut être mise en œuvre et en scène une psycho-analyse digne de ce nom.

Commençons cette analyse sous forme de clin d’œil par une tentative d’intrusion imaginaire dans le monde intérieur et subjectif du personnage.

« Je m’appelle Mark Zuckerberg. A 28 ans, je suis le plus jeune milliardaire de l’histoire. Ma fortune est estimée aujourd’hui à 17,5 milliards de dollars.  J’ai été élu en 2010 « personnalité de l’année » par le Time Magazine. A Halloween, les gosses se baladent avec des déguisements me représentant. J’ai fait une apparition en tant que personnage dans les Simpson, et un film a été réalisé sur mon histoire. C’est de ce film que je vais vous parler. Les faits que rapporte ce film sont vrais, mais les caractères des personnages ne collent pas à la réalité. Voici comment les choses se sont réellement passées » :

Tout a commencé au Thirsty Scholar Club, quand Erika, mon ex, a insinué que je n’étais pas assez bien pour entrer dans le meilleur Final Club de Harvard. C’est une plouque. Elle ne fait pas assez d’efforts pour se distinguer. Ca ne suffit pas d’être un peu mignonne et gentille pour réussir. Je vous jure, c’était la rupture la plus vulgaire de l’histoire du Thirsty ! Elle m’a planté là, sans finir sa bière, avec tous ces gens autour de nous. Je ne sais même plus pourquoi. Susceptibilité féminine. Elle s’est sentie diminuée parce que je lui ai dit que je lui ferais rencontrer des gens hors de sa portée. Ce n’est pas mon problème si elle se sent inférieure. C’est vrai qu’elle aurait pu m’être utile, elle plaisait bien, elle avait la cote. Mais aucun humour ! Elle ne m’a jamais pardonné le fait que j’écrive un truc sur ses seins sur la page de mon blog. J’étais énervé. J’ai écrit ça sous le coup d’une impulsion. C’est quand même elle qui m’a largué ! Pour oublier, je me suis amusé à répertorier les photos des meufs de Harvard pour les comparer entre elles. D’ailleurs, dans le film, ils font croire que ce n’est pas mon idée. Faut pas déconner, les idées sont à tout le monde, faut juste être assez intelligent pour être le premier à les développer. Et c’est ce que j’ai fait pour Facemash. Franchement, je ne pensais pas que ça créerait un buzz pareil. On m’a accusé de violer la sécurité et la vie privée des filles, mais on est tous responsables de ce qu’on poste sur le net et surtout, de comment on le sécurise.  Moi, par exemple, le conseil de discipline m’a chopé parce que j’avais déconné en bloguant en même temps. Voilà, j’assume. J’ai fait une erreur. Ca n’arrivera plus. Je saurai protéger mes arrières à l’avenir. Les Final Clubs se targuent d’être l’élite mais ils ne peuvent même pas assurer la sécurité des photos de leurs membres. J’ai mis le doigt sur leur point faible. Ils étaient has-been au niveau technologique. Ils ont compris. Et c’est pour ça qu’ils sont venus me chercher. Les Winklevoss et leur Final Club de fils à papa ! Sauf qu’ils ont essayé de m’entuber, les jumeaux. Ils voulaient me faire comprendre que je n’étais pas leur égal, mais ils n’auraient jamais pu faire le millième de ce que j’ai fait avec Facemash. Leur idée de base de réseau social pour harvardiens était pas mal, mais ça manquait d’envergure et de créativité. Ce qui compte, ce n’est pas seulement d’être select. Il faut être pragmatique. Tu mélanges l’éthique aristocrate et le site de rencontre fun, ça c’est cool ! Sean Parker l’a bien compris. C’est le seul mec qui vaille la peine d’être mentionné dans toute cette histoire. Le jour où on l’a rencontré, ça a infléchi le sort de Facebook. On allait enfin jouer dans la cour des grands. Après l’avoir rencontré, j’ai décidé qu’on allait s’installer en Floride pour gérer la société.

Eduardo faisait tout pour me mettre des bâtons dans les roues. Il ne supportait pas que je sois le réel  inventeur de Facebook. Il était jaloux parce que j’avais les épaules, et pas lui. Il ne comprenait pas que je voyais plus grand que tout ce qu’il pouvait imaginer. Le seul qui me comprenait, c’était Sean. Il fallait qu’on se débarrasse d’Eduardo.

Quand je pense à ce coup de pute qu’il nous a fait ! Je ne pourrai jamais lui pardonner. Bloquer les comptes de la société, c’était non seulement insensé et dangereux, mais c’était surtout puéril et minable. Il ne mérite pas d’être mon associé. En procès, il a dit devant tous les intéressés : « j’étais ton seul ami ».  Il m’humilie en public cet enfoiré ! Sa part d’actions a été diluée de 30% à 0,03% J’avoue qu’on y a peut-être été un peu fort. Mais c’est pas de ma faute s’il a marché. Il a étudié l’économie, non ? Il est censé pouvoir se défendre. Si t’es pas suffisamment bon, tu crèves. C’est la loi de la nature et c’est la loi du marché. Y a pas de pitié en business. C’est comme pour Sean. Finalement, c’était qu’un toxicomane parano qui pense qu’à faire la teuf et partouzer. Je lui parle plus, c’est pas bon pour mon karma. Nos avocats s’arrangent. Une chose est sûre, y a pas d’amis en affaires ! « 

Changeons maintenant la caméra de place et voyons comment Mark Zuckerberg serait décrit dans une étude clinique réalisée, par exemple, par son psychothérapeute. Bien sûr, le psychothérapeute en question c’est le réalisateur du film David Fincher et nous supposons que le film expose en quelque sorte les conclusions de son étude clinique.

Caractéristiques physiques et psychologiques du personnage

Mark est un jeune blanc américain d’une vingtaine d’années, de corpulence et de taille moyenne. Il a les cheveux châtains bouclés. Nous apprenons dès la première scène qu’il souffre d’un complexe d’infériorité physique par rapport aux sportifs (notamment, ceux qui pratiquent l’aviron) : Mark se vexe parce que sa copine lui dit qu’elle trouve généralement sexy les hommes pratiquant un tel sport. Sur le plan du look, on notera que Mark a l’air d’un nerd typique: sweat-shirt à capuche, shorts, baskets, sac à dos. Pendant quasi tout le film, il porte une tenue décontractée, assez banale et passe-partout. Mark ne sourit que très rarement. Il a souvent l’air préoccupé et anxieux.

Mark est débrouillard, inventif, ambitieux. Il a le sens de l’initiative et de l’entreprenariat. C’est souvent lui qui va vers les autres avec une proposition ou une idée. Il est franc, direct, et n’a pas froid aux yeux. Il ne se laisse pas marcher dessus ou intimider par plus puissant que lui. On peut dire aussi qu’il est volontaire, intelligent et persévérant. Il est très exigeant et entièrement dévoué à sa cause.

Il a sans doute les défauts de ses qualités, car il a du mal à laisser de la place à ses associés. Ses rapports avec Eduardo laissent présumer qu’au-delà du conflit d’idées, il y a une volonté d’être au centre de l’attention et de l’admiration. Il est d’ailleurs en recherche permanente de reconnaissance, comme l’atteste sa volonté constante de se démarquer. Il est d’une franchise qui tourne souvent à l’insolence et à la grossièreté, non pas comme s’il manquait d’empathie, mais plutôt comme s’il était au-dessus des règles de politesse et des conventions sociales. Il est cependant très egocentrique et narcissique. Il ne parle et ne réfléchit qu’en fonction de lui. Il est très manipulateur, dans le sens où les autres ne l’intéressent qu’en rapport à ce qu’ils peuvent lui apporter. Il est également très susceptible, limite paranoïaque : dans la première scène, il soupçonne constamment Erika d’insinuer des choses, il prend très mal la rupture et se venge immédiatement de manière impulsive. Il prendra ensuite très mal la remarque des frères Winklevoss sur le fait de « redorer son blason auprès des filles » etc.

A ce stade, nous ne savons pas grand-chose ni sur la famille, ni sur les origines de Mark Zuckerberg. On sait juste qu’il n’est pas membre d’un Final Club, alors que les Winklevoss, qui ont beaucoup d’argent et de relations, y sont. Il n’appartient donc certainement pas à l’aristocratie américaine, d’autant plus qu’il demande à son ami Eduardo d’investir le capital de départ dans la société. Au fur et à mesure qu’il gagne en célébrité, Mark va se trouver de plus en plus isolé au niveau de ses relations sociales : il perd d’abord sa petite amie au début du film, puis son meilleur ami (qui affirme à un moment du procès qu’il était « son seul ami ») puis également Sean Parker en qui il n’a plus confiance. Il est de plus en plus seul avec son laptop, dans les bureaux de la société Facebook, dans son appartement, ou dans la salle de réunion.

Mark a l’air d’être un étudiant brillant mais surtout, il a déjà développé au cours de ses études un logiciel repéré par Microsoft, un réseau de partage de cours et d’autres programmes informatiques. Sur le plan professionnel et financier, le film relate plutôt une « success story » et une ascension fulgurante. Le fait que Mark perde le procès en fin de film ne passe pas vraiment pour un échec, étant donné qu’il achète le silence de ses adversaires, ce qui lui permettra de continuer à prospérer en toute impunité.

A la différence des autres personnages, Mark persévère longtemps dans son style vestimentaire initial. Il ne varie pas fondamentalement de look, malgré les situations formelles ou délicates dans lesquelles il se trouve : il porte des tongs avec des chaussettes de sport au conseil de discipline, il est en t-shirt à la rencontre avec Sean Parker, ainsi qu’à la signature de contrat avec les investisseurs. Il est toujours en sweat/t-shirt au début du procès. Sa tenue évolue cependant au cours du procès où il porte une chemise plus habillée, pour finir en costard cravate à la dernière scène du film. Mark est devenu un vrai homme d’affaires. Ses traits sont tout aussi tendus et soucieux au début du film qu’à la fin. On ne le voit quasi jamais sourire. On sent une personnalité anxieuse et insatisfaite mais de plus en plus arrogante et méprisante à mesure que Mark rencontre le succès. Erika dit à Mark au début du film : « Tu es obsédé, tu as un TOC avec ces Final Clubs ».  On ressent effectivement un caractère obsessionnel et têtu pendant toute la durée de la narration.

Il n’y a pas de réel retournement de situation : Mark cherche la reconnaissance et l’admiration, il n’est motivé que par cela. Quand il rencontre Erika dans un club, il ne pense pas à s’excuser ou à lui demander comment elle va, il vient la voir uniquement pour savoir si elle connait déjà Facebook.

L’entourage et les relations de Mark

Nous disions que Mark entre dans une plus grande misère relationnelle à mesure qu’il devient puissant. Cette dimension est à lire en filigrane dans le film puisque, si l’on en reste à la surface des choses, la cote de popularité de Mark augmente à l’Université et qu’il a même droit à des groupies. Quand il réside en Floride, on le voit toujours bien entouré de filles à moitié défoncées, et d’informaticiens qui « bouffent du code » à longueur de journée. Il n’y a cependant pas de vrai lien qui se crée. Ces relations ne s’approfondissent jamais. Les seules personnes avec qui il y ait de vrais échanges, déjà évoqués plus haut quant à leur teneur, sont Eduardo et Sean Parker.

On peut dire qu’il y a une certaine unanimité dans la manière dont les autres personnages qui abordent Mark le jugent et le ressentent. Toutes les personnes représentant une forme d’autorité (conseil de discipline, enseignants, juges, avocats) sont unanimement consternées par sa manière de raisonner et, surtout, par le mépris et le sentiment de supériorité qu’il leur témoigne. Quand il affirme de manière péremptoire au procès qu’Erika ne dit pas la vérité et qu’elle « ne serait pas la première à mentir sous serment », il leur signifie implicitement qu’il ne respecte ni ne reconnaît leurs conventions et qu’il se perçoit comme étant au-dessus des normes et des règles ordinaires.

Les deux filles qu’il côtoie dans le film (son ex-copine Erika et l’avocate stagiaire) ont le même type d’attitude à son égard : d’abord sympathiques et rassurantes, voire maternelles, elles se ferment ensuite à ses avances parce qu’elles ressentent le manque de réciprocité dans la relation.

Avec Eduardo, les relations sont de plus en plus fuyantes. Mark est de plus en plus dans sa bulle et n’en ressort que pour parler d’argent ou de choses pragmatiques ayant rapport avec le site. Les échanges verbaux s’appauvrissent et se raréfient. Quand il vient le voir en Floride, Eduardo reproche à Mark de ne pas savoir où il en est, de ne pas s’intéresser à lui. La jalousie que Mark ressent au début du film à l’égard d’Eduardo -parce que ce dernier à réussi à entrer dans la sélection d’un Final Club- laisse progressivement la place à du mépris et à de l’indifférence. En même temps, Mark reproche à Sean d’avoir été inutilement odieux à l’encontre d’Eduardo (« Ce n’était pas nécessaire »). On sent dans cette réplique qu’il se situe toujours dans le registre d’une certaine norme et qu’il n’y a pas de sa part de volonté sadique envers Eduardo. Eduardo ne lui est plus utile et il le gêne, il faut donc simplement s’en débarrasser. Pendant le procès, il reste cependant des traces de leurs moments de connivence, dans des traits d’humour notamment.

Finalement, Sean est le seul personnage semblant apprécier Mark mais il faut dire qu’ils se ressemblent finalement assez bien et que leur relation semble basée sur cette reconnaissance mutuelle d’alter egos. Ainsi Mark voudrait ressembler à Sean. Quand ils sont ensemble, Sean monopolise régulièrement la parole. Dans la scène de discothèque en Floride par exemple, on voit d’ailleurs très peu Mark. La caméra filme unilatéralement Sean par-dessus son épaule. C’est une scène avec très peu de changements d’angle de vue pendant la discussion.  On reste focalisé sur Sean, sans doute un peu à la manière que Mark a de l’écouter.  Les moments de friction arrivent vers la fin, de manière assez subtile. Sean drague la stagiaire que Mark semblait apprécier. Quelque chose se casse dans la relation, sans qu’il y ait des reproches ou des raisons explicitées.

De manière générale, on peut dire que Mark supporte assez difficilement la frustration. Il réagit de manière impulsive et irraisonnée quand Erika le largue, en publiant des mesquineries sur son blog, ce que traduit la réplique d’Erika quand ils se recroisent dans le bar : « Tu l’as écrit. Comme si chaque pensée qui te traversait la tête méritait d’être partagée ».

Mark souffre de ne pas être au centre de l’attention. Il souffre de ne pas être traité comme quelqu’un d’unique et d’exceptionnel. Il souffre d’être traité comme un parmi d’autres, comme quelqu’un d’anonyme.  Il est blessé s’il ressent une pointe de mépris ou un reproche à l’égard de sa personne. Il a besoin d’être le meilleur, le premier, le seul. Il ne supporte pas d’être entravé dans sa quête de gloire.

Mark Zuckerberg et l’institution de Facebook

A cet égard, il me semble intéressant de faire le parallèle avec l’invention de Mark Zuckerberg, ce réseau social où l’individu est le centre névralgique autour duquel gravitent des informations, des amis, des évènements. D’après Jérôme Batout, jeune philosophe et économiste français : « Un site qui convainc cinq cent millions de personnes doit nécessairement mettre le doigt sur un formidable besoin social. Une puissante adhésion, qui d’ailleurs n’émerge pas sans susciter parallèlement un féroce rejet (…). »(2)

Facebook promeut l’idée que chaque personne est unique et incomparable, au centre du monde, comme une réponse à cette peur originelle de l’anonymat et de l’indifférence. Et c’est bien ainsi que le philosophe et historien Marcel Gauchet parle des difficultés auxquelles est confrontée la personnalité contemporaine : « Au travers de la socialisation, il ne s’agit pas simplement d’apprendre à coexister avec d’autres, mais d’apprendre à se regarder comme un parmi d’autres, comme n’importe qui du point de vue des autres. Apprentissage cognitivo-symbolique de l’anonymat de soi, de cette distance radicale, de cette excentration qui vous rend capable de vous dire :  » Il s’agit en l’occurrence de moi, mais ce pourrait être n’importe qui d’autre ». (…) C’est cet apprentissage du détachement qui me semble aujourd’hui remis en cause, avec d’ores et déjà de considérables effets dans la vie sociale. S’il est un trait caractéristique de la personnalité ultracontemporaine, c’est précisément l’adhérence à soi. »(3)

On pourrait envisager les choses sous cet angle : Mark Zuckerberg a des difficultés à prendre distance vis-à-vis de lui-même et à envisager les choses à partir d’un autre point de vue que le sien. Il n’arrive pas réellement à se mettre à la place de l’autre ou à un endroit d’objectivité plus grande. Il reste collé à son point de vue particulier. Ces quelques éléments le ramènent dans le sillon de la personnalité narcissique  telle qu’en parle Jérôme Palazzolo dans son article : « Il ne s’intéresse jamais à ce que font les autres, ramène tout à lui. (…) Tout ce qu’il fait est exceptionnel et doit être admiré. (…) Il est capable de manipuler autrui pour arriver à ses fins (…) Il ne se remet jamais en question (…) se croit meilleur que les autres (…) il fait preuve d’autosatisfaction, d’un manque criant de modestie allant jusqu’à l’arrogance (…) ils [les personnalités narcissiques ] ne supportent ni les échecs, ni les désaccords, ni les critiques (…), ils se comparent automatiquement à autrui en terme de supériorité/infériorité, singularité/banalité, puissance/faiblesse, richesse/pauvreté, beauté/laideur (…) leurs relations personnelles sont instables, partagées entre le mépris et l’admiration (…). »(4)

Mark passe généralement à l’acte de façon impulsive. Il semble fuir la remise en question ou l’analyse objective des faits. Il réagit instinctivement, et de manière plutôt puérile. Je pense évidemment à la rupture avec Erika, mais aussi au moment où Mark sort de classe parce qu’il ne supporte pas qu’on le traite de connard. Tous les actes de « vengeance » de Mark ont cependant en commun d’être insidieux et hypocrites. Il ne règle pas les conflits comme un adulte, en discutant calmement du problème. Il met plutôt les gens devant le fait accompli, une fois qu’il a tiré ses cartes du jeu. Cette dimension ne lui est cependant pas propre. Pour Jérôme Batout, le thème prépondérant autour duquel se nouent les premiers mois de l’histoire de Facebook est le conflit. Il s’agit cependant souvent d’un conflit mal maîtrisé, mal géré : « Tout se passe comme si les protagonistes ne voyaient pas venir le conflit, et que du coup, quand celui-ci se manifeste, il était déjà trop tard pour imaginer de dialoguer, débattre, tenter de se mettre d’accord : en un mot, parler. L’histoire de Facebook est celle d’amis qui, à force de soigneusement refouler les divergences naissantes, les laissent s’épanouir et se retrouvent in fine en situation d’hostilité totale lorsque le conflit, qui a eu le temps de pourrir, se manifeste. Alors, en une fraction de seconde, on passe d’ « ami à « ennemi » : il y a retournement. » (5)

Mais cette hypothèse englobe plus que l’individu Mark Zuckerberg ; elle engage également les autres personnages du film. On retrouve plusieurs exemples de cette dimension de conflit refoulé qui est vécu de manière paroxystique lorsqu’il éclate, notamment la rupture entre Erika et Mark au début du film. Rien ne semble réellement préparer Mark à la rupture, comme si les problèmes avaient cheminé de manière souterraine pour arriver finalement à un point de non-retour, le moment où Erika en a assez et décide de larguer Mark sans lui avoir donné réellement d’explications, ni avant, ni pendant, ni après. Il en est de même entre Eduardo et Mark qui se comportent en apparence comme des amis, jusqu’au jour où Eduardo bloque, sans avertissement, le compte en banque de la société parce qu’il n’est pas d’accord avec Mark et qu’il se sent lésé. Un autre exemple flagrant de ce passage à l’acte impulsif et paroxystique concerne la copine d’Eduardo qui lui reproche de ne pas avoir répondu à ses 47 sms et qui met ensuite le feu à l’appartement. Il n’y a donc pas que Mark qui réagit de façon impulsive et irraisonnée. L’analyse de Jérôme Batout semble concerner avant tout une tranche générationnelle d’individus ayant du mal à réellement dialoguer, et qui se trouvent du coup amenés à fuir les problèmes jusqu’au moment de clash où il n’y a plus de fuite possible.  Jérôme Batout avance donc l’hypothèse qu’un des ingrédients clés du succès de Facebook résiderait dans cette absence institutionnalisée de conflit : le conflit et les ennemis n’existent tout simplement pas sur le réseau social. S’il y a contentieux, l’ancien ami peut-être supprimé ou bloqué. En plus d’être un réseau social, Facebook fait donc figure « d’utopie sociale » : celle d’un espace social totalement pacifié. La question que Jérôme Batout ne manque évidemment pas de poser est de savoir « s’il est sain de se projeter régulièrement sur un espace social qui refoule systématiquement la dimension de la dissension? » (6)

Mark Zuckerberg et la société de marché

Mark se dit souvent que c’est de la faute des autres personnages s’ils échouent ou s’ils tombent dans le piège qu’il leur tend. Par exemple, il affirme au conseil de discipline qu’on peut le remercier d’avoir mis au jour les failles et les fragilités du système informatique d’Harvard. Quand Eduardo lui reproche d’avoir dilué sa part en actions et de l’avoir roulé, Mark lui rétorque que ce n’est pas de sa faute si son directeur financier (en l’occurrence Eduardo lui-même) n’a pas su identifier l’arnaque financière. Il le renvoie au fait qu’il n’est pas à la hauteur de ses responsabilités. C’est à une éthique du droit du plus fort et du plus rusé que Mark se réfère. Chacun doit se protéger et se défendre comme il peut.

On touche ici à un problème d’éthique et de société, qui bien sûr va fondamentalement de pair avec un type de personnalité psycho-pathologique. C’est l’éthique du marché qui légitime et motive les actions de Mark. Le principe implicite qui sous-tend ses actions est qu’il n’y a que des individus qui ne sont reliés entre eux que par leurs intérêts individuels, la régulation étant assurée par la loi de l’offre et de la demande c’est-à-dire par le marché. Dans ce cadre de pensée, il est légitime que chacun persévère dans la quête de ses intérêts privés, sans se soucier du bien commun ou du vivre ensemble.

La personnalité narcissique ou « borderline » chère à Otto Kernberg pourrait bien n’être finalement que l’envers psychopathologique de la société de marché. Elle prend une ampleur démesurée chez Mark, mais c’est un trait de caractère encouragé dans la société dans laquelle il vit. C’est une autre qualité du film que de mettre le doigt sur cette culture élitaire des Final Clubs pour comprendre la réelle lutte pour la reconnaissance qui se joue sur les campus américains, et le cadre dans lequel peut naître un projet comme Facebook.

En définitive, je pense que chaque société crée son type de pathologies privilégiées, même si tous les vices sont constamment dans la nature. Les hystériques du 19ième siècle me semblent par exemple appartenir clairement à une époque, celle où la norme et la censure sociale étaient plus intériorisées et incorporées qu’aujourd’hui. On peut donc se demander dans quelle mesure les personnalités narcissiques, les personnalités antisociales, ainsi que les « borderlines » ne sont pas des pathologies types de notre société et de notre époque.  La philosophie ultralibérale et utilitariste du marché a pénétré en profondeur des pans entiers de la société en transformant de fait l’éducation, la conception des relations sociales, le rapport à soi. L’adhérence à soi, dont parle Marcel Gauchet, nous enferme dans des points de vue particuliers, dont nous avons du mal à nous déprendre. Notre culture grandissante de l’image et de l’instantanéité bouleverse également notre rapport au corps et au temps, en créant sans cesse des difficultés nouvelles d’abstraction et de mentalisation. Précisons bien qu’il s’agit ici de plus que de la question du milieu dans lequel évolue le personnage. Il s’agit d’un ensemble de représentations symboliques concernant le rapport à soi, au corps et aux autres que véhicule la société, et que l’éducation relaie. C’est pourquoi le parti pris de David Fincher de privilégier la description de la société dans laquelle Mark Zuckerberg évolue (Final clubs, fêtes, communauté d’informaticiens, campus de Harvard) me semble justifié et pertinent.

Le metteur en scène et le thérapeute 

David Fincher met en scène son personnage en évitant la caricature et le point de vue moralisateur. Dans une de ses interviews, il explique qu’il dirige parfois les acteurs en les prenant à part et en leur donnant des consignes contradictoires sur les scènes : « Pour la scène de la déposition, je suis allé voir une des parties en disant : « Ce sale petit escroc vous a arnaqués et il est dans le fauteuil qui devrait être le vôtre. Sans vous, il ne serait rien ». Puis j’ai traversé la salle pour aller voir les autres et j’ai dit : « Tu crois vraiment que Facebook pèserait 15 milliards de dollars si tu avais fait le site Harvard Connection ? Regarde-moi ces crétins. Il n’y aurait pas de butin à se partager s’il n’y avait pas eu le dur travail et l’intelligence brillante de Mark Zuckerberg. Regarde-les se pavaner dans leurs costumes de chez Brooks Brothers, ces types suffisants qui essaient de s’asseoir de force à ta table. »(7)

Cette conviction qu’ont tous les personnages d’être dans leur droit donne une forte dimension de réalité et de crédibilité aux enjeux. Du coup, une distance est conservée entre le spectateur et les personnages, pour qu’on ne soit pas dans une relation unilatérale d’identification ou de rejet. Même s’il fait tout pour se barricader, et pour fuir la remise en question, on sent que Mark n’est pas heureux et qu’il subit sans doute la situation, plus qu’il ne la maîtrise. Une des dernières phrases de l’avocate stagiaire en sortant de la salle est « you are not an asshole, but you are just trying so hard to pretend to be ». En voyant à l’œuvre le personnage de Mark Zuckerberg, on a l’impression de voir un grand enfant capricieux, pris par le flot des évènements, ce qui au final le rend touchant.

David Fincher, le réalisateur, semble ne pas avoir voulu portraiter son personnage comme un « méchant », ni même comme « un pervers narcissique » : « Je voulais montrer la dimension humaine de chacun, car je n’ai jamais vu Mark, Sean ou les Winklevoss comme des méchants. (…) Les perspectives multiples étaient la seule façon de raconter cette histoire. Au cœur du film, il y a cette idée dont Aaron et moi avons longuement discuté : personne n’a une facette et une seule. Et toute la structure du film est devenue une façon de dire cela. »(8)

En tant que spectateur, nous ne sommes pas cantonnés au registre de l’émotionnel. Il y a de la place pour l’observation et la réflexion du spectateur, parce que David Fincher n’appuie ou ne caricature pas la description et qu’il varie les points de vue sur la situation. C’est finalement dans cette tentative d’objectivation et de distanciation que réside sans doute notre capacité humaine à nous déprendre de la situation, pour nous questionner aussi sur la viabilité et l’enviabilité du modèle ultralibéral appliqué aux relations sociales.

Hélène Lacrosse

(1) http://www.presse-citron.net/the-social-network-nest-pas-un-film-sur-facebook

(2) BATOUT J., Le monde selon Facebook, in Le Débat, nr.163, janvier-février 2011, Editions Gallimard, p.5

(3) GAUCHET M., Essai de psychologie contemporaine. I, in La démocratie contre elle-même, Editions Gallimard, 2002, p. 245

(4) PALAZZOLO J., La personnalité narcissique, in Cerveau et Psycho, n°42, novembre-décembre 2010

(5) BATOUT J., Le monde selon Facebook, in Le Débat, nr.163, janvier -février 2011, Editions Gallimard, pp.8-9

(6) Ibid., p.9

(8) Ibid.

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