Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Pro J, n°9, mars-mai 2014.
Comme chaque fois que sortent les résultats des fameux tests PISA (1) – faut-il encore rappeler le sens de cet acronyme tant il a gagné mondialement en célébrité depuis sa première édition en 2000 – nous avons droit à un déluge de commentaires et d’analyses dans les médias, tous pays confondus. Ainsi si l’on tape « Pisa 2012 » dans Google actualités on obtient 116.000 entrées. Certes chacun des médias nationaux se penche avant tout sur ses propres résultats mais il est des pays qui suscitent à chaque épreuve un intérêt global, les premiers de la liste évidemment, et parmi ceux-ci, pour les européens en tout cas, la Finlande. Ce pays nordique, rappelons-le, avait créé la surprise en se classant parmi les « top performers » dès la première épreuve (en 2000), puis en confirmant et même en accentuant sa suprématie en 2003 et 2006, avant de fléchir légèrement en 2009 sans cependant quitter le peloton de tête en compagnie des incontournables pays asiatiques Hong-Kong, Corée du Sud, Shanghai, Singapour, etc. Il est dès lors un peu étonnant que personne, à ma connaissance en tout cas, n’ait attiré l’attention sur sa relative dégringolade en 2012. Certes la Finlande reste 5ème en science et 6ème en lecture et premier pays européen dans ces domaines derrière les habituels champions asiatiques. Mais en mathématiques, elle recule à la 12ème place, dépassée en Europe même par le Lichtenstein(!), la Suisse, les Pays-Bas et l’Estonie, évidemment derrière les indépassables tigres d’Asie.
Cette discrétion ne serait pas si étrange si la Finlande n’avait acquis entretemps le statut d’un véritable « mythe moderne » (2). Plus la crise de l’éducation se renforçait, plus le marasme de l’école s’accentuait et plus la référence à la Finlande prenait une dimension proprement salvatrice. « Inspire-toi du modèle finlandais » voilà ce que l’on répétait inlassablement aux enseignants exténués par les difficultés croissantes du métier, difficultés constatées, à des degrés divers bien sûr, à tous les niveaux et dans tous les secteurs de l’enseignement.
Que nous disaient en substance les nombreux pèlerins de retour de leur voyage dans cet éden éducatif ? Car, flatté de cette renommée mondiale, jointe à celle de ses fameux téléphones portables (l’entreprise Nokia et le système public d’éducation finlandaise ont été fondés à peu près à la même date, au début des années 1860), ce pays notoirement modeste et discret avait su en tirer le meilleur parti, en organisant et en canalisant des visites guidées centrées autour de quelques expériences-phares. En une dizaine d’années la Finlande était devenue un haut lieu de tourisme éducatif et exportait partout dans le monde au même titre que ses GSM, ses conseillers experts en éducation. Le message des pèlerins rentrés au pays était clair et sans ambages : la réussite de la Finlande vient de ce qu’elle a su aller jusqu’au bout de l’innovation pédagogique alors que nos systèmes éducatifs sont restés en rade au milieu du gué. N’en prenons pour exemple qu’un texte qui a beaucoup circulé : le compte rendu que fait Paul Robert, principal du collège Nelson Mandela de Clarensac (Gard), de sa visite d’étude en 2006, une visite regroupant 18 responsables éducatifs, issus de 14 pays, de la Norvège à la Turquie (3). « Tout au long de ma visite, nous dit le principal, je n’ai pas assisté à un seul cours magistral. J’ai toujours vu des élèves en activités, seul ou par groupe, j’ai toujours vu des professeurs sollicitant leur participation et attentifs à leurs demandes (…). Certes, on connaît en France, les méthodes dites « actives ». Mais on ne peut affirmer encore aujourd’hui qu’elles se soient généralisées. Dans la pratique combien observe-t-on de cours magistraux où l’élève passe le plus clair de son temps à copier la leçon ? La Finlande veut que ses élèves accèdent au savoir avec enthousiasme et cela n’est possible qu’en les rendant pleinement acteurs de leur apprentissage ».
Précisons bien qu’il ne s’agit pas de caricaturer le texte de Paul Robert (4) qui propose par ailleurs beaucoup d’observations justes et pertinentes. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit : il y va ici d’un diagnostic d’ensemble sur la crise de l’éducation vis-à-vis duquel, quasi instinctivement, j’ai pris d’emblée distance, non sans me heurter à de multiples incompréhensions et critiques de la part de mes collègues de l’enseignement supérieur voire même à passer, suprême insulte, pour un « réactionnaire ». En fait, quand j’y repense, j’ai toujours trouvé largement ridicule, ici comme en d’autres domaines, la résurgence de cette querelle des anciens et des modernes, cherchant plutôt d’emblée un équilibre entre pédagogie « transmissive » et pédagogie « active » (je mets ces termes entre parenthèses car tout le monde sait quelle intense « activité » cérébrale est mobilisée par l’écoute attentive d’autrui !). Pendant 25 ans, mon enseignement s’est partagé entre un cours « magistral » de Sociologie générale, où j’attendais de mes élèves un silence absolu, condition indispensable à l’appropriation des contenus, tout en réservant au minimum ¼ du temps disponible pour les questions et objections, et un cours d’Initiation à la démarche sociologique ou j’agissais comme personne-ressource, laissant la plus large place à l’activité et à la recherche personnelle des élèves. Je mettais là en œuvre implicitement et spontanément un diagnostic explicitement formulé et puissamment argumenté dans le dernier livre de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, « Transmettre, apprendre » (Stock, 2014), dont je me permets de citer le quart de couverture qui résume le problème mieux que je ne pourrais le faire :
« Apprendre, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela suppose ? Par quelles voies est-ce que cela passe ? A ces questions l’école contemporaine apporte une réponse catégorique : l’école traditionnelle s’est trompée, elle a voulu transmettre des connaissances détenues par un maître en les inculquant à des élèves passifs. Cette pédagogie de l’imposition ne marche pas. Il faut lui substituer une pédagogie active faisant de l’enfant l’acteur de la construction de ses savoirs. Nous sommes au moment où cette réponse se révèle aussi fausse, dans sa demi-vérité, que la philosophie antérieure. Il en résulte que l’école d’aujourd’hui est plongée dans une incertitude complète sur la nature de l’opération qu’il lui revient d’effectuer. Tout est à reprendre, à commencer par l’opposition supposée entre activité de l’élève et transmission de savoir ».
En route pour la Finlande
C’est dans cet état d’esprit un peu dubitatif vis-à-vis des explications généralement avancées que j’ai décidé de prendre à mon tour mon bâton de pèlerin, profitant des vacances éternelles que m’offre notre doux et « cher » Etat Social. Dubitatif, je dis bien, quant aux explications avancées car sur le fond, j’ai tendance à faire confiance à la maxime «il n’y a pas de fumée sans feu… ». Même si le feu est souvent ailleurs qu’on ne le croit. Le vélo n’est-il pas le moyen de transport idéal pour entreprendre un pèlerinage et aller enquêter sur un miracle ? Parti dans le sens inverse des pèlerins de Compostelle, j’ai donc quitté la Belgique en vélo à la mi-mai 2012 pour rejoindre Helsinki fin juin après avoir traversé l’Allemagne, le Danemark et la Suède. Le mois de juillet est évidemment celui qui convient le moins pour le tourisme éducatif. Je l’ai mis à profit pour lire tout ce qu’il fallait lire sur le sujet, rencontrer informellement de jeunes enseignants restés en ville (la plupart des Finlandais, s’ils ne migrent pas vers le sud, vont passer juillet dans leur « cabane » au bord de la mer ou d’un lac), et prendre des contacts pour planifier un second séjour à la mi-septembre soit au début de l’année scolaire.
Mes lectures m’ont vite persuadé qu’il y avait trois auteurs à rencontrer en Finlande : un sociologue de Helsinki, Hannu Simola, très critique vis-à-vis des explications du miracle finlandais et de la forme prise par les comparaisons internationales en général, un professeur de mathématiques de l’université de Joensuu et le directeur du CIMO (Centre pour la Mobilité et la Coopération Internationale, du Ministère de l’Education), Pasi Sahlberg. Hannu Simola est resté au bord de son lac et était presque scandalisé qu’on ose le solliciter en plein mois de juillet. Georges Malaty, professeur d’origine égyptienne, proche de la retraite, ayant transité par ce bastion de la pensée mathématique qu’a toujours été la Russie, m’a patiemment expliqué comment il avait consacré toute sa vie à élever le niveau des maths en Finlande par la création de clubs mathématiques (« en Belgique, vous êtes bien plus forts en maths qu’ici »). Il s’était récemment retrouvé à la tête d’un mouvement regroupant la plupart des professeurs de mathématiques de l’enseignement supérieur constatant que l’accent mis sur la résolution de problèmes pratiques, en vue entre autres de préparer les élèves pour les tests PISA, avait affaibli leur compréhension des concepts et des raisonnements de base en mathématiques, carences qu’ils devaient péniblement s’efforcer de combler pendant leurs premières années à l’université.
Les vraies leçons finlandaises
Quant à Pasi Sahlberg, j’avais eu la chance de me procurer son livre « Finish Lessons. What can the world learn from educational change in Finland » (5) lors de mon passage à Stockholm. Ce livre, publié aux USA par l’université de Columbia en 2011, l’avait instantanément rendu célèbre dans l’ensemble de la technostructure mondiale des systèmes éducatifs placée sous l’égide de l’OCDE. Il est devenu en quelques années le document de référence des opposants Anglo-Américains à ce qu’il appelle le GERM (Global Educational Reform Movement). J’ai pu le rencontrer à Helsinki entre deux tournées mondiales en Australie et au Canada, en faisant valoir que, s’il avait reçu des milliers de visiteurs étrangers, j’étais sans doute le premier à être arrivé à Helsinki…en vélo. « OK, John, rendez-vous à 11h au centre de la place Hakaniemi (la place du marché). Mon vélo est rouge vif, facile à reconnaître… ». La visite était plus honorifique qu’autre chose. Elle m’a permis de lui faire dédicacer un livre que j’avais intensément potassé pendant les deux semaines précédentes.
Et en effet, ce livre était à lui tout seul un véritable événement. Il faut savoir que Pasi Sahlberg était un « insider » dans le dispositif de la mondialisation néo-libérale. Il avait un moment travaillé à la banque mondiale et rédigé pour cette institution le rapport concernant la Finlande. Or le livre démontrait de façon très convaincante que ce qui avait amené la Finlande au sommet du classement était largement dû à sa capacité de s’éloigner et de se démarquer des voies et moyens préconisés par les instances de la globalisation, entre autres de l’utilisation d’indicateurs standards de « compétences » débouchant sur … les classements PISA. Par un subtil jeu de mot, il y traitait le GERM (Global Educational Reform Movement) de « virus », montrant comment ce qui n’était au départ qu’un échange peu formalisé de politiques et de pratiques éducatives, entamé au début des années 1980, était devenu une « nouvelle orthodoxie en matière d’éducation », le « virus » s’étant rapidement propagé à partir des Etats-Unis.
La réforme se donnait trois objectifs : 1. instaurer un nouveau paradigme de l’apprendre, centré sur l’apprenant, que j’ai évoqué plus haut ; 2. s’assurer que tous les élèves sans exception ont accès à l’éducation, ce qui agit dans le même sens que le premier objectif : déplacer l’attention du « teaching » de quelques uns vers le « learning » de tous suppose forcément la mise en place de standards communs de l’apprendre ; 3. une tendance à la décentralisation et à la responsabilisation des institutions scolaires locales instaurant entre elles une compétition par les résultats. Ces objectifs communs supposaient la mise en œuvre de moyens communs : la standardisation accentuée par les systèmes de tests extérieurs et d’évaluation permanente ; le recentrage sur des noyaux de compétence déterminant principalement un niveau de base de « literacy » et de « numeracy » (je m’excuse pour le lecteur francophone mais ces termes anglo-saxons sont franchement intraduisibles, comme d’ailleurs le terme « learning », que le mot « apprentissage » rend très mal et que l’on ne peut traduire qu’en créant des néologismes « l’apprendre », « l’apprenant », etc.) ; des curriculums prescrits au niveau global (on retrouve ici les fameuses « compétences » qui ont pour effet de juguler l’inventivité des enseignants) ; le transfert vers l’école de modèles de management issus du monde des affaires et de l’entreprise paralysant toute tentative des enseignants et des écoles de tirer les leçons issues du passé et de leurs échanges informels ; enfin les politiques de responsabilisation des institutions « intimement liées aux processus d’accréditation, de promotion, d’inspection et, en fin de compte, de récompense et de punition des écoles et des enseignants ».
Tous les enseignants auront reconnu dans ces programmes les grandes orientations éducatives qui leur ont été ici comme ailleurs proposées voire imposées depuis le début des années 1980, années fatidiques du tournant idéologique néo-libéral.
Voilà donc un livre qui explique que si la Finlande s’est retrouvée en tête des classements mitonnés par l’OCDE, c’est très largement parce qu’elle s’est tenue à l’écart des mesures que l’OCDE préconisait. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de rébellion ni même de contestation frontale de ces orientations nouvelles. La Finlande, s’appuyant sur sa culture farouchement égalitaire et socialiste, a scrupuleusement mis en place à partir des années 1970 un système éducatif, le « peruskoulu », destiné à « ne laisser aucun enfant en arrière » et c’est entre autres cette visée égalitaire qui lui a conféré un avantage décisif dans les classements PISA. Elle a également largement adhéré aux nouvelles pédagogies importées des USA (héritage déjà ancien de John Dewey), même si elles sont entrées en vigueur tardivement, dans un contexte sur lequel je vais revenir. Mais, sans le savoir ou en ne le sachant qu’à moitié, elle ne l’a pas fait sur le mode d’une rupture brutale avec les principes anciens et notamment la fameuse pédagogie « transmissive ».
C’est sans doute le chapitre 3, situé au centre de l’ouvrage, qui livre la clef principale du succès finlandais. Il s’intitule : « L’avantage finlandais : les enseignants ». J’en cite un court extrait : « Dû en premier lieu à leur statut social élevé, les professeurs ont toujours joui en Finlande d’un grand respect et d’une confiance incontestée. En effet, les Finlandais continuent de regarder l’enseignement comme une profession noble et prestigieuse – à l’égal des médecins, des avocats, ou des économistes – une profession principalement entraînée par un but moral, plutôt que par les intérêts matériels, les carrières ou les récompenses ».
On pourrait conclure, en boutade bien sûr, que le modèle finlandais consiste essentiellement à « mettre l’enseignant au centre de l’école ». Ainsi il manque à la Finlande un système rigoureux d’inspection pour informer le public sur la performance de l’école ou l’efficacité des enseignants, comme c’est le cas aux USA, au Canada ou en Grande-Bretagne. Et les enseignants disposent d’une autonomie professionnelle telle qu’elle leur permet de créer leur propre plan de travail et leur propre curriculum. L’analyse minutieuse et informée de Pasi Salhberg aboutit en fait à cette conclusion paradoxale : si la Finlande a aussi bien réussi aux tests de l’OCDE, c’est parce qu’elle était en réalité le plus mauvais élève de l’OCDE.
La société finlandaise
Pasi Sahlberg n’est donc nullement un pourfendeur des nouvelles pédagogies, bien au contraire. Tous les Finlandais que j’ai rencontrés en étaient d’ailleurs des partisans convaincus. Ce que Pasi Sahlberg porte à la lumière c’est le contexte sociétal à la fois social, politique et historique à l’intérieur duquel ont pris place les innovations pédagogiques, alors que l’idéologie pédagogiste et constructiviste, avec ses raccourcis faits d’exclusivismes et d’unilatéralités, tend à ignorer purement et simplement la société où elles prennent place, ne voyant plus qu’une seule chose, des individus qui réussissent ou qui échouent. Mais, encore une fois, il faut analyser ce contexte sociétal avec soin. Que de fois ai-je entendu de la bouche des Finlandais eux-mêmes cette explication simpliste : « N’oubliez pas que nous sommes un petit pays (moins de 6 millions d’habitants) et une nation très homogène ». L’explication est redoutable et devrait faire réfléchir ceux qui la formulent. Si l’homogénéité culturelle est une condition essentielle de la réussite éducative, est-ce à dire que c’est la diversité et la multiculturalité, dont on ne cesse de nous vanter les mérites, qui ont mis en péril nos systèmes d’éducation ? Certes, la Finlande a mené une politique d’immigration bien plus rigoureuse et bien moins laxiste que la nôtre mais surtout, comme me l’expliquait clairement Mohamed Sabour, professeur de sociologie à Joensuu et lui-même immigré marocain, le patriotisme finlandais, encore aujourd’hui, c’est loin d’être de la rigolade.
Pendant de longs siècles les Finlandais ont été dominés et mis sous tutelle par leurs puissants voisins, les Suédois jusqu’au début du 19ème siècle puis les Russes à partir de 1809 jusqu’à la désintégration de l’empire soviétique en 1991. Ils sont ensuite aussitôt entrés dans l’Union Européenne en 1995. Ils ont ainsi longtemps été hantés par la peur de leur extinction en tant que peuple. Pour ne considérer que la période récente, ils ont payé très cher après la seconde guerre mondiale leur alliance avec Hitler, nouée en 1941 pour bouter dehors l’ogre soviétique qui les avait attaqués, ce qui n’a pas empêché les troupes allemandes de les envahir et a exigé d’eux pour les expulser une « guerre de continuation » selon l’expression consacrée, menée jusqu’en 1945. L’accord passé avec Moscou en 1944 leur a fait perdre une partie de la Carinthie, les obligeant à réintégrer 450.000 personnes venues des territoires perdus et à payer à Staline des sommes faramineuses, s’élevant à 7% du produit national brut.
Voilà des éléments qu’il ne faut jamais perdre de vue si l’on veut comprendre un tant soit peu l’équation finlandaise : une société qui s’est détraditionnalisée et individualisée beaucoup plus tardivement que la nôtre et qui a su édifier sur ce socle traditionnel sauvegardé une modernisation axée essentiellement sur l’éducation. « Il est difficile de comprendre pourquoi l’éducation est devenue un des emblèmes de la Finlande sans examiner ces développements politiques et sociaux succédant à la seconde guerre mondiale, écrit Pasi Sahlberg ». C’est, peut-on penser, ce compromis maintenu entre tradition et modernité, poursuivi au moment même où la « post-modernité » et ses affres se propageait partout ailleurs en Europe, qui pourrait bien expliquer sa proximité avec les asiatiques en tête du classement.
Je rejoins ici une hypothèse formulée naguère par Sophie Ernst à propos du Japon : « Le Japon nous présente une situation qui a peut-être existé aussi en France, ou que nous imaginons avoir existé lorsque nous rêvons d’un âge d’or de l’Ecole Républicaine : un moment où commence à poindre le principe individuel, mais où il est rendu viable par la permanence, à l’insu même de ceux qui croient être entrés dans la modernité, de conceptions et d’attitudes traditionnelles. Toute nouvelle poussée d’individualisme rendant certes les constructions plus cohérentes, mais fragilisant, de fait, l’étayage de cet individu délié du passé et des autres » (6).
Si je cite volontiers ce texte de Sophie Ernst, que j’avais lu dès sa sortie il y a plus de 10 ans, c’est qu’il m’est brutalement revenu à l’esprit lorsque je visitais une école primaire dans une petite ville de la région des lacs, Sotkamo. Sophie Ernst y montrait à propos du Japon comment les principes guidant les pédagogies nouvelles, dans leur dimension strictement pédagogique ou didactique au sens ordinaire du terme, étaient largement mis en œuvre au Japon. « En revanche, écrivait-elle, ce qui est absent au Japon, c’est la priorité donnée à l’individu sur ce qui précède ou encadre l’individu – non seulement la société, mais tout ce qui relève de la société, la tradition, le savoir constitué, la culture, les formes de la politesse, la civilité, la morale ». Son analyse était étayée par une vignette clinique finement disséquée qui m’avait beaucoup frappé à l’époque. Je retrouvais la même ambiance dans cette école de la campagne finlandaise : des enfants précocement formés à vivre et à agir en groupe. Dans les couloirs, on pouvait voir des groupes d’enfants déambuler en file indienne, aussi calmes et disciplinés que joyeux et souriants. Rien à voir donc avec les images-repoussoir de l’école traditionnelle avec sa soi-disant rigidité militaire, sa discipline oppressante, sa soumission béate à des maîtres supposés tyranniques. Des enfants cool et détendus certes, mais se comportant comme « un parmi d’autres », sans chercher, comme on le voit souvent ici, à se singulariser et à s’extraire du groupe.
Cela se passait lors de mon second séjour à la mi-septembre 2012. Mon périple comportait deux hauts-lieux du tourisme éducatif, Oulu et Joensuu mais aussi deux visites hors des sentiers battus, l’une dans cette petite ville de Sotkamo, l’autre dans la banlieue aisée et mondialisée (« nokiaisée ») de Helsinki. Je retrouvais là tous les symptômes de la crise qui touche à des degrés divers nos systèmes éducatifs : par exemple des élèves qui suivent les cours et se placent tout près de l’enseignante lorsqu’ils ont eux-mêmes « décidé » de suivre le cours et qui s’éloignent le plus possible d’elle lorsqu’ils ont « décidé » de marquer ouvertement par leur comportement leur résistance ou leur absence mentale. Et l’enseignante piégée qui oscille entre tentatives de séduction et bouffées de sévérité, le cours tout entier se déroulant dans une ambiance déprimante, faite de malaise et de frustration.
On a donc intérêt, pour la Finlande comme pour le Japon, analysé par Sophie Ernst, à distinguer dans les nouvelles pédagogies les propositions qui relèvent d’une individualisation radicale et d’un véritable « sacre de l’apprenant » (7) et celles qui insistent sur la nécessaire activité de l’enfant et l’importance d’une découverte du savoir par le dedans. « Ce qui rend sans doute bien des discussions stériles et des conflits inutiles, conclut Sophie Ernst, c’est que l’on mêle les deux sortes de propositions, que nous voyons pourtant disjointes dans l’école japonaise ». Et ajouterais-je, sur base de mes propres observations, dans l’école finlandaise…
Retrouver le (bon) sens de l’histoire
« Les faits ne parlent pas ». On sait l’usage abondant que font les dissertations de fin d’étude de cette citation de Poincaré. Ce qui ne veut pas dire qu’on peut les ignorer mais qu’il faut, pour qu’ils se mettent à parler, c’est-à-dire à devenir significatifs, que les faits principaux soient non seulement recensés mais aussi organisés et structurés de façon cohérente. D’où l’importance du cadre d’ensemble à l’intérieur duquel on les situe et qui, dans le meilleur des cas, leur donnera un caractère prédictif. Le livre de Pasi Sahlberg permettait-il de prévoir cette rétrogradation de la Finlande en 2012 ? C’est une question que je posais à tous mes interlocuteurs : pensez-vous que ces succès vont se reproduire et durer ? Leurs réponses, y compris celle de Pasi Sahlberg, laissaient souvent poindre une certaine inquiétude. Son livre s’achève sur un chapitre intitulé « Is the future finnish ? » où il réitère sa conviction que « l’excellence éducationnelle a été atteinte parce que la Finlande a choisi dans sa réforme de l’éducation une voie alternative, souvent quasiment opposée au Global Education Reform Movement » (8). Mais son livre mentionne en passant, sans presque s’y arrêter, des signes d’un possible recul : « Ce qui est alarmant dans PISA 2009, cependant, c’est la découverte que les jeunes Finlandais lisent moins par plaisir qu’ils ne le faisaient il y a 10 ans. La moitié des garçons finlandais ne lisent pas pour le plaisir. Ceci est également clairement visible dans les études nationales portant sur la compréhension à la lecture et les habitudes de lecture en Finlande » (9).
Pasi Sahlberg est actuellement professeur invité à Harvard et on n’a évidemment pas manqué, dans ce pays où son livre avait fait tant de bruit, de l’interroger sur les résultats récents de la Finlande (10). Sa réponse laisse un goût de trop peu : comme les dirigeants de Nokia, les réformateurs finlandais se sont endormis sur leurs lauriers, répond-t-il en substance. Une réponse qui est à l’image de l’ensemble de son livre et de sa posture intellectuelle : partagé (déchiré ?) entre une posture technocratique de réformateur, c’est l’aspect le plus explicite, et un sens aigu de l’histoire en train de se faire que l’on attend en premier lieu d’une sociologie ou d’une philosophie politique dignes de ce nom.
Si, en ce qui me concerne, je posais cette question à tous mes interlocuteurs, c’est que je déchiffrais les données de la situation à partir d’un cadre plus général et d’un niveau plus profond de l’évolution historique en cours. Je sentais bien à chaque fois que mes questions déconcertaient mes interlocuteurs finlandais, sans cependant qu’ils les trouvent déplacées ou incongrues. C’était comme si elles les amenaient à s’intéresser à des faits et des symptômes qu’ils avaient sous les yeux mais sans leur prêter vraiment attention, inconsciemment préoccupés sans doute de continuer à croire en l’exceptionnalité finlandaise vis-à-vis du reste de l’Europe (entre parenthèses, un trait culturel de la Finlande, ancré dans leur histoire longue, et, à un niveau très élémentaire, dans les sonorités et les structures de leur langue tellement étrange pour nos oreilles indo-européennes) (11).
Mais quel cadre, quel raisonnement me direz-vous ? Sans mystère, c’est le raisonnement en termes de « Conditions de l’éducation » qu’ont proposé dans leur avant-dernier livre Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, qui me paraît le plus à même de rendre compte de la réussite finlandaise mais aussi des difficultés prévisibles qu’elle va elle aussi devoir affronter. Comme je l’ai fait plus haut pour leur dernier ouvrage, « Transmettre, Apprendre », je ne peux que retranscrire ici le diagnostic qu’ils proposent en quart de couverture, tant sa formulation est à la fois concise et complète :
« Ce sont les conditions de possibilité même de l’entreprise éducative qui se voient aujourd’hui remises en question par l’évolution de nos sociétés. Toute une série de données qui semblaient aller de soi et qui servaient de socle à l’institution scolaire ont été ébranlées, voire sont en passe de disparaître. Il ne s’agit pas de déplorer l’évanouissement d’un passé vers lequel aucun retour n’est imaginable ni souhaitable. Il s’agit de mettre en lumière l’impact d’une série de transformations majeures et de faire ressortir le défi qu’elles représentent. Ce n’est qu’à ce niveau qu’on peut véritablement comprendre les difficultés auxquelles l’éducation est en butte et prendre la mesure de la tâche de refondation qui est devant nous. L’analyse se développe sur quatre fronts : les relations de l’école avec la famille, le sens des savoirs qu’elle dispense, l’autorité dont elle a besoin, sa place dans la société » (12).
La simple énumération de ces quatre conditions ou « fronts » fournit un principe d’analyse simple pour déchiffrer efficacement la situation finlandaise. Il ne s’agit nullement d’ignorer la qualité des infrastructures, l’omniprésence des équipements techniques et informatiques, la justesse et la pertinence des réformes entreprises par le peruskoulu (le tronc commun qui coure de 7 à 16 ans), la qualité des pédagogies actives, le bon équilibre des horaires scolaires et des charges assignées aux enseignants, bref, tout ce que les pèlerins enthousiastes nous ont rapporté de leur voyage initiatique. Il s’agit de comprendre que ces merveilleuses innovations n’ont pas été efficaces par elles-mêmes. Elles ne l’ont été que parce qu’étaient maintenues vivantes dans la société et la culture finlandaise les conditions de possibilité qui leur assuraient secrètement leur efficacité. Que, sous la poussée de l’individualisation et de la détraditionnalisation, ce socle se délite et se dérobe – ce qui, me semble-t-il, est en train de se passer – et les Finlandais se retrouveront face aux mêmes impasses et aux mêmes incertitudes que l’ensemble des nations européennes.
Nous le vérifions ici une fois de plus : à force de ne plus rien vouloir connaître ni comprendre du passé de l’humanité, si ce n’est pour le traiter par le mépris et la dérision, nous nous coupons irrémédiablement de tout avenir possible, nous nous condamnons à être littéralement déboussolés. Au-delà de l’appropriation individuelle des savoirs, l’éducation doit redevenir ce qu’elle a été depuis l’origine, l’acte par lequel une génération éduque celle qui la suit. Il ne peut s’agir là seulement de lois à édicter, de mesures à prendre, de réformes à effectuer. Il y va d’une révolution intérieure qui concerne chacun de nous dans ce qu’il a de plus intime.
Jean-Marie Lacrosse
(1) Program for international student assessment. Voir aussi Bruno Sedran, « Enseignement : PISA et le mirage finlandais », Pro J n°3, septembre-novembre 2012.
(2) Il faut bien s’entendre sur la notion de « mythe moderne ». A la différence des mythes anciens qui, dans un cadre religieux, font appel à des ancêtres, fondateurs du temps (mythique) de l’origine dont nous sommes irrémédiablement coupés, les mythes modernes cristallisent dans une figure ou une institution actuelle ou passée des aspirations fondamentales d’une communauté ou d’un groupe humain.
(3) L’éducation en Finlande : les secrets d’une étonnante réussite. Texte téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.meirieu.com/ECHANGES/robertfinlande.pdf.
(4) Qui a aussi débouché sur un livre « La Finlande, un modèle éducatif pour la France », ESF, 2008.
(5) Teachers College, Columbia University, 2011
(6) Sophie Ernst, Détour par l’école japonaise. Les pédagogies nouvelles : nouveauté et tradition. Le Débat, n°106, septembre-octobre 1999, pp. 82-104.
(7) Voir Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Transmettre, Apprendre, Stock, 2014, pp. 11-48.
(8) Op.cit., p. 125.
(9) Op.cit., p. 55.
(10) Voir Marc Tucker, Pasi Sahlberg on Finland’s Recent PISA results, Education week’s blog, 14 février 2014.
(11) Voir à ce propos Richard D. Lewis, Finland, Cultural lone wolf, Intercultural press, 2005.
(12) Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Fayard/Pluriel (poche), 2010.