Le politico-religieux, source de violences ?

Conférence de Carême du 17 mars 2013 prononcée par Jean-Marie Lacrosse en la Cathédrale de Liège.

Je remercie vivement les organisateurs de ces conférences de Carême de m’avoir invité à traiter d’un sujet dont la préparation n’a cependant pas été sans douleur ni difficulté. Y dominent en effet souvent, particulièrement dans notre monde, la confusion et le brouillard caractéristiques des objets qui soulèvent de puissantes passions démocratiques. Le refus de la violence, la volonté d’installer les hommes dans un état de paix durable qui transcende leurs différences et leurs particularités, réalisant ainsi un « projet de paix perpétuelle », selon l’expression d’Emmanuel Kant, font partie de ces passions démocratiques.

Si l’on veut tenter d’y voir clair, une définition rigoureuse des mots employés s’impose préalablement à toute analyse. Je commencerai donc par là. Que voulons-nous dire exactement par ce titre : le politico-religieux, source de violences, c’est-à-dire en fait, qu’est-ce que le politique ? Qu’est-ce que la religion ? Qu’est-ce que la violence ? Sur ces bases, je proposerai ensuite une hypothèse  qui peut se résumer comme suit : il n’y a aucune relation intrinsèque entre la religion et la violence. Par intrinsèque, j’entends une relation en quelque sorte directe et immédiate, quelle que soit la façon dont on l’entend : soit que l’on considère la religion comme facteur ou source de violences potentielles, soit que l’on y voit, comme cela a été développé la semaine dernière, un rôle canalisateur et régulateur de la violence.

Pour traiter de ces questions, je m’appuierai sur l’œuvre, déjà monumentale à ce jour, du philosophe Marcel Gauchet. Principalement mais non pas uniquement : il existe en effet des travaux de portée plus limitée qui se sont directement adressés à notre question. Je pense par exemple à un texte du sociologue Gilles Lipovetsky, plus tout récent puisqu’il a été publié en 1983 dans le premier livre de l’auteur : « L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain », dont le chapitre VI s’intitule « Violences sauvages, violences modernes ». Je pense également à un livre de Jacques Sémelin, publié en 2005, « Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides », une source incontournable pour comprendre les violences extrêmes qui ont marqué le 20ème siècle : Allemagne nazie, Cambodge, Yougoslavie, Rwanda. C’est cependant l’œuvre de Marcel Gauchet qui par sa rigueur et son ampleur servira en quelque sorte d’épine dorsale à cette réflexion. Elle a, me semble-t-il, d’inégalables vertus clarificatrices quant à la teneur et au mouvement de l’aventure humaine dans son ensemble. Elle se présente elle-même comme un programme visant à recenser et à ouvrir les principaux chantiers intellectuels qui seront les nôtres au 21ème siècle. De même qu’il y a eu un avant et un après Platon, Descartes, Kant, Hegel, etc, il y aura dans l’histoire de la pensée, c’est ma conviction intime, un avant et un après Marcel Gauchet.

Détournant une formule du 12ème siècle, attribuée à Bernard de Chartres et utilisée au fil des siècles par divers auteurs, « Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants » (« Nani gigantum humeris insidentes »), Marcel Gauchet introduit ainsi Le désenchantement du monde : « Nous sommes des nains qui ont oublié de monter sur les épaules de géants. Si l’altitude de leurs prouesses nous est interdite, le secours de leur taille nous reste offert ».

Je vais si vous le permettez prendre cette recommandation très au sérieux et m’efforcer de monter sur les épaules de Marcel Gauchet. Heureusement, en ce saint lieu, la voûte est suffisamment élevée pour que je ne risque pas de me cogner la tête.

Commençons donc par tenter de saisir une des sources les plus communes de la confusion que j’évoquais à l’instant : la religion est en fait passible de deux définitions ou mieux l’histoire des religions comporte deux étapes bien distinctes. Spontanément, nous attribuons à l’idée de religion ce qu’elle est devenue pour nous aujourd’hui : des croyances portant sur l’au-delà du monde humain. C’est bien la réalité même du présent qui nous empêche de voir ou nous fait percevoir de façon déformée ce que la religion a été depuis les origines de l’humanité dans toutes les sociétés humaines.

De tout temps, le religieux a été directement associé et articulé au politique (ce qui peut justifier le titre de cette conférence « le politico-religieux »). Il a représenté autrement dit un mode de structuration de l’espace humain-social. Organisation, structuration, qu’est-ce à dire sinon que la religion renvoie historiquement à une réalité bien plus vaste et bien plus englobante que les croyances individuelles qui par exemple rassemblent les chrétiens en ce lieu chaque dimanche. Un pharaon, un empereur romain, un roi sacré, c’est de la religion, c’est-à-dire des instances organisatrices de la société dont ils sont en quelque sorte la clé de voûte. C’est de ces instances qu’émane toute norme, toute légitimité, tout pouvoir dans la société. Un roi, écrit Marcel Gauchet, c’est un « concentré de religion à visage politique ». Cet exemple seul peut nous aider à comprendre comment de tout temps et en tout lieu la religion a été directement impliquée dans l’agencement du collectif. Et nous saisissons mieux à partir de là comment nous sommes aujourd’hui entièrement sortis de ce monde : chrétiens ou non chrétiens, nous trouverions tous incongrus de mêler Dieu à nos affaires politiques.

Se pose dès lors la question : qu’est-ce qui structure et organise le collectif aujourd’hui et fait de notre univers moderne, une exception à l’échelle de l’histoire humaine (mais une exception qui est en train de se généraliser à l’ensemble de la planète) ?

Eh bien, c’est le politique dont on peut donner une définition finalement assez simple : le politique, c’est l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence même des communautés humaines. Il est, disons-nous, instituant au sens où c’est la société qui doit se donner à elle-même ces conditions. Elle ne les trouve pas dans la nature mais elle ne peut non plus se les donner dans une pleine conscience, par une sorte de contrat passé entre ses membres. C’est cet entre-deux que la sociologie a identifié depuis son origine par le concept d’institution. Je cite Marcel Gauchet : « [Une communauté humaine] relève de l’institution, en ceci qu’elle produit elle-même sa cohésion et son identité, qu’elle les reproduit en permanence (…). Le politique est ce qui pourvoit les communautés humaines de leur propriété la plus décisive et la plus énigmatique : leur réflexivité en acte ». C’est à cette énigme qu’est censée se vouer ma profession, la sociologie. Qu’est-ce que c’est que cette chose bizarre, mystérieuse, que nous appelons société et qui ne fait justement pas partie des choses ? Une société n’est pas une chose. Elle n’existe pas positivement comme ce pupitre, cette chaise, etc. Elle n’existe qu’en se faisant et en agissant en permanence sur elle-même, en se réfléchissant à travers cette action même.

Mais comment une société peut-elle agir sur elle-même, se réfléchir elle-même ? C’est ici que nous voyons poindre les raisons de son association multimillénaire avec la religion, je vais y venir. Mais réfléchissons d’abord un instant si vous le voulez bien à ce que veut dire réfléchir ! Quand nous disons « je réfléchis », cela veut dire que nous opérons en nous-même une scission, une division, une séparation entre deux parties de nous, une partie qui réfléchit et l’autre qui est réfléchie. Nous entrons en relation avec nous-même à partir d’un point de vue que nous posons comme extérieur à nous-même bien qu’il vienne de l’intérieur de nous : le dedans ne se connaît et ne s’éclaire qu’en prenant appui sur un dehors.

Cette propriété fondamentale, nous pouvons l’appliquer aux collectivités humaines : elles ne peuvent avoir de prise sur elles-mêmes et disposer d’elles-mêmes qu’en se mettant à distance d’elles-mêmes. D’ailleurs, soit dit en passant, ce n’est qu’à l’intérieur de ces collectivités humaines ainsi organisées que nous recevons notre capacité de réflexion individuelle, ce n’est pas encore une fois une donnée de nature. C’est ce processus d’extériorisation que nous pouvons voir à l’œuvre dans trois registres ou trois dimensions principales du politique : le pouvoir, la norme, le conflit. Le pouvoir met à distance celui qui parle au nom de tous. La norme est ce qui s’impose à tous identiquement, comme du dehors, et qui n’appartient à personne en particulier. Le conflit est ce qui divise les hommes entre eux mais qui, par là-même, fait paradoxalement ressortir ce qui les unit : ils se divisent tous sur ce qui les unit, et mettent ainsi en évidence cette totalité à propos de laquelle ils s’opposent.

C’est ce rapport réflexif que l’humanité entretient avec elle-même à travers le politique qui a rendu possible sur la très longue durée l’intrication historique du politique et du religieux. Le politico-religieux peut se définir comme une manière d’exercer cette réflexivité en acte qui implique le pouvoir, la norme, le conflit, le changement, toutes ces caractéristiques propres à l’espèce humaine et qui relèvent précisément du politique. Mais c’est une manière éminemment paradoxale puisque tout en reconnaissant ces ressources qui lui garantissent sa possession d’elle-même, elle s’en dépossède. Elle les met en œuvre mais sur le mode de la dénégation, en les refusant et en les conjurant : le pouvoir, la norme, le changement ne viennent pas de nous mais d’autres que nous à qui nous devons tout ce que nous sommes, des ancêtres, des héros, des dieux. L’extériorité interne caractéristique du politique se mue ici en extériorité externe, l’extériorité politique en extériorité religieuse qui institue l’humanité sous le signe de la dépendance et de la dépossession.

Appréhender cette définition, vous l’aurez compris, suppose une disposition mentale sensible au caractère paradoxal et contradictoire de la condition humaine. La religion, écrit Gauchet, c’est au plus profond, le « choix qu’a fait depuis toujours l’humanité de se posséder en consentant à sa dépossession ». « Enigme par excellence de l’histoire humaine », « paradoxe capital qui contient la clé de toute notre histoire », notre auteur ne tente jamais de dissimuler ni même d’atténuer le caractère hautement paradoxal de sa définition. Et, proposition d’apparence a priori absurde et scandaleuse pour tout sociologue des religions au fait de l’universalité du phénomène religieux, il enfonce le clou : la religion (ou mieux le politico-religieux) est un phénomène historique qui aurait pu ne pas exister et dont l’histoire européenne a pour caractéristique principale de nous en avoir fait sortir.

Mais, tout en reconnaissant son adhésion à la solution laïque, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, du religieux et du politique (solution que l’on pourrait d’ailleurs tout aussi bien nommer la solution chrétienne), il revalorise l’intention religieuse primordiale faite de dépendance et de dépossession. « Tout se passe comme si l’humanité n’avait pu manifester sa possession définitionnelle d’elle-même que par sa dépossession métaphysique ». Autrement dit, elle a dû, pour parvenir à se définir elle-même, se donner pour définition de ne pas se définir puisqu’elle se vivait définie par d’autres depuis ailleurs qu’elle-même.

Témoin de cette revalorisation qui rompt avec le militantisme antireligieux des auteurs des 18ème et 19ème siècles (comme Marx, le fameux « opium du peuple ») mais qui s’inscrit dans le sillage du fondateur de la sociologie, Durkheim, un texte peu connu au titre significatif, « Ce que nous avons perdu avec la religion ». J’en cite deux courts extraits. « Ce quelque chose qui se dérobe à nous, et que nous devions, à mon sens, à l’héritage des religions, c’est ni plus ni moins ce qui nous permettait d’appréhender nos sociétés comme des ensembles cohérents et d’envisager d’agir globalement sur elles pour les transformer de manière concertée, quelle que soit ensuite la façon de concevoir cette action transformatrice ». Deuxième extrait. « Nous jouissons d’une liberté inégalée de nous gouverner nous-mêmes, chacun dans notre coin et pour notre compte. Mais l’horizon du gouvernement en commun, lui, s’est évanoui. L’idée d’une prise sur l’organisation de notre monde n’a plus ni support, ni instrument, ni relais. Nous ne pouvons plus guère imaginer l’action historique que comme la résultante d’une myriade d’initiatives dispersées, toutes légitimes et toutes fermement décidées à ne rien céder sur leur indépendance. Nous ne pouvons plus imaginer la coexistence humaine, en d’autres termes, que sous les traits d’un marché généralisé, comme le seul mode de réalisation de la compossibilité entre des libertés égales ».

La religion n’a-t-elle plus de place dans ce monde que son effacement semble soustraire, provisoirement peut-être, à toute prise d’ensemble ? Il faut ici revenir à ce que je soulignais en commençant cet exposé : la religion est en fait passible de deux définitions bien distinctes, ce qui rend d’ailleurs périlleux et difficile de nommer ce qu’elle est devenue pour nous. La religion a perdu sa fonction sociale mais elle est toujours là : elle n’est pas, loin de là, une dimension purement et simplement dépourvue de sens. S’étant intégralement défonctionnalisée sur le plan social au profit d’un fonctionnement social intégralement indépendant de la religion, elle est toujours là et bien là. Elle se définit désormais et de plus en plus par ce que Gauchet appelle « son ancrage anthropologique », ce qui dans la constitution de l’homme en fait un être de religion ou un être susceptible de religion. Ni la science, ni la politique, ne répondent aux questions que nous nous posons tous quant à notre voyage ici-bas : pourquoi suis-je né ? qu’est-ce que je fais ici ? vais-je disparaître à jamais et être oublié de tous, comme si je n’avais jamais vécu ? Nous ne sommes qu’au tout début de cette nouvelle histoire du religieux dont cependant nous pouvons déjà discerner quelques contours dans l’actualité. Et en premier lieu, celui-ci qui est saisissant : les religions sont de plus en plus entièrement orientées vers ce projet de paix perpétuelle que j’évoquais en commençant. Elles ont, à mon sens, un rôle crucial à y jouer en tant qu’instances de dialogue entre les cultures et les civilisations.

Vous m’excuserez d’avoir fait ce long détour avant d’en arriver au sujet qui nous occupe cette année. Il était nécessaire, me semble-t-il, pour sortir des approximations hasardeuses dont la question de la violence fait l’objet, particulièrement dans le traitement que lui réservent les médias. Remarquons encore que le thème de la violence n’est pas central dans l’œuvre de Marcel Gauchet à la différence des thèmes du conflit, de la contradiction et de la folie qui la sous-tendent et l’orchestrent de part en part. C’est par exemple la contradiction et la folie délirante qui sont au cœur de son dernier ouvrage sur les totalitarismes : les violences apocalyptiques et cataclysmiques qui ont marqué le 20ème siècle en sont une conséquence et non une cause. C’est également les contradictions que génère, via la globalisation, la modernisation accélérée des espaces extra-occidentaux, processus endogène et qui a pris dix siècles pour l’Occident, alors qu’il est vécu comme exogène pour les sociétés qu’il touche aujourd’hui, qui sont susceptibles de rendre compte de la virulence qui caractérise les fondamentalismes religieux contemporains : l’appropriation des outils techniques, économiques et scientifiques forgés en Occident, bien que souhaitée et recherchée, représente également une menace identitaire génératrice de convulsions telluriques. Et rien d’étonnant si c’est dans l’aire arabo-musulmane que celles-ci se sont le plus exacerbées puisqu’ici le sentiment millénaire de supériorité vis-à-vis des occidentaux, identifiés comme chrétiens, se transforme en sentiment d’infériorité et d’humiliation. Mais de nouveau, tous ces phénomènes n’ont rien à voir avec une religion qui porterait en elle la violence comme l’orage porte la foudre.

Le point capital est donc celui-ci : de même qu’il y a deux étapes distinctes dans l’histoire de la religion, il y a également deux étapes dans l’histoire de la violence. Le point de passage de l’une à l’autre, le tournant majeur de l’histoire de ce point de vue, c’est très clairement pour Gauchet la prédication de Jésus Christ. Son histoire politique de la religion consacre des pages lumineuses à la personne et au message du Christ. Celles-ci, hasard ou volonté délibérée de l’auteur,  je ne sais, prennent d’ailleurs place juste au centre du livre, comme s’il s’agissait de marquer que nous sommes bien là au centre de l’histoire politique de la religion, à l’endroit même où elle bifurque.

Quel meilleur endroit que celui-ci pour vous en lire une page cruciale. Après avoir expliqué en quoi Jésus fonctionne en réalité comme un messie à l’envers, en ce qu’il occupe une place humble, tout en bas de la pyramide sociale alors qu’on attendait au sommet le messie, roi de la fin des temps destiné à destituer l’empereur pour faire triompher son peuple et réconcilier mystiquement la terre entière avec la loi du ciel, Gauchet continue : « Car il ne fait pas qu’aller se situer à l’opposé de la place par avance assignée au monarque messianique. Il enseigne le contraire de ce qu’eut été son message et sa norme implacable. Là où le roi des derniers jours eut appelé à la guerre, Jésus annonce l’amour . La loi de l’autre monde, autrement dit, celle dont il porte témoignage, n’a rien à voir avec les suprêmes impératifs de la puissance en ce monde. La victoire de la vraie foi, ce ne sera pas le rassemblement de tous les hommes sous un règne unique conjoignant lui-même le ciel et la terre ; ce sera le renversement complet de ce qui fut l’universelle règle des hommes. Vivre selon la vérité de l’autre monde, c’est se délier de ce qui est l’obligation par excellence aux yeux de ce monde, à savoir la réciprocité violente, la voie du sang, le désir de vengeance comme dette envers sa communauté d’appartenance. Au principe de la guerre, il y a la contrainte même du lien de société, du plan le plus humble de la solidarité de groupe et du tribut à lui payer au plan de l’idéal politique le plus élevé, à savoir la réalisation belliqueuse de la paix par l’unité du pouvoir terrestre. De la quotidienne loi du talion au dessein illimité de conquête, sa nécessité est celle ni plus ni moins du primat du collectif et de sa réaffirmation, voire, dans le cas de l’assaut donné au monde, de sa réalisation pleine et parfaite sous la forme d’une communauté universelle capable d’intégrer absolument les êtres dans son ordre dans la mesure où elle serait elle-même absolument unie à l’ultime fondement. Il faut avoir cet enjeu à l’esprit pour apprécier l’incommensurable portée du retournement christique. L’amour, c’est en vérité la distance intérieure de l’individu au lien de société, sa déliaison intime de l’originelle obligation de communauté. Non pas leur rejet ou leur contestation ouverte : leur désertion silencieuse et privée. Jésus ne déclare pas dissous l’ancien principe d’appartenance et le système des devoirs qui l’accompagne. Il désigne et instaure à côté une toute autre compréhension de l’obligation, à base d’autonomie du cœur. Il ne fonde pas un ordre individualiste. Mais il suscite une personne, un individu du dedans entièrement dégagés du point de vue de la règle à laquelle ils obéissent, et des fins qu’ils poursuivent, de la loi de l’inclusion qui régit ce bas monde ».

L’essentiel est dit dans ce paragraphe : au principe de la guerre et des violences qu’elle entraîne, il y a la contrainte même du lien de société, sa nécessité est celle ni plus ni moins du primat du collectif et de sa réaffirmation. Ce que l’on peut encore formuler autrement : pendant des millénaires, la violence et la guerre sont restées des valeurs dominantes. Elles se sont inscrites dans le fonctionnement normal des sociétés humaines comme l’un de leurs rouages essentiels. Elles se présentaient en d’autres termes comme des institutions au service de la cohésion collective que ce soit sous le signe de l’honneur, de la vengeance, de la cruauté, de la guerre. Il faudrait, je n’en ai pas le temps, détailler chacune des manifestations de cette violence que l’on peut qualifier de holiste, en tant qu’elle régénère et refonde l’unité collective, toujours perçue par les anciens comme fragile, exigeant de tous un travail permanent et contraignant pour assurer sa reproduction et son entretien, travail dont les formes sont hautement codifiées et ritualisées. Je n’en prends qu’un exemple : les véritables tortures que font subir à leurs adolescents, lors des fameux rites de passages, les sociétés dites primitives. Ce dont il s’agit là, c’est de marquer l’appartenance dans le corps même de leurs membres, là où elle ne peut en aucun cas être effacée.

Cette forme de violence ne s’est évidemment pas éteinte d’un seul coup. Mais peu à peu, la violence, la cruauté, la guerre, valeurs positives et dominantes dans l’ordre traditionnel, en sont venues à basculer entièrement du côté du non-sens, du pathologique et de la transgression. Le déclin de la violence a cheminé à travers un lent processus de civilisation qui s’est amplifié à partir du 16ème siècle et qui s’est radicalisé depuis la fin des années 1960. Il a débouché aujourd’hui sur ce que Lipovetsky appelle une « escalade de la pacification ». Les statistiques rassemblées par les historiens de la violence comme Jean-Claude Chesnais confirment le mouvement : rixes, crimes d’honneur, crimes de sang, bref, toutes les manifestations de la violence holiste, ont commencé à chuter dès le 19ème siècle et ont atteint un plancher au milieu du 20ème siècle. Telle est bien notre histoire : la violence, la guerre, la cruauté, qui ont été pendant des millénaires et dans toutes les sociétés des valeurs dominantes, qui ont fait l’objet d’obligations morales impérieuses (pour l’honneur, la gloire, la vengeance, le sacrifice, la conquête), se sont vidées de leur sens et n’inspirent plus aujourd’hui à chacun d’entre nous qu’un dégoût horrifié.

Les formes de violence qui se développent ensuite sont d’une toute autre teneur et d’une toute autre nature : elles relèvent d’une forme de violence que l’on peut qualifier d’individualiste. C’est par exemple la délinquance qui connaît un développement exponentiel à partir du début des années 1960. Ces nouvelles violences ne sont évidemment pas négligeables et sont d’autant plus vivement ressenties par les individus contemporains qu’elles contrecarrent un de leurs plus puissants idéaux : vivre en paix. La délinquance s’inscrit ainsi dans une série de phénomènes relevant typiquement de l’hyperindividualisme qui prévaut aujourd’hui et qui touche en premier lieu les catégories sociales et les classes d’âge les plus directement privées de repères et d’ancrage : drogue, suicide, désœuvrement, dépression, etc. Une situation de crise qui semble s’amplifier dramatiquement aujourd’hui.

Une crise qui se présente à nous sous la forme d’un double défi : du côté des individus, elle exigera un sursaut que l’on peut sans hésitation qualifier de spirituel. A l’autre bout du spectre, du côté du collectif, se profile le grand défi qui nous attend : comment refaire du politique sans disposer des puissants moyens qu’offrait le monde ancien et en particulier sans la guerre ?

Jean-Marie Lacrosse

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