L’écran, nouveau maître du monde

Article de Marcel Gauchet publié sur marianne.net le 6 juillet 2013.

Un livre de Valérie Charolles, « Philosophie de l’écran », éclaire l’univers digital dans lequel nous vivons désormais. Le rédacteur en chef du « Débat » l’a lu pour nous.

Voici un puissant coup de projecteur sur la nouveauté si déconcertante de notre monde. Elle se résume dans un objet-fétiche, en permanence à portée de regard, compagnon de tous les instants : l’écran. Un objet carrefour en lequel confluent les chiffres de l’économie, les images qui nous informent, nous distraient, les messages qui nous bombardent.

Tout passe par lui : l’hégémonie des marchés, le règne des médias, l’omniprésence de la société du spectacle, la liberté des réseaux numériques. Ecran minuscule dans notre poche, écran géant à l’usage des foules, il est notre feu vital, le foyer autour duquel nous nous réunissons.

Derrière cet ustensile familier, il y a un nouveau monde que nous ne connaissons pas. Nous savons quels sont ses éléments, puisqu’ils ont été fabriqués de main d’homme et que nous en avons l’usage quotidien. Mais son fonctionnement nous échappe. N’en déplaise au principe qui voudrait que l’esprit saisisse comme vrai ce qu’il a fait, il nous est opaque et se soustrait à notre contrôle. Son émergence correspond au moment où, du point de vue de nos existences, l’univers artificiel l’a définitivement emporté sur le milieu naturel.

Nous sommes en train de vivre la fin de la nature, et les efforts que nous faisons pour la préserver ou la reconstituer ne font que l’artificialiser davantage. La moitié de la population du globe vit dans des villes, elles-mêmes de plus en plus techniques, organisées comme un assemblage de réseaux, de systèmes, de machines.

Qui travaille encore à transformer la matière de ses mains, comme à l’âge héroïque de la production ? Or voici qu’au moment où nous nous installons dans un « technocosme » conçu par l’intelligence humaine, ce milieu tissé de nos signes et de nos symboles, que nous devrions en principe maîtriser, nous devient obscur, énigmatique, étranger. La crise de l’action politique n’a pas d’autre motif. C’est le mystère de ce retournement que Valérie Charolles cherche à percer.

LA NATURE VUE AUTREMENT

Elle avance une proposition décisive pour qualifier cette mutation. De même, explique-t-elle, qu’à l’aube des Temps modernes la science nous a fait passer «du monde clos à l’univers infini», selon le titre fameux du livre d’Alexandre Koyré, nous venons de passer de l’univers infini à un «système réfléchi». La comparaison donne l’idée de l’ampleur de la rupture.

C’est tout le cadre de pensée élaboré depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle qui se trouve ébranlé. La représentation de la nature elle-même se transforme. L’avancée des connaissances la donne à concevoir comme « un système dans lequel les phénomènes se font écho ». Le changement est beaucoup plus sensible encore dans le domaine humain, où l’interaction des sphères et les interrelations entre les faits et leurs représentations sont omniprésentes.

C’est la vraie raison de notre impuissance à conduire ce monde créé par « notre domination technologique sur ce qui n’est plus la nature ». Nous n’avons pas les outils intellectuels qui nous rendraient capables de « nous mesurer au type de réalité que nous connaissons désormais ». Ils sont à rebâtir de la base au sommet. Nous continuons de travailler avec les concepts forgés à l’usage de l’univers infini. Il reste à construire ceux qu’exige le système nouveau où nous nous sommes condamnés à évoluer.

Philosophie de l’écran. Dans le monde de la caverne, de Valérie Charolles, Fayard, 312 p., 19 €.

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