Les émeutes de 2005 : une révolte ambivalente

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.

Si la France connaît des émeutes depuis une vingtaine d’années, l’ampleur et la durée de celles qui se sont déroulées du 27 octobre au 17 novembre 2005 a été sans précédent. Ces émeutes se sont caractérisées essentiellement par des affrontements avec la police qui ont donné lieu à 3000 interpellations, 10000 incendies de véhicules et de nombreuses dégradations de bâtiments publics. Si elles ont frappé l’opinion, elles ne se sont pourtant soldées par aucun mort au contraire des émeutes terribles de Los Angeles aux Etats-Unis en 1992. Autre différence de taille avec ce qui s’est passé à l’étranger, notamment en Angleterre : les affrontements se sont déroulés entre une partie de la population française et des éléments qui symbolisaient l’institution républicaine plutôt qu’entre des groupes ethniques différents, nécessitant l’interposition de la police.

Nous disposons d’une enquête fort instructive sur le profil des émeutiers dont nous allons résumer les principaux résultats (1). Tout d’abord, cette enquête infirme totalement la thèse d’une révolte antinationale aux accents ethnico-religieux. Malgré le fait que la grande majorité de la population du quartier nord de la ville d’Aulnay-sous-Bois, lieu de l’enquête et d’une partie des émeutes, soit d’origine étrangère (Maghreb, Afrique noire, Asie), jamais la dimension ethnique ou religieuse de la révolte n’a été mise en avant comme motif d’implication dans aucun des entretiens effectués. Pas davantage ne s’est exprimée une aversion à l’égard de la communauté nationale française et chrétienne. Quand les jeunes évoquent la religion, c’est dans un cadre strictement personnel et privé, confirmant le déclin de l’islamisme radical en France (2).

Notons que ces concentrations de zones urbaines particulières, si elles sont bien le foyer de conflictualités latentes et manifestes entre jeunes et policiers, n’ont rien à avoir avec des ghettos américains qui sont des non lieux où l’Etat n’entre pas. Au contraire, les cités françaises comme celles d’Aulnay-sous-Bois font l’objet d’une intervention publique massive. L’effet de ségrégation ne joue donc aucun rôle dans ces affrontements, de même que la composante ethnique, comme en témoignent encore aujourd’hui les heurts qui ont secoué la commune d’Anderlecht le 23 mai dernier.

L’enquête dévoile également la complexité des formes et des motifs de participation. Or au lendemain des émeutes, deux thèses se sont affrontées. La première, relayée entre autres par les déclarations de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, disqualifiait toute ambition politique à ces affrontements en les considérant comme le fait d’un noyau dur de délinquants. La seconde, au contraire, conférait une dimension protestataire respectable à l’action des émeutiers en faisant de celle-ci l’expression d’une révolte populaire généralisée. Si les statistiques des jugements prononcés par les tribunaux révèlent que la moitié voire davantage des jeunes mis en cause, aussi bien majeurs que mineurs, n’avait aucun antécédent judiciaire, il est impossible de déterminer avec certitude la proportion de criminels dans cette émeute.

Par contre, l’enquête a montré, à rebours du sous-entendu commun à ces deux thèses, que la distinction entre émeutiers et non émeutiers était plus difficile à faire qu’on ne le croit. Même les jeunes n’étaient pas d’accord entre eux quant à la définition de la participation. Nous pouvons tout de même construire un continuum de positions qui s’étend, dans un ordre croissant d’implication, du jeune non engagé à celui qui se montrait à la télévision, cagoulé, en train d’attaquer les forces de l’ordre, en passant par le spectateur passif et actif. Un même jeune pouvait ainsi passer d’une forme à l’autre en fonction des circonstances.

Malgré la diversité des degrés d’implication, ces émeutes ont suscité un sentiment de solidarité très fort de tous les jeunes, y compris de ceux qui ont rejeté les méthodes employées jugées illégales ou préjudiciables à l’image de la cité. Le groupe des émeutiers était considéré par certains comme une minorité agissante qui représentait la majorité silencieuse qui ne pouvait agir de peur de perdre toute possibilité d’avenir. A ce sujet, s’il est peu probable qu’une proportion importante de filles ait participé aux émeutes, en revanche, il est intéressant de constater que les garçons qui sont passés à l’acte étaient pour la plupart mineurs. Or les petits, comme les appellent les jeunes des cités, sont certes les plus insouciants mais ce sont aussi ceux qui n’ont rien à perdre.

Qu’est-ce qui peut expliquer le passage à l’acte ? Les principaux motifs d’implication sont au nombre de trois : la demande de reconnaissance, la relégation scolaire et les tensions avec la police.

Ces émeutes constituent une révolte expressive car les jeunes cherchaient à faire admettre la légitimité d’une identité considérée comme bafouée, identité qui malgré leur grande diversité ethnique renvoie à un territoire et à une classe d’âge communs. Il ne s’agit pas d’une demande de reconnaissance classique au sens où des minorités culturelles souhaitent être reconnues comme une partie spécifique de la population française. Ces jeunes, au contraire, veulent être comme les autres. Ils veulent se faire entendre sur l’espace public dont ils ne se sentent pas partie prenante.

« En fait, le truc, c’est que si à chaque fois, on garde ce qu’on a en nous, ça va jamais exploser. Et donc personne ne va jamais accorder d’importance à nous, quoi. (…) Au jour d’aujourd’hui, la seule façon de se faire entendre, c’est de semer, entre guillemets, la ‘zizanie’, la ‘terreur’ ». (Mehdi, 22 ans)

Si leur expression est parfois violente, ils n’en ont pas le monopole comme le démontrent entre autres les actions des cheminots français. De ce point de vue, ils apparaissent intégrés au reste de la population. Leur colère n’en témoigne d’ailleurs pas moins d’une désillusion quant à la promesse républicaine d’égalité. Mais cette révolte de la solitude n’ayant pas les moyens de formuler une demande politique, elle n’aboutit à aucune légitimité, renforçant à nouveau le sentiment d’une absence de dignité.

Parmi toutes les causes évoquées par les jeunes, le sentiment de relégation alimenté par l’échec scolaire et les affrontements permanents avec la police sont peut-être les plus importants du fait du sens particulier que revêt la notion de République en France. A ce titre, il n’est pas anodin de constater que les deux institutions républicaines, l’école et la police, avec lesquelles les jeunes sont en contact produisent à leurs yeux l’exclusion et la confrontation en lieu et place de l’intégration et de l’entraide. D’où le sentiment d’isolement et d’abandon des jeunes de ces cités.

Les taux d’échecs scolaires dans les quartiers sensibles sont en effet très élevés. Le système d’orientation est ici remis en cause, accusé de ne pas tenir compte des souhaits des élèves quand il ne s’agit pas tout simplement de les mener, lorsqu’ils sont indécis, sur des voies de garage. Ce sentiment que l’école ne mise rien sur eux mène beaucoup de jeunes au découragement, à la frustration, voire à l’abandon pur et simple des études. D’autant plus que dans une société comme la nôtre, la réussite ou l’échec sont vécus personnellement puisque ce n’est plus la classe sociale mais l’institution scolaire qui fait le tri entre individus a priori égaux.

En ce qui concerne les tensions avec la police, ce qui blesse le plus les jeunes n’est pas le racisme ou la violence mais le harcèlement dont ils considèrent qu’ils font l’objet. Il leur semble qu’on leur interdit de vivre pleinement les dimensions liées à leur âge, remettant du coup en question l’un des principaux support de leur identité collective. Ils ne peuvent traîner en groupe où ils le souhaitent car ils dérangent en tant que tels. Les contrôles policiers jugés trop fréquents ajoutent au sentiment d’exaspération celui d’une humiliation permanente lorsque les jeunes se font contrôler devant leurs mères.

Enfin, l’action de la police, fortement demandée et acceptée lorsqu’elle protège les individus dans la cité, est en revanche rejetée lorsqu’elle est répressive. Assimilée à une bande rivale qui envahit leur territoire, elle est considérée par les jeunes comme intrusive lorsqu’elle s’attaque, non pas au grand banditisme, mais à leurs petits trafics. Le « business » auquel ils s’adonnent et dont ils connaissent le caractère illégal est nécessaire à leurs yeux pour survivre. Du coup, ils considèrent qu’il devrait être toléré en tant que tel.

L’attitude de ces jeunes émeutiers est extrêmement ambiguë. Tout d’abord, vis-à-vis de leurs parents, face auxquels ils se présentent comme des anges et adoptent ensuite des comportements radicalement opposés lorsqu’ils sont hors du foyer. Vis-à-vis de la République ensuite et de ses divers représentants, professeurs et policiers entre autres, dont ils regrettent le retrait de leurs quartiers pour ensuite rejeter massivement l’autorité et la fonction dont ils sont dépositaires, l’assimilant à une contrainte arbitraire inadmissible à leurs yeux. Vis-à-vis des médias, également, chambre de résonance dont ils tirent profit allègrement pour s’exprimer mais qu’ils accusent ensuite de malhonnêteté et de manipulation, quand ils ne leur reprochent pas de faire du sensationnalisme sur leur dos en les présentant sous un mauvais jour.

« (…) Il y aurait pas eu de journalistes, il y aurait rien eu je pense. Enfin ça aurait continué mais ça aurait calmé plus vite, quoi. Parce qu’il y aurait moins l’idée de faire parler de sa ville à la télé ». (Alexandre, 18 ans)

Enfin, vis-à-vis des émeutes elles-mêmes, dont ils soulignent tantôt la dimension ludique pour mieux les banaliser, tantôt le sérieux de la dimension protestataire. Les nombreuses ambivalences de ce mouvement expliquent certainement le mélange d’identification et de rejet qu’il suscite encore parmi nous.

Martin Dekeyser

(1) Vincenzo Cicchelli, Olivier Galland, Jacques de Maillard, Séverine Misset, Enquêtes sur les violences urbaines, Partie 1 : l’exemple d’Aulnay-sous-Bois, La Documentation française, 2006.

(2) Déclin déjà constaté dans une enquête menée en France par l’International Crisis Group (ICG) en 2006.

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