La sociologie générale racontée aux réginiens

Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Pro J, n°12,  décembre 2014-février 2015

« La sociologie ne couvre pas, loin de là, le champ entier de la pensée politique mais elle en a pris en charge, avec ses outils et ses méthodes propres, un de ses problèmes les plus épineux et les plus mystérieux (mais aussi les plus passionnants !) : l’articulation, dans le phénomène humain, de l’individuel et du collectif, deux niveaux de réalité distincts, séparables mais intimement liés et tellement enchevêtrés l’un dans l’autre que leur distinction requiert une analyse systématique. Les humains ne sont en quelque sorte présents à eux-mêmes qu’en étant en même temps présents à l’ensemble dont ils font partie.
C’est cela qui définit ce que l’on appelait autrefois leur « âme » et qui donne à l’existence humaine ce cachet si particulier : ces gens ne vivent pas seulement à côté des autres ou avec les autres, leurs « âmes » communiquent, elles sont en quelque sorte perméables, poreuses les unes aux autres, il y a une très remarquable compénétration des âmes que le phénomène du langage, tel qu’il se présente chez eux, met particulièrement bien en évidence. D’où par exemple ces phénomènes étranges : l’idée la plus impersonnelle peut les blesser voire les anéantir dans leur intimité la plus personnelle et, à l’inverse, ce qui leur apparaît comme le plus personnel, leur truc bien à eux, rien qu’à eux, se révèle au bout du compte hautement impersonnel et largement partagé par leurs semblables (raison pour laquelle, entre nous soit dit, sociologues et psychologues devraient toujours étroitement collaborer tant, comme dans une pièce de monnaie, la face du réel que perçoit le spécialiste de chacune de ces disciplines est inséparable de l’autre face mais qu’il est quasiment impossible, comme une pièce de monnaie, de regarder les deux faces ensemble). » (Jean-Marie Lacrosse)

Préambule

En juin 2011, alors que je partais en retraite après avoir enseigné la sociologie générale pendant vingt-cinq ans, deux étudiantes, qui avaient échoué en première session, sont venues me trouver après la délibération :
– « Monsieur votre cours est difficile, c’est trop abstrait… ».
– « Abstrait ? Mais non, il s’agit d’un récit qui porte sur l’aventure humaine dans son ensemble, en insistant sur le fait qu’elle n’a d’autre existence que sociale et politique… Chiche, pour la deuxième session, je vais réécrire ce cours sous forme de roman ».
Les pages qui suivent représentent l’entrée en matière de ce roman. Pour la petite histoire, les deux étudiantes ont brillamment réussi en seconde session…

La sociologie générale racontée aux réginiens

Ce document peut être daté de 2011. Il a été rédigé par un explorateur de la planète Regina rentrant d’un voyage sur la planète Terre, à l’autre bout de la galaxie, où il vient d’effectuer une mission incognito. Le voyage retour durera quatre ans -comptabilisés en temps terrestre- mais son message arrive à destination instantanément parce que les réginiens ont découvert la vitesse virtuelle absolue, la vitesse de l’instantanéité.

Salve, Regina,

Voici le compte-rendu de ma mission sur la planète Terre. Nous pourrons en parler plus longuement lors de mon retour, d’ici quatre ou cinq ans, mais ceci pourra nous servir d’entrée en matière. J’ai donc passé deux ans sur cette planète que ses habitants, les « terriens » nomment bizarrement la « Terre », comme si la matière dont elle est faite était unique dans l’univers et propre à cette planète. Ces gens sont plutôt sympathiques et intelligents mais d’une intelligence bien différente de la nôtre. Ce qui la caractérise, c’est son extrême affectivité. Lorsqu’ils essayent de raisonner logiquement, ils tombent très facilement sous l’empire de puissantes émotions qui anéantissent leurs capacités de réflexion. Seulement voilà, le problème n’est pas simple, c’est aussi par les émotions qu’ils accèdent à la réalité, y compris à leur réalité propre. Ils ne peuvent donc pas simplement les ignorer, ils doivent s’efforcer de les connaître s’ils veulent les tenir à distance et ne pas en devenir les esclaves.

Cette contradiction s’est particulièrement aggravée ces derniers temps. En effet, l’époque récente est toute entière vouée à la célébration de « l’intelligence émotionnelle » comme ils disent et leur environnement médiatique en est saturé. Les anciens auteurs, comme Platon ou Sénèque, n’ignoraient pas ce qu’ils nommaient les passions bien sûr, mais ils se donnaient pour tâche de les soumettre à la raison. Avec l’avènement des médias de masse, c’est tout le contraire. La raison se noie dans des torrents d’émotion. Et ce qui est plus pernicieux encore, c’est quand ces émotions se présentent elles-mêmes comme des raisonnements. Ils appellent cela l’idéologie et par les temps qui courent son règne est sans limite.

Autant dire qu’ils n’en auront probablement jamais fini avec ce problème qu’un jeune mathématicien prodige du 17ème siècle avait joliment formulé sous le signe de l’opposition du cœur et de la raison. Je t’en recopie intégralement une des pensées les plus profondes, le fragment 142 :

« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile que ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien, elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte. Toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. »

A l’époque où j’ai visité la Terre, le « connais-toi toi-même » dont des jeunes gens de cet acabit avaient entretenu la flamme depuis les temps les plus reculés –les sciences humaines étaient censées avoir pris le relais depuis un bon siècle– était à l’agonie. Faute de s’intéresser sérieusement à ces questions, les sociétés autoproclamées de la connaissance faisaient plutôt penser à des sociétés de l’ignorance. L’époque ne brillait ni par sa clairvoyance ni par son courage. Dans les sciences humaines proprement dites, la plupart des chercheurs semblaient plus préoccupés de brouiller les pistes, de mélanger les faits et de faire diversion par rapport aux questions essentielles qui se posaient alors que de contribuer franchement à la recherche de la vérité.

Les humains étaient très fiers des régimes qu’ils avaient édifiés depuis trois siècles, des régimes censés assurer la souveraineté du peuple et la participation de chacun aux décisions collectives. La démocratie devait permettre, pensaient-ils, que les vrais choix soient clairement définis, discutés en connaissance de cause et tranchés de façon concertée. On était loin du compte. Les démocraties produisaient tout le contraire d’une quelconque efficacité collective. Les hommes semblaient avoir perdu la capacité d’identifier les problèmes, d’en discuter les tenants et aboutissants et d’en dégager des diagnostics crédibles. Quand un problème se présentait et qu’on commençait à tenter d’en préciser les contours, il sombrait rapidement dans un indescriptible brouhaha polémique, et générait des querelles de fous. Impossible dans ces conditions, d’arriver à seulement formuler un diagnostic consistant. Si quelqu’un s’y essayait, on lui fermait rapidement le clapet : « Soyez positifs, arrêtez de soulever des problèmes, nous ce qu’on veut, c’est des solutions ». Comment trouver des solutions en refusant d’identifier les problèmes, voilà une question qui ne semblait pas tarauder outre mesure nos terriens, de plus en plus voués aux engueulades et aux vociférations.

Bref, le monde semblait figé, paralysé, et comme pétrifié par une peur sourde de bouger ou de toucher à quoi que ce soit. Impossible dans ce climat dépressif de remettre les choses à plat, de les réexaminer en profondeur, voire tout simplement de regarder la réalité en face. Même les plus courageux et les plus lucides d’entre eux étaient peu à peu consumés par ce spectacle accablant et s’évadaient eux aussi dans leurs rêveries, alimentées par les séries télévisées diffusées vingt-quatre heures sur vingt-quatre et aidées par de puissantes drogues apaisantes et anxiolytiques. Les compétitions sportives remplissaient le vide abyssal laissé par la politique et suscitaient des passions de plus en plus considérables. Là au moins, chacun pouvait s’y retrouver, les enjeux de ces joutes épiques étaient clairs pour tout le monde, sans hypocrisie ni dissimulation possible.

Les dernières années de cette sombre époque virent les places de toutes les grandes villes se remplir peu à peu de jeunes gens valeureux aux sentiments nobles et généreux. Indignez-vous, clamaient-ils, reprenant en chœur le péremptoire slogan d’un très vieux rescapé des horribles guerres du vingtième siècle. Peu d’entre eux auraient hélas été capables de formuler clairement les cibles de cette vertueuse indignation au-delà des formules convenues : dans l’ordre le capitalisme, les marchés financiers, les disparités nord-sud, etc. Aucun d’entre eux n’aurait songé à ranger le déclin de l’intelligence collective parmi les motifs d’indignation. Il s’agissait encore une fois de proclamer des valeurs et non de soulever des problèmes. Et aucun d’entre eux surtout n’aurait daigné considérer la contribution appréciable que leur idéologie spontanée, libertaire et anti-institutionnelle, apportait au susdit capitalisme.

Bref, si l’on en restait aux apparences, il y avait de quoi s’en remettre à un autre fragment du jeune prodige que j’ai cité plus haut : « L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres. Et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur » (fragment 743).

Il faut cependant que tu saches, chère Régine, que le jeune prodige en question était un chrétien (je t’expliquerai plus loin) convaincu que, hors la foi chrétienne, l’homme ne peut échapper à la vacuité et à l’inconsistance psychologique qui le caractérisent pour vivre un véritable destin et révéler la « grandeur de l’âme humaine ». Il y cherchait d’ailleurs une justification de l’existence de Dieu, la dernière sans doute pour les modernes…

Entre parenthèses, ce n’est pas du tout le genre de propos que tient le plus grand philosophe vivant aujourd’hui sur cette planète. C’est un français, j’ai oublié de noter son nom, il s’appelle Marcel je crois, mais c’est un prénom assez courant là-bas. Il est fréquemment interviewé par les journaux et les radios. Il professe quant à lui un optimisme anthropologique invétéré, répétant sans cesse que c’est loin d’être la fin du monde ni le dernier mot de l’histoire de la démocratie, que c’est juste un mauvais moment à passer, une étape de transition vers une nouvelle ère de l’humanité. Hélas, peu de gens décèlent dans ses propos cet optimisme foncier tant il est sans concession ni complaisance concernant l’état présent des choses. En bref, il croit, et je pense qu’il a raison, en la capacité d’apprendre qu’a cette espèce mais il pense aussi que le processus par lequel elle apprend est très long, très lent et très fragile, de par la folie qui est constitutive de sa nature même.

A l’exposé de ce tableau, je suis sûr, ma Reine, que tu te poses la question : comment en sont-ils arrivés là ? Eh bien, la meilleure explication m’a été fournie par un vieux professeur en fin de carrière. Il enseignait dans un petit pays du nord de l’Europe où la maladie que je t’ai décrite avait pris des proportions extravagantes. Ses citoyens, dotés d’un bon sens légendaire, s’étaient depuis longtemps désintéressés du spectacle pénible de politiciens déboussolés que leur servaient quotidiennement des journalistes tout aussi déboussolés. Comme partout, la politique s’était à ce point pipolisée que 70 à 80 % de l’information concernait la vie intime et mondaine de ces élites autoproclamées. Il valait d’ailleurs mieux que ces élites détournent l’attention des problèmes qu’ils étaient censés traiter. Depuis 30 ans, ils s’étaient trompés à peu près sur tout, l’éducation étant évidemment au premier rang de ces funestes erreurs. La question n’était plus : y a-t-il un pilote dans l’avion ? Tout le monde le savait maintenant : ici, le seul pilote en activité, c’est le pilote automatique et il n’est pas programmé pour atterrir !

Mon interlocuteur avait assisté pendant de longues années aux séminaires du philosophe dont je viens de te parler et avait bien sûr lu ses innombrables travaux. Il partait en retraite le cœur léger. Ces dernières années plus particulièrement, me disait-il, j’avais vraiment l’impression d’enseigner à des sourds-muets. Ils prétendaient ne rien entendre de ce que je leur expliquais, c’était, me disaient-ils, bien trop abstrait, trop général. Hélas leur attitude variait très peu quand il s’agissait d’aborder les questions les plus concrètes pour eux comme leur propre expérience subjective, leur psychologie commune ou leurs rapports avec leurs semblables. Ils étaient tout juste prêts à faire docilement ce qui était attendu d’eux pour passer les épreuves et obtenir leur diplôme final. Poser des questions, donner ne fût-ce que des marques de curiosité ou d’intérêt pour le problème abordé au cours ? Il valait mieux ne rien attendre de tel de leur part. Bien sûr, il y avait bien chaque année quelques exceptions, une petite minorité d’étudiants qui osait braver l’interdit de « se prendre la tête ». Le danger pour le prof était alors de s’attacher exagérément à ces rares spécimens comme un naufragé s’agrippe à sa bouée de sauvetage.

La tâche se compliquait selon lui lorsqu’il s’agissait d’enseigner la sociologie générale. Là, rien à faire, il fallait d’emblée porter le fer dans la plaie, aller droit là où ça faisait mal si l’on voulait sortir de l’aimable bavardage qu’étaient devenus la plupart des cours de sciences sociales. La sociologie, voulait-il me convaincre, devait commencer par poser clairement le problème du politique car, à la source de tous les déboires contemporains, il y avait un véritable refoulement ou, mieux encore, un déni du politique. Il était là plus que jamais mais tout le monde faisait comme s’il avait disparu. Il fallait soigneusement distinguer, expliquait-il, le politique et la politique. De fait, quand j’y repense, c’est une distinction qui ne m’était pas apparue clairement dans les propos de mes interlocuteurs précédents et pourtant elle me semblait particulièrement éclairante. Dans les démocraties contemporaines, continuait-il, plus la politique gagnait en visibilité, plus le politique devenait invisible et en apparence indéchiffrable. Evidemment, la politique coupée de sa face cachée, le politique, dépérissait elle-même peu à peu et sombrait dans l’insignifiance. Le problème du politique avait commencé à se poser en Europe il y a à peu près cinq siècles. Pour les anciens, la question ne se posait pas vraiment puisqu’ils considéraient l’appartenance à ce type d’ensemble comme une donnée naturelle du même ordre en quelque sorte que les essaims d’abeilles ou les troupeaux de bovidés. L’homme est un animal politique en avait-on retenu. « L’Etat est un fait de nature, l’homme est naturellement un être sociable. […] La nature pousse donc instinctivement les hommes à l’association politique » pouvait-on lire dans l’ouvrage de l’un d’entre eux, intitulé précisément « Politique ».

Cette vision un peu naïve était exactement à l’opposé de celle que professait la philosophie politique moderne. Au début du 16ème siècle, un certain Machiavel avait consacré toute sa sagacité à mettre en lumière la somme de ruses, de cruautés, de hasards, qui avaient depuis toujours présidés à la constitution des unités politiques. Rien de naturel dans cette réalité à laquelle les modernes ont réservé un autre mot, celui d’institution. Eh bien la sociologie générale c’était cela, selon son fondateur lui-même, Emile Durkheim, la science des institutions. « Il y a un mot qui, pourvu toutefois qu’on en étende un peu l’acception ordinaire, exprime assez bien cette manière d’être très spéciale ; c’est celui d’institution. On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institutions toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité. La sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement ».

L’observateur le plus candide de la réalité humaine ne pouvait en effet qu’être frappé par le caractère « très spécial », selon les mots mêmes du fondateur, de cette réalité. Ainsi, en premier lieu, ce fait étrange et très paradoxal : les sociétés humaines ne peuvent réaliser leur unité qu’en passant par ce qui en est en apparence le contraire, la division. Ces sociétés n’existent qu’à partir d’un point situé en dehors d’elles, grâce auquel elles entrent en rapport avec elles-mêmes. C’est par ce biais qu’elles disposent d’une propriété très remarquable : la réflexivité. Ces sociétés ne sont en fait pas des choses à proprement parler, elles n’existent que sur ce mode réflexif qui suppose nécessairement une certaine extériorité à soi.

En fait, ces médiations constituantes du politique, en lesquelles se manifeste chaque fois le phénomène de la division et de l’extériorité interne, semblent pouvoir être ramenées à trois : le pouvoir, le conflit, la norme. Mais ce n’est là que la partie la plus visible de l’iceberg. Le politique concerne aussi tous les processus irréfléchis par lesquels une société humaine agit sur elle-même, se connait et se reconnait elle-même dans ses ressemblances et ses différences avec les autres sociétés. Il comprend aussi, bien sûr, les représentations collectives, c’est-à-dire les histoires que ces sociétés ne cessent de se raconter à elles-mêmes comme si, pour exister, elles avaient besoin de se voir dans le gigantesque miroir qu’elles se tendent et dans la contemplation duquel elles s’abîment en permanence.

Je sais, ma Reine, que pour nous, ces choses sont difficiles à comprendre parce que nous sommes constitués autrement qu’eux mais les terriens eux avaient ressassé ces idées pendant plusieurs siècles depuis Machiavel. Pour mon interlocuteur, cette difficulté bien réelle, qu’il constatait chez tous ses étudiants, n’était qu’un symptôme de plus de la formidable régression naturaliste que connaissait alors la pensée humaine. Cette espèce était devenue incapable de se comprendre elle-même dans ce qu’elle avait de plus original et de plus spécifique par rapport aux autres espèces animales. Selon ce professeur, c’est d’ailleurs autour de cette question que se livrerait la grande bataille intellectuelle du 21ème siècle.

Ainsi mise en perspective, la sociologie s’inscrit dans le sillage de la pensée politique moderne. Son avènement au 19ème siècle a été longuement préparé par des philosophes comme Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau. Elle ne couvre pas, loin de là, le champ entier de la pensée politique mais elle en a pris en charge, avec ses outils et ses méthodes propres, un de ses problèmes les plus épineux et les plus mystérieux (mais aussi les plus passionnants !) : l’articulation, dans le phénomène humain, de l’individuel et du collectif, deux niveaux de réalité distincts, séparables mais intimement liés et tellement enchevêtrés l’un dans l’autre que leur distinction requiert une analyse systématique. Les humains ne sont en quelque sorte présents à eux-mêmes qu’en étant en même temps présents à l’ensemble dont ils font partie.

C’est cela qui définit ce que l’on appelait autrefois leur « âme » et qui donne à l’existence humaine ce cachet si particulier : ces gens ne vivent pas seulement à côté des autres ou avec les autres, leurs « âmes » communiquent, elles sont en quelque sorte perméables, poreuses les unes aux autres, il y a une très remarquable compénétration des âmes que le phénomène du langage, tel qu’il se présente chez eux, met particulièrement bien en évidence. D’où par exemple ces phénomènes étranges : l’idée la plus impersonnelle peut les blesser voire les anéantir dans leur intimité la plus personnelle et, à l’inverse, ce qui leur apparaît comme le plus personnel, leur truc bien à eux, rien qu’à eux, se révèle au bout du compte hautement impersonnel et largement partagé par leurs semblables (raison pour laquelle, entre nous soit dit, sociologues et psychologues devraient toujours étroitement collaborer tant, comme dans une pièce de monnaie, la face du réel que perçoit le spécialiste de chacune de ces disciplines est inséparable de l’autre face mais qu’il est quasiment impossible, comme une pièce de monnaie, de regarder les deux faces ensemble).

C’est là le cœur des phénomènes qu’étudie la sociologie. Elle a ainsi hérité de la meilleure part de la philosophie politique. Car, toujours selon mon interlocuteur, l’autre partie de l’héritage, la philosophie du droit, normative et prescriptive, bien que plus en vogue actuellement (celle qu’illustrent par exemple les entreprises intellectuelles de Rawls et Habermas) est nettement moins intéressante et trouve assez vite ses limites.

Pour faire apparaître mieux encore cette filiation, il faut introduire deux chaînons supplémentaires que je n’ai pas encore évoqués, la découverte quasi simultanée de l’histoire et de la société entre disons 1750 et 1850. L’histoire ou mieux encore la capacité d’histoire dont dispose l’espèce relève de cette réflexivité en acte qui caractérise le politique. Elle en spécifie en quelque sorte les traits fondamentaux : la réflexivité opère dans l’élément du temps et fait de l’humanité une espèce auto-productrice. L’humanité se fait elle-même dans le temps, c’est la découverte que l’on attribue généralement à cet étrange personnage qu’était Jean-Jacques Rousseau qui la formule de façon saisissante dans un petit ouvrage de 1754 : quittez l’espèce humaine dit-il, revenez 1000 ans plus tard, elle aura tout changé, elle-même et tout son univers alors que l’animal n’aura rien changé. Entre parenthèses, voilà un fait bien plus significatif que les laborieuses tentatives, aux maigres résultats, auxquelles se livrent aujourd’hui de nombreux scientifiques pour apprendre aux chimpanzés à « communiquer ». Avec les moyens dont nous disposons, nous, les réginiens, pourrions d’ailleurs les prendre au mot : revenir les visiter dans 1000 ans et voir où ils en sont avec eux-mêmes et avec leurs cousins génétiques, chimpanzés et bonobos (ceux-ci partagent, paraît-il, 98 % de leur patrimoine génétique avec les humains).

Ce n’est pourtant qu’au 19ème siècle, et en Allemagne, que cette « historicité » va s’épanouir conceptuellement et trouver ses penseurs, Hegel et son disciple critique, Marx. Pour résumer leur apport de façon très grossière, on pourrait dire ceci. Ce que Rousseau désigne comme perfectibilité, c’est-à-dire la faculté qu’a l’espèce de se perfectionner, relève plus de l’idée de progrès que de l’idée d’histoire proprement dite. Dans l’idée de progrès, on retient essentiellement ce qui vient s’ajouter pour l’améliorer à une réalité encore elle-même envisagée comme une chose stable. Alors que l’histoire, c’est l’idée selon laquelle la totalité elle-même n’existe qu’en mouvement. La réalité dont elle est faite ne peut être saisie que dans ce mouvement même et comme ce mouvement même qui la caractérise !

D’où un rapport très différent au passé. Si l’on raisonne seulement selon le progrès, on peut à la limite l’oublier ou le rejeter en ne retenant que ce qui est nouveau et vient rompre avec ce passé. Quand on raisonne selon l’histoire au contraire, le passé reprend autant d’importance que dans les sociétés traditionnelles, plus d’importance même puisque les sociétés de l’histoire cherchent à s’en procurer une image exacte et rigoureuse là où les sociétés traditionnelles se contentaient de récits légendaires de leurs origines. Pour les modernes, le présent ne peut se comprendre que comme une étape dans un parcours ou un chemin dont chacune des étapes précédentes et leur succession revêtent une importance décisive.

C’est encore plus vrai depuis une trentaine d’années. Jusque-là, dans le sillage de ses penseurs initiaux, Hegel et Marx, les hommes envisageaient l’histoire comme une marche certes, mais une marche qui allait les conduire vers un but ultime, une fin de l’histoire, apocalyptique et révolutionnaire dans la version marxiste, où l’humanité, enfin réconciliée avec elle-même, disposerait d’une compréhension intégrale d’elle-même. « Le communisme est l’énigme de l’histoire résolue et il sait qu’il est la solution », écrivait Marx en 1844. C’est sur cette illusion d’une fin de l’histoire que, pour leur malheur, se sont édifiés les régimes totalitaires au 20ème siècle, anticommunistes aussi bien que communistes.

Mais en ce début de 21ème siècle, c’est à la montée d’un autre type de barbarie que nous sommes en train d’assister : l’oubli et/ou le rejet du passé sont en passe de se charger d’une virulence inédite, particulièrement en Europe. Les européens vivent de plus en plus dans la honte et le rejet de leur passé qui ne leur apparaît plus que comme un interminable cortège de cruautés et d’inhumanités incompréhensibles, avec lequel il faut rompre dans sa totalité : domination masculine, croisades, colonisation, esclavage, guerres fratricides, etc. Brrr ! Ce nouvel obscurantisme ne laisse rien présager de bien réjouissant à court terme.

L’idée d’histoire est inséparable de l’idée de société dont le sens actuel se cristallise à la même époque. On pourrait penser que le tour est joué avec la Révolution française qui écarte toute velléité d’absolutisme et fait du Peuple (ou de la Nation) la source de toute légitimité. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » proclame ainsi l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (en fait le premier acte posé par les révolutionnaires français en août 1789). En réalité, il faudra un bon demi-siècle pour que la notion se précise sous le nom de société civile d’abord puis de société tout court ensuite.

L’idée de société suppose donc deux conditions indissociables : d’une part la liberté et l’égalité en droit de tous les individus qui la composent. Et d’autre part une certaine idée de l’humanité comme cet être capable de se vouloir et de se faire elle-même. C’est ce basculement dans les orientations collectives, cette détermination à partir de l’avenir et non plus du passé qui imprime sa marque au 19ème siècle tout entier. Il est très réducteur, comme le font encore beaucoup d’historiens aujourd’hui, de parler à ce propos de révolution industrielle. C’est prendre la partie pour le tout. En réalité, c’est dans tous les domaines de la réalité humaine que le basculement opère.

L’idée de société ne peut se comprendre qu’à partir de ce basculement : la primauté temporelle accordée à l’avenir implique une primauté spatiale de la société, une forme collective entièrement inédite qui inverse le rapport pouvoir-société. Le pouvoir passe au second rang. Jusqu’alors il était censé précéder la société, désormais il vient après. C’est logique, si l’humanité s’invente elle-même dans le temps, où pourrait se trouver ailleurs que dans la société le foyer de cette invention ? Le gouvernement vient après, il est représentatif, mais que représente-t-il et que doit-il représenter ? Ce n’est pas une mince affaire que de le définir et de l’objectiver sans parti pris et c’est à cette tâche, infinie, que participent à plein temps les sociologues.

Dans cette espèce, chère Régine, les illusions sont toujours le produit de raisonnements justes et ancrés dans la réalité collective mais qui, hélas, c’est inéluctable, emportés par les torrents de passions qu’ils charrient en leur sein finissent par s’égarer complètement et se détourner de la réalité dont ils sont censés rendre compte. C’est ce qui est arrivé aujourd’hui à la sociologie. Elle est devenue un des fers de lance de l’oubli du politique que j’ai évoqué plus haut. Les démentis que leur apporte la réalité présente ne semblent émouvoir ni les sociologues ni leurs élèves : ils ne voient et ne veulent voir que les acteurs sociaux, les mouvements sociaux, la société, l’économie et la politique réduite d’ailleurs au théâtre des « Guignols de l’info » qui jouent leur propre rôle au service de forces occultes dont ils sont censés servir les intérêts.

Ce qui laisse béante la question suivante : comment rendre compte de l’erreur radicale de pronostic contenue dans le diagnostic libéral du 19ème siècle ? Tous prévoyaient, et Marx en premier, un Etat réduit à la portion congrue voire ultérieurement appelé à dépérir et carrément disparaître. Et c’est le contraire qui s’est produit : l’Etat, loin de dépérir n’a fait que croître et embellir et le mouvement se poursuit aujourd’hui. Etatisation et libéralisation continuent de marcher main dans la main sans que personne ne semble s’en apercevoir.

Voici de quoi te donner une idée de cette méconnaissance structurelle. En 2008, le monde a connu une grave crise financière dont je pourrai t’expliquer les détails plus tard. Les Etats européens ont dû débourser des sommes d’argent phénoménales pour sauver leurs banques. Et que lisait-on à cette occasion à peu près partout dans la presse : le retour de l’Etat. Comme si, pendant toutes ces années, l’Etat était réellement « parti ». Mais parti où, franchement on ne le saura jamais !

Sans doute, ma Reine, saisis-tu mieux maintenant les immenses bouleversements qui ont affecté cette espèce dans les derniers siècles. Et mesures-tu mieux dès lors l’étendue de la crise cognitive et intellectuelle qui l’affecte. Je les résume ici avant d’aborder la question qui me paraît cruciale et qui constitue le fond du fond de tous leurs problèmes, la question de la religion.

Il y a d’abord une extraordinaire méconnaissance de la nature même de l’indépendance des individus liée au phénomène de l’individualisation. Cette indépendance est en un sens bien réelle. Dans leur tête, ces individus se sentent vraiment libres, délestés du fatras d’obligations que leur imposaient les anciennes sociétés, capables de s’adapter sans douleur à des situations nouvelles avec souplesse et détachement. Le problème, c’est qu’ils tendent à ignorer les conditions mêmes de leur indépendance, et en premier lieu le rôle de l’Etat dans cette affaire. Conséquence : ils n’ont de cesse de scier la branche sur laquelle ils se sont hissés. Mais en plus le relatif bonheur que leur procure cette indépendance largement imaginaire secrète un malheur inédit, tellement discret qu’il peut quasiment passer inaperçu et pourtant très profond. Car quand on pense ne plus rien devoir à la collectivité, on finit par croire qu’elle vous doit tout et que vous êtes en droit de tout attendre d’elle sans rien lui donner en retour. On devient une victime. C’est la scène étonnante que présentait cette espèce quand je l’ai quittée. Un monde de victimes soucieuses avant tout de faire expier les responsables supposés de leur inextinguible malheur : l’Etat, l’histoire, la société, les multinationales et tout simplement les autres.

La deuxième source de méconnaissance résidait dans l’oubli quasi-total des formidables avancées réalisées par les sciences humaines aux alentours de 1900, quand elles étaient parvenues contre le naturalisme du psychique d’une part, le biologisme du social de l’autre, à définir ce « mode d’être très spécial » (Durkheim), cet ordre de réalité propre rendant caduc, en tout cas provisoirement, un système général des sciences allant sans aucune solution de continuité de l’astronomie à la sociologie en passant par la mathématique, la physique et la biologie. En ce début du 21ème siècle, il ne restait presque rien du partage opéré au début du 20ème entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Aucune des disciplines constituées alors, sociologie, psychologie, psychanalyse, linguistique, anthropologie, n’avait résisté à ce qu’il fallait bien considérer comme un nouvel épisode de l’impérialisme des sciences exactes. Celles-ci avaient d’ailleurs installé leur cheval de Troie au beau milieu du domaine propre des sciences humaines : les neurosciences d’un côté, l’économie de l’autre. Voilà le léger bagage qui demeurait indispensable aux jeunes gens pour traverser la vie humaine : bien connaître le fonctionnement du cerveau d’un côté, des systèmes financiers de l’autre. Et, si l’on voulait être sûr de « réussir sa vie », quelques vagues notions de philosophie morale, seule apte pensait-on à élever l’âme humaine et à se soustraire à ce grossier matérialisme.

Enfin, last but not least, la question du caractère « symbolique » de l’action humaine s’était à cette époque considérablement obscurcie. La notion de symbolique, avec bien entendu comme toujours, des contresens et des malentendus, avait eu un rôle fédérateur dans les années 1950 et 1960 : elle assurait un terrain d’entente à la sociologie, la psychologie, la linguistique, l’anthropologie. Elle avait même opéré quelques percées du côté de l’économie et du droit. Le mot de symbolique est ambigu et dangereux parce qu’il oriente l’esprit vers l’idée de « symbole » alors que sa véritable cible devrait être l’idée de signification. C’est ainsi qu’il permet d’opposer la pensée symbolique procédant par images et analogies et la pensée logique, une opposition qui continue de faire des dégâts considérables dans le champ des théories de la communication par exemple.

D’ailleurs, le paradigme qui avait promu la notion de symbolique dans les années 1950 et 1960 ne se désignait pas comme symbolique mais comme structuraliste. On était toujours bien là au cœur du problème posé en 1900 par la sociologie : l’articulation de l’individuel et du collectif, le langage exemplifiant ce problème au plus haut point. En tant qu’être parlant, je suis au plus haut point dépendant d’une extériorité symbolique et ce n’est qu’en intériorisant ces significations symboliques partagées que je peux devenir une personne en m’individuant. Les anciens avaient une conscience aigüe du problème et avaient même tendance à l’amplifier : ils pratiquaient une sorte de socialisation absolue leur garantissant une identité stable et une place assurée dans l’ordre collectif. La modernité autorisait en quelque sorte les hommes à ignorer les significations symboliques préexistantes pour se poser à la source de nouvelles significations. Mieux même, elle encourageait les individus à se concevoir comme entièrement détachés de leur culture. Pour les modernes, l’existence humaine comportait nécessairement une double face là où l’existence des anciens, totalement immergée dans les significations collectives, n’en comptait qu’une. Mais depuis le début des années 1970, les modernes tendaient de plus en plus à n’en retenir qu’une seule, la face individuelle. Le sens de leurs actions, envisagé du point de vue de l’ensemble, avait sombré dans l’inconscient. S’il y avait pour eux une certitude absolue au milieu d’un océan d’incertitude, c’était bien celle que professait alors l’idéologie régnante : il n’y a que des individus. (à suivre…) 

Jean-Marie Lacrosse

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