Les rapports entre République et religions

Billet publié sur le blog autheuil.org le 29 mai 2013.

L’évolution du fait religieux en France suscite de nombreux débats sur les rapports entre République et religions, comme en témoigne le dépôt régulier de propositions de loi sur la laïcité. C’est afin de nourrir la réflexion de ses membres que le groupe d’études sur la République et les religions, présidé par M. Jean-Pierre Barbier, UMP, Isère, a auditionné sur ce thème M. Marcel Gauchet, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le mardi 28 mai de 18h à 19h30 à l’Assemblée nationale – salle 7042, 103 rue de l’Université – Paris 7e.

J’ai assisté dernièrement à une audition de Marcel Gauchet, dont je suis un grand fan. Une fois de plus, je n’ai pas été déçu, et en plus, j’ai appris des choses. Le thème était très large, Religions et République, ce qui laissait à Marcel Gauchet la liberté de partir un peu où il voulait.

Il analyse la situation actuelle comme le télescopage d’une évolution de fond avec deux éléments nouveaux. L’évolution de fond, c’est l’apaisement de la vieille querelle entre la République et l’église catholique. Cette dernière a renoncé à fixer le cadre de la vie collective, et même si elle continue à porter et affirmer des valeurs, elle n’est plus dans la position intransigeante où elle entendrait les imposer comme c’était le cas au XIXème siècle. La société a également évolué, en reconnaissant de plus en plus les religions comme appartenant à la société civile, avec les mêmes droits que les autres organisations. On est loin des tentatives radicales du débuts du siècle d’isoler les églises et de les museler. Il constate aussi une convergence européenne, avec une tendance à la séparation dans les pays, notamment protestants, où les églises sont officielles. Les deux éléments perturbateurs récents sont l’émergence massive de l’islam et la montée d’un individualisme très fort, qui s’accompagne d’une montée des identités et d’une demande très forte de reconnaissance publique.

Il appuie aussi sur un point trop souvent occulté, mais essentiel : le recul effarant de la culture religieuse, et surtout, de la simple connaissance. Pour une partie grandissante de la population, la religion est devenue quelque chose d’étrange et d’étranger. Non seulement ils ne comprennent plus les références et les symboles, mais le fait même d’être croyant leur est étranger. Cela s’accompagne d’une très grande tolérance envers les croyances, même les plus farfelues, tant qu’elles restent de l’ordre de l’intime, et d’une très grande intolérance pour les manifestations et l’expression des croyances dans l’espace public. Ce rejet est décuplé par le fait que beaucoup ne comprennent plus ce qu’est la religion. C’est un phénomène qu’on ne retrouve qu’en Europe, qui fait figure de bizarrerie. Les Américains par exemple, n’arrivent pas à nous comprendre sur ce sujet (et c’est réciproque) tellement les matrices culturelles et intellectuelles sont devenues divergentes. L’Europe est devenue un désert religieux.

Il a ensuite développé une vision de l’islam très intéressante. Il commence par noter que l’islam en France est une religion culturellement marginalisée, très inorganisée et s’adressant à des pauvres. L’islam est une religion qui n’a pas de moyens, qu’ils soient matériels, intellectuels ou « sociaux ». Il faut ajouter à cela de grandes divisions internes, la communauté musulmane étant davantage structurée par le pays d’origine des immigrants que par des aspects religieux. Enfin, il note qu’une des difficultés pour l’islam à s’inscrire dans le paysage des pays occidentaux vient du fait qu’en plus d’être une religion, l’islam est aussi une civilisation, ce que ne sont pas, ou du moins ne sont plus, les confessions chrétiennes. Sur beaucoup de sujets, et Marcel Gauchet prend l’exemple très parlant du statut de la femme, l’islam est encore dans la situation du catholicisme d’il y a un siècle. Le « problème » de l’islam en France, et des phénomènes de rejet qu’il peut susciter vient de ce retard d’évolution de l’islam, doublé d’une évolution de la société européenne qui rejette les phénomènes religieux, dans une forme de rejet de son passé qui trouve à se cristalliser sur l’islam.

Là où Marcel Gauchet prend de la hauteur de vue, c’est qu’il est assez optimiste pour l’avenir. La situation de l’islam en Europe ne peut que s’améliorer. Nombre de musulmans de la deuxième génération sont très bien intégrés et commencent à acquérir des positions sociales et économiques intéressantes. L’islam devient moins pauvre matériellement, commence à avoir des cadres qui tiennent socialement et intellectuellement la route, construit des lieux de culte. Pour Marcel Gauchet, il faut favoriser cette consolidation, notamment en aidant à la formation des imams et des cadres. Les choses progressent bien plus qu’on ne le pense. Il expliquait par exemple que les meilleures éditions de textes anciens de l’islam ne sont pas faites à l’université Al-Azhar en Égypte, mais en Allemagne, pays où la communauté turque a des moyens, du fait de l’existence de l’impôt religieux. Dans 20 ans, le centre de gravité intellectuel de l’islam, les lieux « où ça se passe » seront en Europe (si ce n’est pas déjà le cas). Cet islam sera élaboré par des musulmans acculturés à l’occident, et ça rejaillira forcément sur l’ensemble du monde musulman, où cet islam d’Europe aura un rôle moteur.

Marcel Gauchet est également optimiste car pour lui, le multiculturalisme n’existe pas en Europe, et qu’au contraire, la communauté musulmane, bien qu’ayant encore des différences visibles et importantes, partage beaucoup de valeurs et de positions avec le reste de la communauté nationale. Il y a une volonté d’intégration, et les actes de violences spectaculaires mais isolés ne sont finalement que des signaux d’une réaction inévitable, vu l’ampleur de l’acculturation en cours dans cette communauté.

Concernant la situation globale des religions, il constate une évolution qui va dans trois directions, parfaitement illustrée par l’église catholique. Il y a une individualisation de la croyance et de la pratique, qui n’empêche pas les pratiques communautaires, mais qui est marquée par le fait que, de plus en plus, il n’y a de pratique religieuse que par adhésion. La pratique « sociale » est en train de disparaître. Il y a aussi une plus grande demande de visibilité, les religions demandant finalement à être traitées et reconnues dans l’espace public au même titre que les autres acteurs que sont les associations, les syndicats. Enfin la troisième direction est celle d’une montée de l’utilisation des religions à des fins identitaires. Là encore, c’est flagrant avec l’église catholique, qui est en train de muer. On passe d’une organisation qui se veut englobante et universelle à une minorité qui se pense et agit comme telle. Cela rejoint les deux autres évolutions, on appartient à une religion par adhésion personnelle à un corpus de croyances et de pratiques, sans la moindre obligation sociale, dans laquelle on puise une partie de ce qui fait son identité personnelle, qu’on demande aux pouvoirs publics de « reconnaître » comme légitime, et notamment à s’exprimer dans l’espace public.

Les récriminations des laïcards, pour qui la parole des religions, et tout particulièrement de l’église catholique, est forcément et nécessairement illégitime, ne sont plus audibles et reçues, car les choses évoluent et eux ne bougent pas. D’ailleurs, il constate que le milieu laïcard militant, version radicale de la IIIe république, est en train de se déliter. Son terreau sociologique, le milieu enseignant, a beaucoup évolué et ne considère plus ce sujet comme central. C’est doublé, pour Marcel Gauchet, par un certain épuisement intellectuel de ce milieu laïcard, qui peine à répondre de manière positive aux « questions ultimes » et se complaît dans la dénonciation d’autant plus stérile et violente que le dernier carré est conscient du déclin. C’est clair que le déclin de la production intellectuelle des loges francs-maçonnes est visible depuis longtemps, et qu’ils arrivent au bout de leurs réserves.

Une audition donc passionnante, qui s’est terminée sur des remarques sur le poids de l’histoire, et la nécessité, pour les élus, de réaliser l’équilibre entre la reconnaissance de droits pour les individus, qui tend à faire éclater le groupe, et le poids de l’histoire, qui est finalement l’un des ciments communs de la Nation, celui que tous ceux qui vivent sur un territoire partagent peu ou prou. A l’heure où les élus, qu’ils soient de droite, mais surtout de gauche, tendent à pratiquer les reconnaissances à tout va, notamment de « droits », parfois sur le mode de la flagellation, j’ai trouvé cette remarque d’une grande sagesse. Notre histoire est notre ciment commun, il faut le préserver si on ne veut pas que la Nation éclate.

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