La jeunesse, pour quoi faire ?

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°28, septembre-novembre 2009.

Au nom de la morale, nous tenons un discours ambivalent sur les jeunes. D’un côté, nous leur reprochons leurs incivilités, leur violence ou la paresse dans laquelle ils se complaisent. De l’autre, nous célèbrons à travers eux une jeunesse idéalisée, généreuse, solidaire et pacifique. Plutôt que de poursuivre dans cette voie sans issue, n’est-il pas temps de se demander à quoi correspond leur situation objective au sein de la vie et d’interroger sa finalité tant pour les jeunes que pour la société ?

La jeunesse, en tant qu’incarnation du changement et du progrès, a triomphé. Elle est devenue l’horizon régulateur de tous les individus. Au moteur de nos sociétés, la dynamique « jeune » s’y applique de part en part. Elle ne connaît de limites à son emprise que celles que nos sociétés et les individus qui les composent se donnent pour changer le monde mais aussi se changer eux-mêmes. Poser la question de la finalité de la jeunesse, c’est donc, en définitive, se demander quel monde, quelle société, quelle vie à venir l’on souhaite, certes, mais d’abord, quel monde, quelle société, quelle vie déjà là l’on souhaite transformer.

La limite à l’élaboration des mondes à venir possibles réside dans le monde déjà là et le niveau de maîtrise que l’on a de celui-ci. Or, sur ce plan, nous ne sommes pas tous sur un pied d’égalité. En effet, un nouveau venu, s’il fait partie, dès sa naissance, voire pour certains même avant, du monde physique, n’est pas d’emblée dans la société, dans le monde humain social-historique. Il ne peut y entrer que via le processus psychique d’individuation, c’est-à-dire d’inscription au point de vue du social, processus qui ne peut se réaliser que dans le cadre d’une éducation, c’est-à-dire la médiation et l’identification à ceux qui font déjà partie de la société, l’y accueillent, l’y prennent en charge et lui transmettent leur maîtrise de celle-ci.

L’enfant n’est pas un être suffisamment individué pour être qualifié de personne. Il n’est pas capable de se placer au point de vue du social et de s’inscrire au sein du cadre relationnel qu’il dessine. Il ne fait pas partie du monde déjà là et c’est pour cette raison que sa prise transformatrice sur celui-ci est nulle, au mieux marginale. Ce sont ses éducateurs, ceux qui sont responsables de lui, qui exercent cette prise pour lui, par procuration, sur la société. Ainsi, l’accès et la maîtrise du monde humain auxquels le nouveau venu peut prétendre un jour dépendent de ceux qui l’ont éduqué, qui l’ont pris en charge et auxquels il s’est identifié. Conséquemment, la condition de l’accès du nouveau venu à la jeunesse comme au monde humain social-historique est son éducation. En attendant, il n’a pas les moyens d’incarner la dynamique jeune ni d’entrer dans le monde humain.

Si le problème de la finalité de la jeunesse se pose avec tant d’acuité aux jeunes comme à l’ensembe des individus, si nous avons de plus en plus de difficultés à élaborer des mondes à venir possibles, c’est le signe d’un manque d’accès et de maîtrise du monde humain donc d’un dysfonctionnement au niveau de l’éducation.

Les premiers éducateurs, l’entourage parental et familial, considèrent de plus en plus que leur rôle consiste non pas à médier les effets de l’extérieur, le monde humain social-historique ou la sphère publique, sur le nouveau venu mais à l’en protéger et à les lui épargner afin de préserver son libre épanouissement à l’intérieur de la sphère privée de la famille. C’est au sein de la réalité intime qu’ils l’accueillent et le prennent en charge et ce sont ses valeurs qu’ils lui transmettent et dont ils lui confèrent la maîtrise. Durant ces premiers moments, l’enfant va s’habituer peu à peu à un rapport au réel réduit à son environnement physique (en ce compris les médias qui se caractérisent par la succession d’images de conception photographique donc d’empreintes) et intime, dépourvu de toute dimension sociale-historique dont l’entourage familial refuse d’être le relais.

C’est au sein de l’école que va véritablement débuter l’éducation du nouveau venu, c’est-à-dire qu’il va y entrer pour la première fois en contact avec la société par l’entremise de personnes qui en font déjà partie comme les membres de sa famille mais qui, contrairement à eux, l’y accueillent, l’incarnent et la lui transmettent. Le fait qu’il ait avant cela passé plusieurs années à l’abri du cocon familial et se soit habitué à vivre dans un cadre relationnel strictement personnalisé renforce évidemment considérablement la difficulté de l’accès à l’école qui, en tant qu’institution, est nécessairement le lieu de relations impersonnelles.

D’autres facteurs contribuent à rendre l’éducation, sinon impossible, de plus en plus difficile. Habitué à la médiation familiale et intime de l’accès au monde, l’enfant ne parvient pas à comprendre la finalité de la médiation scolaire et sociale. Mais s’il ne comprend pas le rôle de ses professeurs, comment pourrait-il leur reconnaître une quelconque autorité et s’y identifier ? D’autant que de plus en plus de parents participent de cette méconnaissance et renforcent la méfiance du nouveau venu à l’égard de l’institution et de ses représentants. Le personnel éducatif n’est pas exempt, lui non plus, de tout reproche, écartelé de plus en plus entre une tendance à la personnalisation de l’enseignement (mythe de l’expression spontanée) et une autre à la rigidification des contenus transmis, dessinant un monde humain réduit à un modèle logique mathématico-scientifique.

Les jeunes en ressortent avec l’impression renforcée que la société ou sphère publique est une machine impersonnelle dont le principe de fonctionnement échappe à tout le monde mais au sein de laquelle chacun se bat pour en tirer le plus grand profit personnel, à l’inverse de la sphère intime, lieu de l’épanouissement individuel. On comprend alors que l’accès à la dimension sociale-historique du monde leur paraisse plus contraignant que libérateur et qu’ils préfèrent se rabattre sur les libertés privées mais aussi qu’ils refusent d’intérioriser des savoirs à libre disposition sur Internet ou via leurs pairs, moyens de maîtrise de la sphère publique dont ils ne perçoivent que l’intérêt privé qu’ils peuvent en tirer.

Les jeunes savent ce qu’ils veulent faire de leur jeunesse. Mais leurs aspirations ne sont pas celles que nous croyons. S’ils n’espèrent pas changer le monde, c’est parce qu’ils n’en conçoivent pas la possibilité. En revanche, s’ils souhaitent améliorer leur vie intime, ce n’est pas par égoïsme mais bien parce qu’il leur semble que c’est là le seul espace où peut s’exercer leur liberté.

Cette tendance ne change pas nécessairement à mesure que l’individu « jeune » prend de l’âge et bien que sa confrontation à la réalité sociale gagne en amplitude. Certes arrive un jour où il n’est plus possible de reporter à demain l’entrée en société qui se confond le plus souvent avec celle dans le marché du travail. Mais commence alors une traversée du désert, de plus en plus longue pour de plus en plus de gens, déchirés entre leur vie intime qu’ils célèbrent et leur vie publique qu’ils conspuent. Difficile en effet de supporter le sacrifice de l’essentiel de son temps à une activité qui paraît aussi aliénante. Certains y voient avant tout un moyen d’en tirer le maximum de profit et s’orientent vers les activités les plus lucratives en espérant, au moyen de l’argent, se libérer au plus vite de cet esclavage moderne. Mais l’écrasante majorité est condamnée aux activités compensatoires, activités qui font de plus en plus l’objet d’un travail, et mord sur sa chique en attendant la retraite, synonyme de libération. N’est-elle pas en effet la consécration de la vie puisqu’elle représente l’âge par excellence où l’on dispose du maximum de temps libre et de moyens pour réaliser ses aspirations les plus personnelles ?

Martin Dekeyser

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