La question de la transmission

Photographe : BG

Conférence de Marcel Gauchet organisée le 19 février 2011 à Bruxelles par le CePPecs dans le cadre du cycle de conférences « Qu’est-ce qu’apprendre ?« , avec la collaboration du SeGEC (Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique), de l’Enseignement de la Communauté française et de l’Institut Supérieur de formation sociale et de la communication.

Les réflexions que je vais vous soumettre procèdent d’un travail en cours, mené avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi dans le prolongement de nos explorations précédentes. Nous avons décidé de nous attaquer cette fois au volet épistémique du problème de l’éducation aujourd’hui.

Nous sommes partis d’un constat. Le constat que toutes nos notions courantes sur ce que veulent dire aussi bien « apprendre » que « connaître », « transmettre », « comprendre », ou « savoir » se sont extraordinairement brouillées dans la dernière période. Les gens qui suivent un peu la discussion pédagogique le savent ; on se jette ces mots à la figure sans très bien mesurer ce qu’ils recouvrent.

Nous nous sommes donnés pour premier objectif d’essayer d’y voir clair dans ce maquis.

Je commencerai par un diagnostic sommaire sur les raisons d’être de ce brouillage. Ce ne sera pas le plus important de mon propos. Je ne le développerai pas pour lui-même. Il n’a d’autre ambition ici que d’introduire une perspective. Aussi me contenterai-je de quelques propositions abruptes pour qualifier la situation où nous nous trouvons.

Nous sommes sous le coup d’un basculement qui s’est produit de manière assez clairement situable dans les années 1970, où un changement social profond s’est accompagné d’une modification considérable des horizons pédagogiques. Il faut penser à la fois le changement social et le changement pédagogique. Les idées pédagogiques viennent de loin, en l’occurrence, mais ce n’est que dans la période récente, depuis les années 1970, qu’elles ont acquis une espèce d’évidence et le pouvoir qu’elles ont aujourd’hui. Nous avons vu se produire à ce moment-là, l’achèvement d’un processus qui vient de très loin : la détraditionnalisation. Nous sommes sortis définitivement, dans ces années 1970, des sociétés de tradition, avec le modèle très fort qu’elles imprimaient aux institutions éducatives. Depuis les débuts de l’époque moderne, dont l’école est une institution caractéristique, nous vivions sur un compromis dans l’ordre scolaire entre le principe de tradition et le principe de raison méthodique qui est celui des savoirs modernes. Ce compromis s’est renégocié à diverses reprises, mais l’institution reposait toujours sur un équilibre entre ces deux principes par ailleurs contradictoires. Et puis, tout d’un coup, ce compromis s’est défait. D’une société de tradition, nous sommes passés à une société de connaissance, comme on le dit communément aujourd’hui, avec tout ce que cela implique comme changement d’orientation pédagogique. Je ne parle pas de méthodes pédagogiques au sens précis du terme, mais d’esprit des institutions éducatives et d’orientation du travail des enseignants. Nous pouvons dire qu’avec cette fin du compromis entre tradition et méthode, nous sommes passés d’un modèle pédagogique qui privilégiait l’acte social de transmission à un modèle pédagogique centré sur l’activité individuelle de l’élève. Un modèle pédagogique dont le cœur est l’encouragement à la construction de ses savoirs par le sujet individuel. De telle sorte même que, à la limite, il n’y a plus que des appropriations individuelles qui soient concevables s’agissant d’apprendre, des appropriations individuelles partant des motivations, des intérêts et des besoins de chacun.

Évidemment ce diagnostic est beaucoup trop grossier. Évidemment il appellerait de longs développements. Encore une fois, il n’a d’autre fonction que de pointer une cassure dont nous avons à analyser plus précisément les conséquences et les problèmes qu’elle nous pose dans l’ordre éducatif.

Sous l’effet de ce changement aux implications gigantesques, nous avons basculé d’un unilatéralisme à l’autre, s’agissant de la compréhension de ce qui se joue dans l’ordre éducatif. L’unilatéralité inhérente à la société de tradition et à la pédagogie de la transmission consistait à ne regarder que les contenus qu’il s’agissait d’acquérir, avec une indifférence relative à l’égard des moyens d’acquérir ces contenus et une relative indifférence aussi à l’égard des processus personnels par lesquels cette acquisition pouvait se faire. L’important, c’était l’acte social par lequel une génération éduque la suivante en lui inculquant les contenus qu’elle juge nécessaires à la poursuite de l’expérience collective, puisque c’était cela l’impératif prioritaire auquel il s’agissait d’obéir.

On comprend bien à partir de là les critiques parfaitement justifiées à l’égard de cette ignorance du « comment on apprend individuellement » qui ont pu se développer ; des critiques qui n’ont cessé de s’amplifier et de se raffiner depuis le début du XXe siècle, au point qu’elles ont fini par l’emporter. Mais avec l’apparition des pédagogies nouvelles, nous avons basculé dans un nouvel unilatéralisme : l’unilatéralisme d’une vision individualiste de « l’apprendre ». Un unilatéralisme qui consiste, lui, à ne considérer que ce processus personnel d’appropriation en négligeant ce qu’il s’agit d’apprendre, en se désintéressant des contenus qui sont en question dans l’opération éducative. Des contenus qui ne collent pas forcément de manière spontanée avec cette logique de l’appropriation personnelle.

L’unilatéralisme ancien des pédagogies traditionnelles, si l’on veut, tendait à ignorer le « comment ». Comment apprend-on ? L’unilatéralisme nouveau tend à ignorer le « quoi ». Que s’agit-il d’apprendre ?

Notre tâche dans ce contexte est de comprendre ce qui, dans ces unilatéralismes, fait impasse de part et d’autre, de manière à pouvoir retrouver, au-delà de ces impasses, un accord entre les deux perspectives, en faisant droit à ce que ces deux ordres d’exigence comportent de légitime.

Transmettre, s’il n’est personne pour apprendre, ne veut rien dire. Apprendre en dehors d’un cadre de transmission est en fait dépourvu de sens. Nous sommes condamnés à rechercher un équilibre entre ces deux perspectives. Vous voyez en quoi il s’agit de tout, ici, sauf de revenir vers on ne sait quel âge d’or, qui est dans tous les cas mort et enterré. Nous avons à nous projeter en avant dans la recherche d’un compromis inédit.

Cela suppose deux choses qui seront le principal de ce que je voudrais vous présenter aujourd’hui, à partir de cette très sommaire présentation de ce qui est à la source d’une partie, en tout cas, de nos problèmes dans le domaine éducatif. Nous avons d’un côté à reconnaître ce qu’il y a d’incompressible dans la transmission, en dépit de ce qu’il y a de nécessaire dans le centrage sur l’acte personnel d’apprendre. Nous avons de l’autre côté à réexaminer à la racine ce que veut dire au juste « apprendre » dans la situation scolaire. Ce sont les deux points, donc, qui vont faire l’essentiel de mon exposé.

Je commencerai par examiner ce qui rend indépassable d’une certaine manière la catégorie de transmission s’agissant d’éducation. Et je m’efforcerai ensuite de montrer que nous avons à approcher tout à fait autrement la notion d’« apprentissage »– un terme peu adéquat. Mais le français fait que nous n’en avons pas d’autres. Nous devons néanmoins être en garde contre les pièges qu’il nous tend.

1. Transmission et tradition dans le champ éducatif

Quelque rejet que nous puissions avoir à l’égard de ces pédagogies anciennes  de l’imposition et de l’inculcation, force nous est d’admettre, à l’épreuve de l’expérience, que la dimension de tradition est incontournable dans le champ éducatif ? Elle dispose d’ancrages irréductibles, qu’il est essentiel d’identifier.

J’en vois quatre. Il y a au moins quatre raisons fondamentales qui font que nous ne pouvons échapper à l’ordre de la transmission, quelles que soient les excellentes raisons que nous avons par ailleurs de vouloir privilégier l’acquisition personnelle.

1.1. L’ordre temporel

Le premier ancrage de la tradition est d’ordre temporel. Il y a irréductiblement transmission du point de vue individuel parce que l’expérience de la connaissance, quelle qu’elle soit, se présente sous le signe d’une antériorité massive.

Apprendre, c’est toujours se confronter à quelque chose qui existe avant soi, que d’autres savent déjà. On peut observer d’ailleurs que, dans tous les cas, il y a transmission. Objectivement, les sociétés et les cultures se perpétuent par acculturation des générations qui naissent et des nouveaux venus qui, de fait, quelles que soient les modalités par lesquelles ils y arrivent personnellement, reprennent à leur compte ce qui existait déjà. En ce sens, l’éducation, au-delà des disputes de méthodes, l’éducation se ramène toujours au fait que « chaque génération éduque la nouvelle génération » – c’est une formule de Gramsci à propos des pédagogies nouvelles auxquelles il avait eu l’occasion de s’intéresser. Les modalités peuvent infiniment changer, mais le fait reste là.

Apprendre est une modalité de la transmission qui consiste à privilégier l’activité des nouveaux venus, leur démarche d’appropriation de ce qui les précède. Ils se le rendent présent, certes, par leur effort d’appropriation, ils lui confèrent une actualité vivante en s’en saisissant. Mais cela n’empêche pas l’antériorité d’origine de continuer à compter — notamment sous cet aspect que nous avons toujours des aînés qui, eux, savent ce que nous ignorons, et qu’il est naturel de s’adresser à eux pour acquérir ce qui nous manque.

C’est cette dimension d’antériorité que les sociétés de tradition, précisément, mettent en relief en en faisant leur principe organisateur. Pour elles, tout ce qui compte vient d’avant, des ancêtres, des fondateurs, de l’origine. Et tout ce que leurs acteurs ont à faire est de reconduire cet héritage.

Les savoirs modernes, eux, introduisent d’emblée une orientation opposée, en ceci qu’ils sont conçus pour l’accroissement. Ils sont tournés vers l’avenir, ils vivent en vue de leur invention ou de leur perfectionnement au futur. Par où ils légitiment l’oubli éventuel des états antérieurs du savoir et valorisent l’état actuel des questions, porteur de leurs développements futurs. Nous avons là les racines culturelles de l’embardée futuriste sous le coup de laquelle nous nous trouvons, une embardée qui peut aller jusqu’à nourrir l’illusion que la transmission est inutile puisqu’elle appartient à un passé révolu où il s’agissait d’inculquer aux jeunes générations une tradition figée.

Mais cette orientation futuriste des savoirs modernes n’empêche pas la dimension d’antériorité de subsister. Il faut entrer dans ces savoirs tout autant que dans les savoirs traditionnels. C’est un problème qui se situe sur un autre plan que cette actualisation permanente qu’ils connaissent. On peut même dire que ces savoirs modernes ont la propriété remarquable d’être encore plus exigeants que les savoirs anciens en matière de conditions d’entrée parce qu’ils impliquent une progression méthodique. Dans une tradition, on peut entrer par n’importe quel bout. On peut s’en pénétrer sur le tas, par des biais accidentels. Dans une science rationnellement construite, en revanche, l’ordre des choses à savoir pour avancer est réglé. Nous avons là, la source d’une difficulté que les universitaires connaissent bien et qui se concentre aujourd’hui dans les équivoques du  terme de « recherche ». Sur le papier, la « recherche », c’est le libre exercice de l’imagination créatrice dans le domaine de la science. Mais il y a loin de cet imaginaire à la réalité. La pratique scientifique, à l’opposé, c’est la contrainte totale quant aux conditions à partir desquelles on peut aborder une question pour la renouveler. Le point de passage est absolument déterminé. Il faut être exactement au courant de l’état de la question pour pouvoir la faire bouger. Rien de plus décevant pour nombre de nos jeunes étudiants que de découvrir, contre ce qu’ils espéraient de ce mot « recherche », que loin de disparaître les contraintes de la progression du savoir méthodique se renforcent au lieu de diminuer.

Toujours est-il, pour résumer, que nous sommes voués à la transmission de par notre condition temporelle. Le remarquable est que notre condition rationnelle, moderne, tend à nous le faire oublier, car la rationalité s’exerce au présent et elle peut nous donner l’illusion qu’elle nous délivre du poids du passé. En réalité, c’est le contraire. Nous sommes encore plus attachés à l’héritage du passé par cette contrainte méthodique qui est propre aux savoirs modernes.

1.2. La dimension subjective du savoir

Deuxième ancrage de la transmission qui en fait une dimension irréductible dans le domaine de l’acquisition des savoirs : la dimension personnelle, existentielle, subjective du savoir. Et par conséquent sa dimension interpersonnelle ou intersubjective.

Le savoir c’est, par définition, ce qui est commun, ce qui nous fait sortir de nous-mêmes, ce qui nous permet d’exister avec d’autres, ce qui est partageable et partagé, à la différence de nos expériences intimes. Une dimension qui est démultipliée par les savoirs modernes, universels, méthodiques, rationnels. Ces savoirs se déploient sous le signe de l’impersonnalité. C’est ce qui fait qu’ils peuvent en un sens se passer de transmission. Il est possible en effet, idéalement, de les acquérir par ses propres moyens à l’aide de sa seule raison en les construisant à son propre usage. Après tout dans le principe, avec les savoirs modernes, spécialement les savoirs scientifiques, il n’y aurait à la limite, pas besoin d’institution d’éducation et de transmission. Il suffirait de fournir un accès à chacun et après tout, au travers d’internet aujourd’hui, nous disposons d’un schéma technique qui se rapproche de cet idéal. Il fournit à chacun les outils de base à partir desquels il est possible de progresser selon ses propres lumières, à son rythme, à la façon dont on l’entend. Sauf qu’il y a là un gros piège. Cette impersonnalité de principe des savoirs qui fait qu’on peut y accéder de n’importe où, n’importe quand, n’importe comment, selon ses besoins et ses intérêts, cette impersonnalité de principe n’est qu’une propriété opératoire interne de ces savoirs. Une propriété qui ne les empêche pas d’habiter des êtres pour lesquels ils représentent à la fois un enjeu intime et une épreuve subjective.

Nous entrons là dans un domaine très obscur et pourtant crucial : la connaissance est un objet passionnel quelle que soit son impersonnalité méthodique. En tout cas, elle est un objet ambivalent. Elle est une expérience d’accroissement de la puissance subjective. Elle a des implications identitaires en ceci qu’elle vous rattache à ce que d’autres savent. Elle comporte une puissante dimension communautaire. On va y revenir. Ceci pour l’aspect positif. Mais elle est aussi par ailleurs dangereuse. La connaissance remet en question la sécurité de ce qu’on croyait savoir, de ce à quoi on tenait éventuellement très fort. Elle vous oblige à vous déplacer, à vous décentrer, elle vous arrache à ce sur quoi vous vous reposiez. Elle peut aller jusqu’à vous bouleverser par le terrain sur lequel elle vous entraîne. À tout le moins, elle est une expérience de dépaysement. On peut aimer cette expérience, on peut aussi bien la redouter.

Apprendre, en un mot, ne va jamais sans retentissement personnel et ce retentissement personnel s’incarne électivement sous les traits de ceux au travers desquels vous accédez à cet « estrangement » vis-à-vis de vous-même, qu’il s’agisse de comprendre quelque chose que vous n’étiez pas parvenu à saisir jusque-là ou, très platement, de capter un tour de main qui vous devient familier.

C’est pour cela qu’il y a toujours transmission parce qu’apprendre est une expérience subjectivement chargée, investie dans des relations interpersonnelles. C’est la raison pour laquelle il y a toujours et il y aura toujours des maîtres, c’est-à-dire des figures dans lesquelles s’incarne de manière exemplaire cette capacité de rendre intelligible, d’ouvrir un domaine, de faire sentir l’intérêt d’un sujet. Quoi de plus étonnant, quand on y réfléchit un tant soit peu, que la survivance de cette dimension de maîtrise jusque dans le monde des mathématiques ou des sciences exactes, où, a priori, elle ne devrait pas avoir de raison d’être de par l’impersonnalité extrême du savoir dont il est question. Et pourtant, il n’est que de lire l’ouvrage de Françoise Waquet qui s’intitule « Les enfants de Socrate » (Albin Michel, 2008), pour voir combien la figure du maître reste vivante jusque dans le domaine des sciences exactes.

Il y a là une persistance qui donne à penser. C’est en prenant corps dans des personnes qui vous montrent ce qu’on peut faire avec les savoirs que ces savoirs deviennent mieux accessibles ou mieux appropriables. L’impersonnalité des savoirs ne s’approche bien pour une partie essentielle qu’au travers des personnes qui vous aident à lever les difficultés qu’ils vous causent ou qui vous rendent sensible l’apport subjectif que ces savoirs représentent.

1.3. La dimension ésotérique du savoir

Troisième ancrage qui confère à la transmission sa nécessité irréductible : la dimension ésotérique et initiatique de tout savoir, même le plus impersonnel, même le plus logique, même le plus rationnel. Il n’est pas de savoir qui ne pose un problème d’entrée et même un problème de maniement une fois qu’on y est à peu près installé. C’est le point qui justement ressort avec le plus de relief sur l’exemple de la relation maître-disciple, mais il est général.

Cet aspect ésotérique et initiatique se manifeste de deux manières.

Il se manifeste d’abord sous l’aspect de l’importance des savoir-faire dans toutes les démarches de connaissance.

C’est ce qui ne figure jamais dans les manuels ; cela ne peut pas y être. Comment aborde-t-on un problème ? Comment prend-on un sujet ? Comment y travaille-t-on ? Comment s’organise-t-on ? C’est un point qui a hanté la réflexion sur l’enseignement depuis des travaux anciens de Bourdieu et Passeron dans les années 1960, « Les héritiers » en particulier. Ces travaux ont mis en lumière l’importance des codes et des connivences en ce domaine, qu’ils rapportaient, à tort d’ailleurs, à des facteurs de classes. C’est un sujet en soi. Je me contenterai d’observer que la justesse de l’observation, immédiatement biaisée par une fausse interprétation, a conduit à des réponses remarquablement à côté du sujet qui sont aujourd’hui un des fardeaux qui pèsent sur l’enseignement.  En effet, la réponse officielle à cette mise en évidence du rôle des savoir-faire, a consisté à mettre en avant la méthodologie, qui est aujourd’hui le passage obligé dans maintes et maintes disciplines.

Mais les savoir-faire, c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec la méthode. La méthode, c’est abstrait. Les savoir-faire, c’est concret, pour dire les choses très platement. Les savoir-faire c’est quelque chose qui se rationalise très mal. Cela ne veut pas dire que ça ne s’explicite pas. Cela se transmet par l’exemple, pas par des cours de méthode. Cela se transmet par la proximité, la familiarisation, le bricolage, mais à coup sûr pas par des cours ex cathedra, ni des travaux pratiques basés sur la reconstruction artificielle de méthode. Savoir-faire et méthode sont deux domaines complètement distincts.

Je crois qu’on aura fait un grand pas très pratique quand on aura simplement reconnu cette différence essentielle. Le savoir-faire c’est ce qui permet d’utiliser efficacement les méthodes et c’est en amont, c’est en dehors.

En second lieu, cet aspect ésotérique et initiatique des savoirs se manifeste sous l’aspect de l’opacité de toute formation signifiante, si logique, si cohérente qu’elle soit de l’intérieur. De l’extérieur, si parfaitement argumenté, logique, impeccablement lié que soit un exposé d’un savoir quelconque, il se présente comme contingent, arbitraire, impénétrable. L’illusion selon laquelle il suffit de suivre la logique de l’exposé pour le comprendre est l’illusion de ceux qui savent déjà, mais qui ne voient pas la chose du point de vue de ceux qui ont à acquérir ce savoir. Les mathématiques elles-mêmes ont beau ne faire appel qu’aux capacités de raisonnement, elles n’échappent pas à la règle, parce qu’elles appartiennent à l’ordre de la signification et que toute formation signifiante se présente de prime abord sous l’angle d’une opacité initiatique. À ce titre, elle exige familiarisation, apprivoisement, introduction, médiation. En un mot, elle exige transmission. Supposons que tous les mathématiciens disparaissent sous l’effet d’une épidémie qui les affecterait spécifiquement — ce n’est qu’une expérience de pensée, vous l’avez bien compris — et qu’il nous reste uniquement leurs ouvrages, eh bien, les mathématiques s’arrêteraient, parce que personne n’arriverait plus à refaire le chemin sur cette base, sauf peut-être apparition miraculeuse d’un génie exceptionnel. Il faut un initiateur qui vous permet d’entrer dans ce qui se présente autrement comme une citadelle imprenable. Voilà pourquoi la transmission demeure, quoi qu’on puisse penser par ailleurs de ses modalités traditionnelles.

1.4. La dimension symbolique de l’acquisition des connaissances

Quatrième et dernier ancrage de la transmission : la dimension symbolique de toute acquisition de connaissance. C’est ce que notre société a le plus de mal à comprendre en fonction d’un phénomène qui a accompagné la détraditionnalisation que j’évoquais très sommairement tout à l’heure : le phénomène de désymbolisation. Et pourtant désymbolisation ne veut pas dire que la dimension symbolique du fonctionnement humain a disparu, mais qu’elle est devenue souterraine, implicite, inconsciente, ignorée… Elle travaille sans être vue ou comprise. Et c’est un des aspects notables de la question de la transmission. Cette dimension symbolique recoupe et prolonge les différentes faces du problème que nous avons déjà envisagées. Elle concerne ce qui se signifie au travers de l’entreprise éducative relativement au lien entre les êtres. Être éduqué, s’éduquer, ce n’est jamais simplement acquérir pour soi-même. Nous parlions de temporalité et de continuité collective. Ce qui se signifie au travers de la transmission et qui donne sens à la transmission, c’est le fait qu’il y a eu un « avant toi » et qu’il y aura un « après toi ». Cela n’est dit par personne, mais cela fait partie du sens de l’opération même. On apprend aussi pour un jour pouvoir transmettre. Et sans cette dimension-là, il n’y a aucun sens au fait d’apprendre. Il est dit dans tout acte d’enseignement, sans que le mot ait besoin d’être prononcé, que nous ne sommes que des maillons d’une chaîne temporelle. C’est une appartenance qui est en question dans le fait d’apprendre. Il y  est dit : « tu t’intègres, par le savoir, dans la grande chaîne des humains ». Avec cette appartenance vient une responsabilité. « Il dépend de toi que l’aventure se continue dans le sens du meilleur », puisque le sens des savoirs est de se perfectionner et de s’approfondir. On apprend que la raison d’apprendre, symboliquement parlant, est d’en être, de s’introduire dans la société des esprits. Le savoir est ce qui lie, ce qui intègre, ce qui permet de faire partie d’une communauté qui n’a pas de consistance sociale, mais qui est la plus importante de toutes : celle que les esprits humains sont capables de former entre eux par ce lien mystérieux qui est celui du savoir.

Tels sont les différents motifs qui fondent à soutenir que la transmission représente quelque chose de constitutif qui doit être appréhendé comme tel dans le domaine des apprentissages.

2. La notion d’apprentissage

Après cette analyse rapide de l’irréductibilité de la dimension de transmission, je voudrais maintenant, c’est le deuxième point que je vous annonçais, reprendre à nouveaux frais la question de ce que veut dire apprendre. Car en fait nous ne savons pas ce que veut dire apprendre, en dépit des innombrables travaux qui ont été consacrés à la question. Entendons-nous : nous savons beaucoup en termes de connaissances positives et nous savons très peu du point de vue d’une réflexion théorique digne de ce nom. Il faut reposer cette question en termes élémentaires en revenant aux choses les plus plates, les plus prosaïques du point de vue de l’enfant en situation scolaire. Nous sommes écartelés entre une psychologie scientifique d’inspiration évolutionniste — qui nous a appris énormément de choses, il ne s’agit pas de la mésestimer — et une théorisation philosophique qui en réalité ne s’intéresse qu’à la connaissance. Nous bricolons tant bien que mal en essayant de combiner les deux. Mais ces constructions bâtardes laissent échapper l’essentiel de ce qui est à saisir du point de vue des apprentissages scolaires.

Car apprendre, ce n’est pas connaître. Élaborer cette différence représenterait déjà une avancée considérable. C’est vrai à tous les niveaux. Je prendrai un exemple très simple pour le faire sentir. Vous pouvez être Prix Nobel de physique et lorsqu’à cinquante ans vous décidez d’apprendre le piano ou la philosophie vous ne faites pas la même chose dans ces apprentissages que ce que vous faites dans votre laboratoire quand vous faites des expériences. Ce sont deux démarches fondamentalement différentes et vous ne mobilisez absolument pas les mêmes processus personnels dans l’une et l’autre situation. Nous dépendons sur ce terrain de la situation de la philosophie depuis deux siècles, depuis Kant, en gros. La philosophie réfléchit sur la connaissance, sous-entendu la connaissance scientifique, dans ses différents registres. Mais sur ce que veut dire apprendre, nous sommes extrêmement démunis. La question de la connaissance a recouvert, théoriquement parlant, la question de ce que veut dire apprendre dans notre univers culturel en l’abandonnant à une psychologie adaptationniste et constructiviste. Or les apports de cette dernière ne permettent pas de répondre aux questions qui se posent en particulier dans une situation scolaire. Je vais essayer d’expliquer pourquoi.

La grande question escamotée, c’est la question du langage et de son maniement. Or, c’est là que se joue l’essentiel. C’est cela qui fait question. Apprendre – et je me place encore une fois du point de vue de l’enfant en situation scolaire, mais nous allons voir que l’enfant en situation scolaire, c’est un paradigme qui fait qu’on est enfant en situation scolaire jusqu’à la fin de ses jours d’une certaine manière — apprendre, c’est apprendre l’usage du langage et de ce que le langage a permis comme développement d’une culture à partir du moment où il est devenu langage écrit. Langage écrit qui a permis le déploiement de l’abstraction et des savoirs abstraits et qui, ce faisant a démultiplié les problèmes de l’accès à la signification. Il y a un préalable à la connaissance qui est le maniement des différents registres de la signification sous sa forme écrite. C’est proprement cela l’objet de l’apprendre et c’est cela que l’école d’aujourd’hui tend à ignorer.

Partons du plus élémentaire. Nous apprenons d’abord à parler. Certes, il existe quelque chose comme un « instinct du langage » ainsi que Steven Pinker a pu l’argumenter dans un livre célèbre. L’enfant se met à parler de lui-même. Mais il n’acquiert le langage que dans les interactions avec les autres. Vous savez qu’un roi de Prusse, philosophe, voulait prendre un enfant et l’enfermer dans une forteresse où il n’aurait de contact avec personne pour voir s’il saurait parler quand même. Nous avons de fortes raisons de conjecturer ce qu’aurait été le résultat de cette expérience qui n’a pas eu lieu. N’importe.

Supposons même que l’enfant qui n’a pas eu d’interactions avec les autres sache parler. Eh bien il ne saurait pas encore parler, car nous ne savons jamais parler. Nous parlons tous très mal, pas simplement du point de vue du code social, du fait que nous commettons dans notre langage parlé, toutes sortes de fautes grammaticales. Nous parlons très mal du point de vue qui nous intéresse le plus, celui de notre intériorité et celui de notre authenticité. Nous avons toutes les peines du monde à traduire en mots ce que nous ressentons et surtout dans les situations où nous en aurions le plus besoin. Chose remarquable, nous avons de la peine — l’expérience est quotidienne — à nous faire comprendre de nos interlocuteurs. Nous ne pouvons pas ignorer qu’il s’agit là d’un mal sans remède. Nous n’en avons jamais fini d’apprendre à parler. Personne, quand bien même il a cultivé au plus haut point l’art oratoire, ne sait tout à fait parler. Personne n’arrive à plus qu’une maîtrise très relative de cet instrument qui est le plus puissant dont nous disposions, mais qui nous dépasse. Jamais nous ne sommes complètement maîtres de nos mots.  Soit dit au passage, c’est là que se situe la racine primordiale des inégalités scolaires. Nous le savons tous : ce sont des inégalités devant le langage en premier et dernier ressort. Nous savons tous tellement qu’il est difficile de parler, que la pente naturelle du langage dans les échanges sociaux est le recours à des phrases toutes faites qui ont l’avantage d’avoir été déjà fabriquées et qui ne demandent pas d’effort particulier d’imagination ou de construction.

L’écriture est à la fois ce qui nous permet de mesurer l’imperfection de nos moyens de parole, ce qui l’accuse et ce qui nous permet de corriger l’imperfection de la parole.

Nous accédons là à l’étape proprement scolaire du problème : le maniement du langage sous la dimension de l’usage de signes graphiques. Civilisationnellement, d’ailleurs, il y a de l’école à partir du moment où il y a de l’écriture. C’est là qu’est la véritable origine de la chose. Il y a de la transmission dans les sociétés orales, mais il n’y a pas d’école au sens strict. C’est avec l’introduction des signes graphiques qui fixent et objectivent la parole que se situe le saut crucial. Il y a beaucoup à tirer sur ce point des premières explorations du domaine qu’a conduites l’anthropologue Jack Goody. Vous connaissez ses travaux sur le fossé qui sépare la culture orale de la culture écrite.

Pour ce qui nous intéresse ici, j’en retiendrai un point essentiel qui n’est d’ailleurs pas celui qui intéresse le plus Goody : la dimension de réflexivité que l’écriture introduit par rapport à la parole. En fixant la parole, l’écriture introduit un moyen de réfléchir sur l’usage de la parole. Elle permet de mesurer pour commencer son imperfection et de viser sa correction. C’est une expérience que chacun a pu faire en lisant la transcription d’un propos oral : on découvre avec épouvante ce que l’on a pu dire. L’écriture permet de réécrire.

Encore n’est-ce qu’un aspect tout à fait mineur du problème. L’écriture permet de questionner la signification. Qu’est-ce que j’ai voulu dire ? Qu’est-ce qu’il a vraiment voulu dire ?  Plus profondément, l’écriture permet aussi bien de mettre en lumière la dimension abstraite des catégories que nous utilisons. En ce sens là, la philosophie commence avec l’écriture parce qu’elle permet d’interroger le caractère d’idéalité des entités qui sont fixées sur le papier ou la tablette. C’est évidemment chez Platon que cette démarche a eu son caractère à la fois inaugural et exemplaire. Quand je dis chien, je ne parle d’aucun chien en particulier, mais d’une entité abstraite « le chien » qui recouvre tous les chiens empiriques. Il y a donc une idée du chien. Quel est son degré de réalité ? Est-ce qu’elle est simplement un artifice grammatical ou est-ce qu’elle correspond à une réalité ? Est-ce qu’il y a une idée du chien en soi quelque part dans le ciel intelligible ?

L’écriture permet de la même façon d’interroger la cohérence logique des propositions que nous enchaînons ou que nous juxtaposons. Quel est le lien entre la première phrase, la seconde et la troisième ? Et comment perfectionner la liaison logique entre ces propositions ?

Accessoirement, l’écriture est ce qui va permettre de développer la dimension du nombre et de son maniement. Le nombre est une notion qui appartient à toutes les langues naturelles. Mais en général, sur un mode extrêmement élémentaire. Les systèmes de numération dans les sociétés orales vont rarement au-delà de cinq – c’est une chose qui a été bien étudiée. Mais très généralement, c’est 1, 2, plusieurs, beaucoup. C’est la façon la plus générale de compter. Mais l’idée du nombre y est. Sauf que par l’écriture, vous pouvez organiser des séries de nombres et des opérations entre ces nombres. Les mathématiques sont inimaginables hors de la dimension de l’écriture. Il n’y a pas de mathématique orale même si les catégories logiques explicitées par l’écriture sont dans la langue et l’esprit humain qui crée les langues.

C’est à ce niveau du passage de l’oral à l’écrit que se jouent dans l’école les partages décisifs. Je soulignais tout à l’heure le facteur d’inégalité que représentait l’usage du langage. Ce facteur est démultiplié avec l’introduction de l’écriture. On a pu montrer que la difficulté d’enfants d’origine populaire élevés dans une culture purement orale à entrer dans la culture écrite représentait un facteur spécifique de blocage devant les exigences de l’institution scolaire. Et de fait, il y a deux régimes de la parole dans nos sociétés qui correspondent à des distributions sociales assez claires. Il y a la parole spontanée, sauvage, sans référence à l’écriture, et la parole sous le contrôle de l’écriture, quand bien même elle ne l’est pas, mais qu’elle se réfère tacitement à la possibilité d’une fixation par écrit. Ce sont, dans nos sociétés de l’écrit, des partages sociaux extrêmement puissants.

Voilà ce qui donne tout son sens au programme classique de l’école. Un programme qu’il nous faut revisiter : lire, écrire et compter. Un programme qu’on dit, à la fois à tort et à raison, élémentaire. À raison, parce qu’il conditionne tout le reste. C’est par là qu’il faut commencer, sans quoi le reste n’est pas possible. Et en même temps à tort, parce que ce programme soi-disant élémentaire est un horizon indépassable. On ne s’arrête jamais d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Après tout, peut-être gagnerions-nous beaucoup à appeler nos universités « instituts de lecture, d’écriture et de calcul ». Cette modestie leur permettrait peut-être d’être plus efficaces au final parce que plus conscientes de leurs véritables objectifs.

Une observation préliminaire : nous avons là affaire à un domaine irréductiblement spécifique. Les apprentissages scolaires ont cette particularité qu’ils se jouent de part en part dans cet univers des  signes graphiques. Il y a là une donnée irréductiblement culturelle qui représente un saut par rapport à l’ordre naturel. Nous n’instruisons pas des enfants de la nature, mais des enfants de la culture. C’est une proposition qui peut paraître aller de soi, mais qui comporte de lourdes conséquences. Il est naturel de parler, encore que, nous l’avons vu, cette proposition gagne à être affinée. En revanche il est irréductiblement artificiel de lire et d’écrire. Aucune doctrine évolutionniste ne nous permettra jamais d’expliquer l’émergence de l’écriture. Cette objectivation du langage que représente l’écriture est un saut hors de la nature où toute psychologie adaptationniste des apprentissages échoue à expliquer ce dont il s’agit. Elle fait émerger à la conscience de nouvelles propriétés, mais en posant des problèmes d’acquisitions tels que nous ne pouvons pas compter sur une psychologie naturelle pour nous permettre de les pénétrer.

Deuxième observation, préliminaire elle aussi, pratique et en un sens tout à fait triviale, mais décisive. L’aisance à se mouvoir dans cet univers des signes graphiques ne peut s’obtenir que moyennant une certaine virtuosité qui ne s’acquiert que par l’exercice. De ce point de vue, il faut y insister, il n’y a aucune différence entre les activités intellectuelles et les activités corporelles. Jouer d’un instrument de musique, effectuer un geste sportif — le rouleau dorsal, le tir d’un coup franc — ou lire, écrire et compter c’est exactement pareil. Sauf que, nous le savons aussi, cet exercice est par nature, répétitif, monotone, ennuyeux. Et que dans l’ordre intellectuel, nous avons une échappatoire à cet ennui, une échappatoire qui est une illusion. L’échappatoire, c’est que le comprendre peut se substituer au savoir-faire — je sais le faire. Mais savoir faire dans l’abstrait, ça ne veut pas dire être habile à le faire. Sur chacun de ces points (lire, écrire et compter) comme pour n’importe quel geste de métier, n’importe quel geste musical ou sportif, il faut pouvoir oublier l’opération par l’habitude pour disposer vraiment de ce sur quoi cette opération ouvre. Sinon, on ne lit pas, on déchiffre. Sinon, on n’écrit pas, on dessine. Sinon on ne compte pas, on manie les chiffres. Et ça n’a rien à voir. Comme quoi dans la pratique, cet appel à la plus noble faculté de l’humanité, qui est de comprendre, peut être un obstacle beaucoup plus qu’une avancée.

Essayons à partir de là d’entrer dans ce que chacun de ces trois termes, lire, écrire et compter, comporte de spécifique, tout en cernant en quoi il s’agit d’autant d’abîmes sans fond, où l’ on n’en a jamais fini d’avancer.

Lire, c’est accéder à la signification par le déchiffrement et l’analyse des signes graphiques. Mais cela veut dire, une fois qu’on a franchi ce premier seuil, se heurter à l’opacité et au caractère inépuisable des significations. Que veut dire un texte ? Toujours beaucoup plus de choses, dès qu’il a un certain degré de consistance, que ce que la compréhension élémentaire des mots qui le composent vous accorde. Lire c’est entrer dans le labyrinthe de l’interprétation. C’est une chose que nous tendons à sous-estimer comme difficulté de l’acquisition de la lecture.Les enfants sentent très bien qu’il y a du sens derrière le sens, et pour eux comprendre est toujours une question. Ils ne sont jamais sûrs d’avoir compris. Et pour cause.  C’est un peu une illusion d’adulte que de croire qu’on a accédé à la maîtrise du sens. Peut-être que la période où l’on entre dans ce labyrinthe de l’interprétation rend naturellement plus sensible au sol mouvant sur lequel on pénètre et à l’incertitude qui affecte l’opération de compréhension.

Écrire, ce n’est jamais simplement transcrire ses pensées, comme si on en avait la maîtrise avant de les avoir exprimées. C’est se trouver dans l’obligation de mettre en ordre ses pensées à l’usage d’un lecteur virtuel. C’est, autrement dit, découvrir qu’il y a un grand désordre dans ses pensées et que seul  un travail approprié va vous permettre de vous rendre intelligible pour autrui. C’est entrer dans une autre dimension de la compréhension, celle de l’intercompréhension . Elle suppose de savoir ce qu’on veut dire soi, pour commencer mais sait-on jamais tout à fait ce qu’on veut dire ? Et elle exige en outre de se confronter à la difficulté qu’il y a à se mettre à la place de l’autre pour anticiper sur ce qu’il va pouvoir comprendre.  Une redoutable épreuve à la fois logique et interpersonnelle. On entrevoit là aussi le caractère abyssal des opérations engagées dans cet acte d’apparence pourtant simple.

Compter maintenant. Il n’y va pas seulement du maniement des chiffres et de l’emploi des quatre opérations. Il y va d’infiniment plus, à savoir du calcul comme forme de pensée. Une forme de pensée qui est liée à l’incertitude de l’action et plus encore à l’incertitude des interactions. Agir, c’est affronter l’incertitude sur les conséquences de nos actes, mais également l’incertitude sur ce qui va résulter de la rencontre de vos actes avec les intentions et les actes des autres. D’où le besoin de maîtriser la logique de l’action par la pensée sous forme d’anticipations raisonnées. C’est cela le calcul dans sa forme la plus générale.

À côté des opérations purement numériques, il y va aussi dans le fait de compter de l’enchaînement logique des propositions qui s’énoncent dans le langage naturel. Un problème qui se manifeste de manière exemplaire dans les nuances entre les conjonctions. En français, vous connaissez la formule : « mais ou et donc or ni, car ». Elle compacte en une formule mnémotechnique la totalité des liens logiques qui permettent d’articuler une proposition à une autre. En effet, le « et » n’est pas le « mais » qui n’est pas le « ou » qui est distinct du « car » et ainsi de suite. Les problèmes soulevés par l’enseignement des mathématiques ont conduit d’ailleurs à dégager une conclusion claire à ce sujet : sans la maîtrise de la logique naturelle des conjonctions, il n’y a pas d’apprentissage possible de la logique symbolique des sciences. Compter, c’est aussi savoir utiliser les différentes modalités selon lesquelles des propositions distinctes peuvent se lier.

Peut-être, à partir de ces trop rapides observations, commençons-nous à nous former une petite idée de ce qui fait qu’il est si difficile d’apprendre. De ce point de vue, d’une manière générale, il me semble que la réflexion pédagogique du XXe siècle nous a fourvoyés. Au fond, elle a été de part en part à la recherche d’une manière facile d’apprendre, parce que naturelle. Mais en s’engageant dans cette voie, elle a totalement escamoté la vraie question : ce qui fait qu’il est si difficile d’apprendre. Il faut partir de l’idée que c’est difficile, et non pas que c’est facile, si l’on veut véritablement avancer. C’est difficile parce qu’il existe effectivement des obstacles considérables au fait d’apprendre, des obstacles qui tiennent à la nature même des opérations permises par les signes graphiques, qui sont le support au travers duquel la culture et les savoirs nous deviennent accessibles.

Qu’est-ce qu’apprendre ? C’est toujours, à tous les niveaux, élémentaire ou supérieur, s’initier à un système de significations cohérent, qu’il faudrait idéalement pouvoir s’approprier d’un coup — parce qu’il est cohérent, précisément, et qu’il ne fait véritablement sens que dans sa dimension d’ensemble. Ce n’est qu’à cette échelle globale qu’il est véritablement pénétrable et maîtrisable. D’où le sentiment décourageant, très répandu chez les enfants ou les jeunes, d’avoir affaire à des forteresses imprenables – « Je n’y arriverai jamais ». Ce sentiment tient à la perception juste d’une compacité au sein de laquelle aucun accès ne paraît s’ouvrir. Il faudrait tout saisir d’un coup. Mais l’infirmité de nos moyens intellectuels ne nous permet pas une telle appropriation magique. C’est pourquoi une médiation est nécessaire. C’est pourquoi on n’apprend jamais tout seul. C’est pourquoi il faut des passeurs, des alliés dans la place, des truchements qui nous aident à partir de nos toutes petites lumières à faire le pont avec l’ensemble. Le passeur ici est celui qui garantit qu’à partir du peu qu’on sait, il existe un lien avec le tout qu’il s’agit d’acquérir. Il est à la fois le gardien du tout et celui qui connaît le chemin pour escalader un col qui vu du bas paraît infranchissable.

C’est pourquoi il y a toujours nécessairement pédagogie. La pédagogie consiste fondamentalement dans la construction de voies de progression permettant de surmonter ce hiatus structurel. Il faut avoir une idée de l’ensemble pour vraiment entrer dans le sens de ce dont il s’agit. Mais, outre qu’il faut bien commencer, nous n’avons pendant très longtemps qu’une vue fragmentaire de ce domaine structuré. C’est cette tension interne entre les limites de ce qu’on apprend et la cohérence globale qui lui donne sens, qui constitue la difficulté ultime de « l’apprendre ». C’est elle que, à tous les niveaux, l’enseignement a pour mission d’essayer de surmonter.

Peut-être qu’en reprenant les choses de la sorte à la racine, en partant d’une phénoménologie de l’expérience scolaire et en mesurant bien les difficultés qui sont celles de l’acte d’apprendre, nous aurions une meilleure chance de nous extraire des impasses dans lesquelles nous avons le sentiment d’être enfermés.

Marcel Gauchet

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Conférences, Qu'est-ce qu'apprendre ?