Article écrit par Bruno Sedran et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.
Nous assistons aujourd’hui à un renversement des hiérarchies culturelles : la culture dominante n’est plus la culture légitime mais la culture populaire. Comment s’est-il produit et quelles en sont les conséquences pour les adolescents ? C’est ce que les lignes suivantes tenteront d’éclaircir en prenant appui sur la conférence donnée au CePPecs par Dominique Pasquier, sociologue de la culture et des médias et directrice de recherche au CNRS, ainsi que sur son ouvrage Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité publié en 2005 aux éditions Autrement et l’entretien qu’elle a accordé à la revue Le Débat n°145.
La transformation du rapport à la culture chez les jeunes est intimement liée à l’évolution des modes de régulation des relations familiales. Au cours des années 1980 va se cristalliser l’idée d’encourager l’autonomie, l’authenticité de soi, l’épanouissement personnel comme forme d’éducation. Les jeunes parents, ayant vécu les mouvements sociaux d’émancipation de mai 68, ont été attentifs à ne pas éduquer leurs enfants selon des principes d’autorité de normes émises par les adultes pour se tourner vers un modèle de contrat : « Je t’aide à t’épanouir mais tu dois trouver comment te réaliser ». À travers ce changement, la famille a acquis au fil du temps une image positive auprès des jeunes. Elle n’est plus un des lieux d’expression du conflit de génération comme elle le fut précédemment.
Privatisation de la culture et autonomie relationnelle
Sur base de ce nouveau modèle éducatif, les parents vont à la fois respecter les pratiques culturelles de leurs enfants, mais également les encourager à développer un univers culturel permettant de se réaliser et de s’épanouir. Dans ce processus, l’individualisation des équipements joue un rôle important : les chambres des enfants sont désormais pourvues d’énormément de matériel offrant la possibilité de regarder ou d’écouter ce qu’ils désirent et de communiquer avec ceux de leur âge. Cette plus grande autonomie qui leur est concédée permet aux jeunes de continuer leur vie sociale à la maison en gardant contact par gsm, Internet, etc. Tout cela à l’écart du regard parental.
Nous sommes passés d’une vie familiale collective à un modèle de cohabitation culturelle. La culture juvénile s’étant décrochée de l’encadrement de la culture adulte, il n’est pas étonnant de voir cohabiter plusieurs types de préférences culturelles au sein d’un même foyer.
Sécession de la culture légitime au profit d’une culture générationnelle
Cet éclatement des pratiques culturelles pourrait être une forme de richesse pour autant que la transmission de la culture légitime des adultes aux enfants fonctionne. Or, ce n’est plus le cas ! Notamment parce que la culture est à présent saisie par un jeu de dynamiques sociales entre les jeunes.
« Dans sa bande, là, eux, ils sont dans les médias et tout ça, c’est les séries de jeunes, mais c’est plutôt un prétexte à conversation qu’autre chose, bon ben de toute façon, c’est un phénomène social, le fait de regarder ces séries-là, c’est « Moi je suis un jeune, je fais comme les autres jeunes », finalement ils vont passer des heures devant la télé parce que, comme ça, ils vont discuter des séries ; « Loft Story », il regarde une fois par semaine, pour se tenir au courant, parce que comme toutes ses copines sont fans, alors lui il prend ça un peu de haut en disant : « Bon, c’est pas intéressant », mais, dans son groupe d’amis c’est comme ça alors… » (1)
Cet extrait, tiré du discours d’une adolescente, met en exergue un des traits principaux de cette nouvelle culture dominante. C’est une culture commune, une culture générationnelle, si bien que les objets culturels les plus importants sont des objets partagés avec les autres du même âge. Il est donc nécessaire de connaître des séries, des chanteurs, des films pour s’insérer socialement dans des groupes, et donc a fortiori à l’école.
Prenons l’exemple du livre. Dans un univers adolescent où l’importance des groupes de pairs prime, le livre n’est plus identifié comme un bon outil relationnel face à la culture de masse. En effet, une des particularités des pratiques adolescentes est le rapport entre le produit culturel et les interactions que ce dernier permettra d’avoir avec l’entourage. Les produits culturels non rentables socialement sont dès lors mis de côté parce qu’ils ne sont pas efficients dans les interactions avec ceux du même âge. La lecture est d’autant plus difficile que le livre est associé pour beaucoup à l’environnement scolaire, et représente un coût trop important en termes d’efforts et de temps :
« C’est vrai qu’on m’a obligée à lire des bouquins quand j’étais au collège et au lycée, ça c’était obligatoire, mais sinon après la terminale, j’ai laissé tomber, je préfère lire des magazines » ;
« Prendre un livre, c’est compliqué, cela demande énormément d’énergie intellectuellement, le fait de lire je trouve ça intéressant et enrichissant, mais ça demande beaucoup d’effort pour s’y mettre, pour comprendre, pour analyser, souvent je perds le fil de l’histoire » ;
« J’ai été obligé de lire l’année dernière pour le bac, mais j’ai l’impression que c’est une perte de temps la lecture, je préfère faire autre chose. » (2)
Dans les milieux favorisés, le plaisir de lire a été souvent transmis dès le plus jeune âge et est une affaire de famille. Mais, face à un adolescent n’y trouvant guère d’intérêt, les pressions parentales et familiales n’ont que peu d’écho :
« Mes parents, c’est plus bouquins, ils sont pas très télé. Ben, ils m’ont transmis ça aussi parce que j’aime beaucoup lire. Ma mère lit beaucoup, donc elle me conseille de temps en temps des livres, ma grande sœur a fait un DESS de lettres modernes, donc elle lit pas mal… et mon autre sœur a dévoré des bouquins jour et nuit pendant dix-neuf ans de sa vie, maintenant elle fait des études d’arts appliqués, donc elle a un peu moins le temps. Et mon frère ne lit malheureusement pas du tout ! Il lit une fois de temps en temps. On essaie de le pousser, toute la famille essaie de le pousser, mais bon, le pousser, pas le forcer. De temps en temps, j’essaie de lui donner un livre, je lui dis : « Ça c’est facile à lire, c’est vraiment bien, c’est pas long, c’est écrit gros, il y a des images, je sais pas ce qui t’faut », mais non il est passionné par le surf des neiges, donc, de temps en temps, il feuillette un magazine ou il regarde quelques photos, mais ça en reste là. » (3)
Il en va de même en ce qui concerne l’affichage des goûts musicaux. Ceux-ci sont également cadrés par l’entourage générationnel au point que la transmission des adultes aux enfants se voit contrecarrée par l’importance des relations entre pairs. Dans ce cas, si la culture de rue jouit d’un très grand prestige auprès des jeunes, c’est entre autres parce qu’elle donne des consignes de langage, d’habillement, de manière de se comporter avec les autres, toutes choses que la musique classique ou le jazz n’offrent pas. La musique devient un style de vie fait de liens complexes dont il est parfois difficile, pour un adulte, de comprendre les codes car même un simple détail a du sens :
« Je suis plutôt style rock, elle, ce serait plutôt rap/R’n’B. Voilà, ses amis, dans le style vestimentaire, ce serait plus des lascars, moi ce serait plus des skateurs […] les lascars c’est des personnes qui pensent un peu trop aux filles, qu’en font un peu trop pour se montrer, alors que les skateurs ils sont plus cools, beaucoup plus posés, ils se prennent moins la tête. Et puis les habits très larges, des chaussures de skate, cela se reconnaît au style, c’est comme… c’est bizarre parce que genre les lascars ils écoutent plus du rap, alors que les skateurs c’est du rock… » (4)
Néanmoins, la diffusion sociale de la culture de rue est aussi un phénomène commercial orchestré par les médias car cette culture se vend bien et rapporte beaucoup d’argent. L’exemple de Lacoste est parlant. La marque est subitement revenue à la mode lorsque les deux chanteurs d’un groupe de rap s’en sont habillés des pieds à la tête.
Mais au-delà du simple aspect commercial, un autre rôle des médias peut être épinglé : ils proposent des modèles moraux. Si, pour les générations précédentes, ces modèles étaient surtout proposés par l’entourage direct, aujourd’hui c’est la télévision qui agit comme élément de socialisation aux normes : comment se comporter dans le cadre d’une relation amicale, comment déclarer sa flamme, etc. Ces modèles sociaux en kits sont bien utiles pour des jeunes soumis à l’injonction d’autonomie à un âge où la personnalité se transforme et à une époque où les normes ne sont plus données telles quelles. Il convient d’ajouter qu’en plus d’être un savoir commun directement mobilisable dans les discussions, ce savoir issu des médias à l’avantage d’être neutre : on ne parle pas de soi mais des personnages de la série.
Authenticité et conformisme
L’adolescence est une phase d’apprentissage de la manière de se conduire comme un acteur indépendant dans les rapports sociaux. Cependant, la privatisation actuelle de la culture juvénile et l’autonomie relationnelle concédée aux jeunes se traduit par de nombreuses exigences en matière de rapports sociaux dont notamment une difficulté de concilier être jeune parmi les autres et être soi. De façon générale, la culture populaire donne une consistance à la vie de groupe. Il devient dès lors difficile pour un jeune d’afficher des goûts plus personnels, décalés par rapport aux autres sans se voir mis de côté socialement :
« À quatorze ans, je faisais partie d’un groupe, c’était du rap, il y avait que ça, quoi, fallait écouter le rap, fallait faire du rap… C’était dans les années 97-98… Moi, j’ai vraiment connu ça, je me souviens, j’avais quatorze ans, treize-quatorze ans. On me demandait : « T’écoutes quoi ? », alors je disais Zouk Machine… ça passait un peu mal, quoi. Pourtant, au début, j’écoutais deux minutes de rap, j’avais une migraine, il me fallait un tube d’aspirine, quoi ! Je sais pas si on peut parler de dictature, mais… il fallait se plier à ça, quoi. C’était entré dans les mœurs, c’était comme ça. » (5)
Cette adhésion à la culture populaire est en partie dictée par le fait que si on refuse d’y attacher de l’importance et donc d’appartenir à un groupe, on risque d’être marginalisé. Il est évident que la dimension de préférence personnelle existe mais la possibilité d’améliorer ses chances de s’insérer socialement dans l’un ou l’autre groupe semble être une part importante dans le choix d’une pratique culturelle. On assiste donc à une véritable tyrannie de la culture populaire qui s’exprime par un certain nombre d’interdits à l’égard de la culture légitime : interdiction d’aimer lire, d’aimer la musique classique, etc.
À ce conformisme vient s’ajouter une autre forme d’obligation : l’obligation d’afficher en permanence la sociabilité car, à l’adolescence, l’insertion sociale revêt une dimension existentielle. Sur ce point, il suffit de prêter attention à l’importance attachée au nombre d’amis sur les sites de réseaux sociaux tels que Facebook ou Myspace, mais aussi au besoin continu d’être en relation que ce soit par Msn, sms ou autres.
Garçon/fille, un développement différent
Dans cette perspective, garçons et filles ne sont pas logés à la même enseigne et développent une approche de la culture très différente. Tout d’abord parce que le fonctionnement de la sociabilité des garçons est sensiblement différent de celui des filles. Les amitiés féminines sont centrées sur des dyades ou des petits groupes et s’articulent sur le mode du dévoilement de l’intimité. Quant aux amitiés masculines, elles se forment sur la base de groupes et d’activités partagées. Deuxièmement, à un certain âge, il semble important pour les garçons de ne surtout pas avoir l’air de se comporter comme une fille.
Ces éléments – qu’il faudrait nuancer suivant le statut socio-culturel – expliquent le rejet par les garçons de toutes les activités connotées sentimentalement comme la lecture mais aussi leur tendance à caricaturer leur virilité ainsi qu’à s’organiser en réseau de relations. Les filles quant à elles utilisent moins les productions culturelles pour favoriser des pratiques collectives que pour explorer les subjectivités.
Culture adolescente vs. culture scolaire
Dans ce cadre, nous pouvons tirer le constat que l’école est prise dans le tumulte. Elle a perdu sa capacité d’agir comme instance de légitimation culturelle au profit des médias (télévision, Internet,…) et des groupes de pairs. S’ajoute à cela la démission de la transmission culturelle qui s’est opérée dans les familles et son unique renvoi sur l’institution scolaire qui ne fait qu’accroître la difficulté pour les enseignants de transmettre un modèle culturel humaniste.
Dans les faits, ce défaut de transmission de la culture légitime opère un enfermement des jeunes dans leurs particularités, leur bloque l’accès à la liberté par cette difficulté de ne pas posséder les clés d’un monde dans lequel ils ont à entrer et à se mouvoir. Si dans l’immédiat la culture populaire donne accès à la sociabilité, la culture légitime est toujours celle qui favorise le plus le parcours scolaire ainsi que l’insertion sociale et professionnelle future.
Bruno Sedran
(1) Dominique Pasquier, Cultures lycéennes : la tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005, p. 54.
(2) Ibidem, p. 48
(3) Ibidem, p. 49
(4) Ibidem, p. 71
(5) Ibidem, p. 74
Parce que Merde quoi!
* en colère la nana*
Sous prétexte qu’en classe on ne participe pas à leurs supers délires sans intéret,
Sous prétexte que je lis pas mal …
Sous prétexte qu’ils pensent qu’on a une super moyenne
On est à la masse
On est des cons
On est des intellos
Et leurs façons d’en parler!!!!
» Ils restent toujours chez eux, ne font rien en dehors. Ils sont pas comme nous. Ils nous font presque peur. Ils sont à la masse »
Merde!
éjà ça ne se fait pas de parler comme ça. Vous vous rendez compte qu’on tombe dans le racisme des gens intelligents Oo
Mais qu’ils pensent que je passe ma vie a étudié!!
Je sors
J’organise un concert MOI (même si ça prend du temps)
Je participe à Oxfam
Je participe au journal de l’école
Je vais souvennnt en ville
Je passe presque 1 à 2 heures voir plus le w-k sur le pc
Je danse
Jusqu’à l’année dernière je nageais aussi
Je fais du shopping très souven
Je vais au cinoche
Est-ce que j’ai l’air de passer la vie enfermée?
C’est qu’ils me font chier ces enfoirés
* calmée*
Réaction extraite du blog d’une adolescente de 16 ans après avoir été la seule à lever la main en classe suite à la question : « Qui lit des livres ? ». (le texte est retranscrit tel quel avec les fautes et les expressions).