L’école et la télévision

Robert Chièze, ancien professeur de mathématiques et photographe, a récemment exposé au CePPecs son analyse des effets de la télévision sur l’enfant. Nous publions ici la critique de Michel Gheude concernant un texte sur le sujet préalablement publié dans la revue « Le débat » ainsi que la réponse de Robert Chièze. L’enregistrement de sa conférence peut être écouté sur notre site en cliquant ici.

Enquête : Parents et école : un couple difficile
(texte publié dans Le Ligueur n°39 du 26/11/2008)

C’est l’article d’un ancien prof de maths intitulé « L’image, le langage et l’école » (1). Thèse centrale : la télévision développe chez les enfants un rapport au monde qui les rend résistants à la culture scolaire, à l’usage de l’écrit, du langage et de l’argumentation. Elle a un immense pouvoir de « déséducation », qui limite la mémorisation, va à l’encontre des savoirs institués et du travail intellectuel, élargit certes le champ des connaissances mais dans la désinvolture et la facilité. Même si tout, dans cette litanie, n’est pas faux, la perspective est fondamentalement anachronique.

Un divorce programmé

Oui, les enfants d’aujourd’hui peinent à se concentrer, à raisonner, à argumenter, à mémoriser. Mais la télévision a bon dos. Comme si, avant la télévision, tous les enfants, dûment préparés par le saut à la corde, la marelle et les batailles de terrains vagues, se soumettaient aisément à la discipline scolaire. Et l’expression de désolation « Ils ne lisent plus », suppose qu’autrefois, ils lisaient. Allons donc ! Il y a aujourd’hui dans les écoles secondaires et l’enseignement supérieur un immense pourcentage d’enfants qui ne dépassaient pas autrefois l’école primaire et qui n’accédaient qu’aux usages minimaux de la lecture, de l’écriture et du calcul. Ils connaissaient par cœur le refrain de la Brabançonne, Le Corbeau et le renard et les chefs-lieux des neuf provinces. Les plus doués maîtrisaient la règle de trois et les problèmes de robinet et, armés de ce formidable bagage intellectuel, à 14 ans, ils étaient au travail. Et personne ne se souciait de savoir s’ils lisaient après l’usine.

Ce qui est vrai, et que Chièze souligne à juste titre, mais trop brièvement, c’est que le succès de l’école du 20e siècle doit beaucoup au fait que « son organisation, ses programmes, ses méthodes étaient en corrélation étroite avec le contexte culturel, social, économique et technologique ». Et si ce n’est plus le cas, la télévision, oui, y est, entre autres, pour quelque chose car elle a élargi considérablement le champ de la curiosité de l’enfant: « L’école n’est pas pour lui le lieu des apprentissages attendus ». Les enfants ont l’impression que l’école les conduit dans un monde qui n’est pas et ne sera pas le leur. Le fossé est là. Il ne cesse et ne cessera de s’élargir.

Les parents de ’68

Les enfants ont dans ce bouleversement des alliés aussi déterminés qu’inattendus : leurs parents. Inattendu parce que, si longtemps l’école s’est pensée comme un lieu où l’enfant allait pouvoir accéder à l’universel et à la science, en s’émancipant des contraintes de la famille, en échappant à ses préjugés sociaux et culturels, si donc l’école se pensait comme un contre-pouvoir limitant celui des parents, elle pouvait penser qu’une fois ces enfants scolarisés devenus eux-mêmes parents, ils seraient les partenaires privilégiés de l’école. Mais ce fut tout le contraire et la révolte de 68 en fut le très clair signal avant-coureur. Les parents eux-mêmes formés par l’école ne s’en laisseraient pas compter. Ils connaissaient tous les travers de l’enseignement et, autant que possible, comptaient bien en protéger leurs enfants. En ce sens, l’une des causes essentielles des difficultés de l’école aujourd’hui tient au succès de sa démocratisation ultrarapide. Se rappeler, par exemple, que l’enseignement primaire obligatoire en Belgique n’a pas 100 ans puisqu’il date de 1914. Et que l’enseignement n’a été rendu obligatoire jusqu’à 18 ans qu’au début des années 1980. En quelques décennies, l’école a ainsi elle-même contribué à changer totalement les parents qui lui confient leurs enfants. Pire encore. Le paysan et l’ouvrier analphabètes respectaient et craignaient l’instituteur comme un dieu. Le marketing manager et la superwoman regardent l’institutrice avec la même condescendance qu’une technicienne de surface. Ils la critiquent et n’hésitent pas à lui faire la leçon. Pendant que les enfants scolarisés ont grimpé dans l’échelle sociale, les profs sont devenus les prolétaires du savoir. Petits salaires, horaires de fonctionnaires, gardiens d’un temple fissuré.

Entre l’école et la famille, ce n’est donc pas qu’il y aurait aujourd’hui crise dans une vie de couple hier encore idyllique. C’est que le rapport de force s’est inversé. Les parents n’ont plus peur de l’école, lieu de pouvoir et de savoir incontestés et incontestables. C’est désormais l’école qui a peur des parents, de leurs exigences, de leur contestation, de leurs recours, voire de leurs actions en justice. Il faudrait « revaloriser l’image des enseignants dans le grand public », disait récemment un collectif de professeurs de géographie dans une carte blanche (2). On ne saurait mieux dire le renversement de ce rapport de forces. La société l’a acté, sans y penser vraiment, à l’occasion des grandes grèves de l’école dans les années 1990, quand, au nom de l’avenir de nos enfants, les enseignants demandèrent la reconnaissance de leur rôle. La société, qui aurait pu profiter de l’occasion pour imposer la réforme de l’école, se trouva malheureusement prise au piège d’une équation douloureuse : refinancer l’enseignement de la Communauté française, c’était obligatoirement négocier avec une Communauté flamande qui demandait la fédéralisation partielle de la Sécurité sociale. L’enseignement fut sacrifié sur l’autel de la Sécu, dont chacun sentait qu’elle restait le socle des conditions d’existence d’une société de classe moyenne. La réforme ne se fit pas, le fossé continua de s’élargir.

Vers l’école privée ?

Pendant ce temps, la société avance. L’Europe se promet de devenir l’économie de la connaissance la plus performante au monde. Les savoirs circulent et se structurent via Internet. L’enseignement à distance progresse. Les universités s’internationalisent. Les nanotechnologies arrivent qui vont tout bouleverser, en particulier la culture et la communication. Dans ce nouveau rapport de forces, la privatisation de l’école n’est pas pour demain, mais elle est inscrite dans les astres. Les vicissitudes de nos récents décrets sur les inscriptions manifestent au grand jour la tension entre les valeurs traditionnelles de l’école publique et celles des parents d’aujourd’hui. Nous allons évidemment vers une conception de l’école comme « service ». Les parents voudront pouvoir choisir. Ils n’exigeront pas de l’égalité, mais un service personnalisé, de la performance, de l’efficacité, un bon rapport qualité/prix, etc. La défense du modèle de l’école publique restera évidemment à l’ordre du jour pendant longtemps. Ce sera une bataille de tranchées et de combats d’arrière-garde. Elle sera sans doute plus longue que celle qui se mène ces dernières années autour de la poste ou d’autres services publics, parce que les valeurs en jeu sont plus importantes et les acteurs concernés plus nombreux et plus convaincus de ce qu’ils ont à défendre. Mais il y a toujours un soir où les réformes éternellement reportées rendent les Sabena ou les Dexia-Fortis définitivement obsolètes. Ce jour-là, la nécessité du changement s’impose d’un coup. Le prix social de la réforme en est seulement plus élevé.

Et vous, que pensez-vous du couple terrible que vous formez avec l’école ? Lisez, dans les pages suivantes, notre enquête à ce propos. Et puisez-y des forces pour que, ensemble, nous puissions faire en sorte que l’école ne soit pas privatisée (lire notre point de vue sur www.leligueur.be)

Michel Gheude

(1) Robert Chièze, L’image, le langage et l’école. Sur les effets de la télévision. In Le Débat #151, Paris, Gallimard, septembre-octobre 2008, pp 137-149.

(2) Pourquoi ne trouve-t-on plus de professeurs de géographie en Communauté française ? In Le Soir du jeudi 13 novembre 2008.

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Réponse de Robert Chièze, auteur de l’article concerné

Je viens de découvrir sur votre blog ce que vous avez écrit à propos de mon texte paru dans la revue Le débat et je me sens obligé de réagir. Votre critique est modérée et elle présente même des aspects positifs, mais mon article ne peut pas être considéré comme une litanie contre la télévision. Quelle hostilité y avez-vous décelée envers ce média ? Alors que je déplore de façon très nette l’usage, (ou plutôt le non-usage), que l’école en fait, et que je montre que la télévision constitue un formidable « outil » de pré-conceptualisation et d’ouverture sur le monde. Mais à condition, bien sûr, que les enfants ne soient pas abandonnés devant le poste, et que l’école se décide à faire un effort d’adaptation. Un effort qui constitue pour elle un énorme défi pédagogique. Un exemple, parmi les plus simples: les images réalisées en apesanteur facilitent de façon décisive la conceptualisation des notions de poids et de masse, à condition que le professeur de physique sache s’en servir. A l’égard du théâtre, de la littérature…, dans tous les domaines, les possibilités offertes par la télévision sont énormes, mais l’école doit sortir de ses conceptions archaïques des apprentissages scolaires. Depuis qu’elle existe la télévision est sous le feu de toutes les critiques. Pourtant nous ignorons encore tout du fonctionnement de ses images, notamment avec les enfants. Nous croyons le connaître à travers nos cultures d’adultes, mais nous nous trompons. Par manque d’imagination et de réalisme ? Peut-être.

Le but essentiel de ce texte est donc, tout simplement, d’apporter au débat une meilleure connaissance de la nature des images de la télévision. Maintenant, même si je pense « qu’il ne faut surtout pas jeter les postes de télévision par les fenêtres », (exactement le contre-pied du conseil qu’un auteur à succès donne dans un de ses pamphlets), que la télévision appartient incontestablement à la modernité, je pense aussi que nous ne pouvons pas nous permettre d’en ignorer les effets. Justement, pendant que l’image de conception photographique « s’emparait » de nos espaces de vie quotidiens, en réaction aux effets logiques de la télévision sur les jeunes, (des effets parfaitement cohérents avec la nature de ses images), nos écoles, notamment en France, rendaient leurs enseignements de plus en plus encyclopédiques et livresques. Les tentatives d’adaptation des programmes, des contenus et des activités semblaient s’organiser autour d’éventuelles utilités externes immédiates dans la plus lamentable incohérence. Exactement de contraire de ce qu’elles auraient du faire. Une meilleure connaissance de la nature des images de la télévision aurait, peut-être, permis d’éviter bien des erreurs. Certains pays, comme la Finlande, réussissent mieux que nous, certainement parce que, par tradition, les ambitions intellectuelles y sont moins fortes. Le corps enseignant a bien tenté d’évoluer en cherchant à adapter ses conceptions et ses pratiques pédagogiques au champ social, mais les pédagogues n’ont pas su prendre en compte la totalité des facteurs à l’origine des évolutions des rapports aux langages. Or celui que constituent les effets des images de la télévision se révèle être particulièrement puissant. Cette évolution pédagogique apparaît aujourd’hui comme un échec. Et, comme bien souvent dans les situations de ce genre, « le bébé est jeté avec l’eau de bain ». La réaction est extrêmement forte. Malgré le simplisme de ses arguments elle « surfe » sur la sensibilité des parents. Sous le couvert d’un « respect des héritages » nous sombrons dans l’archaïsme, jusqu’à ressortir la méthode Boscher pour l’apprentissage de la lecture.

Alors non, je ne regrette pas l’école de Jules Ferry, et je pense ne pas donner le sentiment de la regretter. Ses pratiques pédagogiques se fondaient sur une exigence de docilité qui n’a jamais été un facteur d’apprentissage efficace. Et, je suis d’accord avec vous, celui qui avait appris plus par docilité que sous l’impulsion de motivations réelles ne lisait pas beaucoup après l’usine. Mais, globalement, le contexte économique, technologique, social et culturel de l’époque était plus motivant pour les apprentissages scolaires fondamentaux que celui d’aujourd’hui. La lecture était pour les jeunes le seul facteur d’émancipation intellectuelle disponible. D’où l’impérieuse nécessité d’adapter notre présentation des savoirs fondamentaux au contexte de la civilisation de l’image, et des technologies modernes. Car j’espère que vous admettez, tout de même, qu’il est toujours aussi important de savoir lire et écrire. Au début de 2008, une école alsacienne a conduit une expérience baptisée « dix jours sans écran ». Il est évident qu’à très court terme ce type d’expérience ne peut avoir que des effets positifs, notamment sur le comportement des enfants en classe. Et, justement, à cause des conclusions hâtives qui peuvent en être tirées je pense que les initiatives de ce type sont très perverses, et dangereuses. Derrière l’écran il y a la télévision, l’ordinateur, les jeux vidéo…, la modernité. Ainsi, nous risquons d’en arriver à tout interdire aux enfants, en fait tout ce qui est moderne, même ce qui peut donner envie d’écrire, comme le traitement de texte. Je pense qu’il est urgent d’arriver à reconnaître ce qui, à travers l’écran, fait problème. Pour moi ce sont les images de conception photographique, parce que nous n’avons pas su identifier leur nature, en reconnaître les effets, et que, par conséquent, nous ne savons pas en tirer profit. Mon article se veut effectivement neutre à l’égard des positions qui s’affrontent, en France, dans les débats sur l’école. Je pense que tant que l’évolution des rapports aux langages sous les effets des images de la télévision ne sera pas reconnue, ces débats continueront à tourner en rond. J’ai tout de même essayé de mettre en avant les responsabilités de l’école. Je me permets donc de vous inviter à le relire. Et je ne peux pas vous laisser dire que mon texte est une litanie, (contre la modernité je suppose), et que « la perspective est fondamentalement anachronique ». Je souhaite au contraire un meilleur usage de la télévision.

Très cordialement.

Robert CHIÈZE

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