De la nécessaire mise en valeur des jeunes dans notre société

Retranscription de l’intervention de Jean-Marie Lacrosse lors du colloque sur « L’image des jeunes dans les médias » organisé par le Parlement de la Communauté française de Belgique le 23 février 2011, publiée dans Résolument jeunes, n°35, juin-août 2011.

En introduction de ce colloque consacré à l’image des jeunes dans les médias (1), vous m’avez demandé de traiter « de la nécessaire mise en valeur des jeunes dans notre société ». Un observateur étranger arrivant chez nous, un extra-terrestre par exemple, ne pourrait cependant qu’être intrigué par ce titre. Il constaterait qu’en comparaison d’autres lieux et d’autres temps, les jeunes semblent ici et maintenant mieux lotis et « mis en valeur » qu’ils ne l’ont jamais été. Ils sont pour la plupart exemptés de tâches pénibles, disposent de loisirs importants qui leur permettent pour une poignée d’euros de se rendre dans des îles paradisiaques, une part non négligeable de la richesse collective et individuelle disponible est consacrée à leur éducation, ils font l’objet de toutes les sollicitudes lorsqu’il s’agit de leur éviter les accidents ou les maladies, la liste pourrait s’allonger à l’infini. Et en particulier dans le vaste domaine des médias au sens large, ils sont loin d’apparaître comme des laissés pour compte : que l’on dénombre seulement la quantité de chaînes, de séries télévisées, de jeux, de réseaux sociaux, etc, qui sont à leur disposition.

Poursuivant son enquête plus en profondeur, en surfant sur Internet par exemple, notre alien ne pourrait donc que s’étonner de certaines réflexions qu’il rencontrerait immanquablement sur son chemin. Par exemple, tombant sur le site « La marque jeune », il lirait ceci : « La marque jeune est née d’un constat. Les 15-25 ans sont trop souvent diabolisés et trop peu écoutés. Ils rencontrent pourtant aussi de nombreuses difficultés au quotidien. Ils éprouvent des peurs, des angoisses, se questionnent et interrogent la société ». Ou encore cette phrase de l’un d’entre eux relevée par la présentatrice d’une émission qui leur est entièrement consacrée : « Si j’étais vieux et que je me croisais dans la rue, avec tout ce que l’on dit sur les jeunes de mon âge, je serais terrorisé ». Dans la même veine, il verrait sûrement sa perplexité s’accroître en tombant par hasard sur le compte-rendu, dans la version online d’un grand quotidien, d’un très sérieux colloque récemment organisé par des chercheurs de l’UCL à propos des approches socio-historiques de la violence juvénile. Titre de l’article : « Non, nos jeunes ne sont pas des monstres » (2) (mais alors, se dit-on, pourquoi évoquer même cette possibilité !). Conclusion : « ne nous inquiétons donc pas pour notre jeunesse, elle va bien et mieux que jamais à en croire cette équipe de chercheurs » (ouf !) (3).

Quand on est confronté à des observations et à des propos aussi discordants voire aussi cacophoniques, une remise à plat des données de base de notre situation me paraît s’imposer si l’on veut tenter d’y voir un peu plus clair (4). Pour en dessiner une esquisse -je ne peux espérer plus dans le laps de temps qui m’est imparti- je procéderai en deux temps.

Première étape donc. Elle s’accorde entièrement avec notre présence en ce lieu, dans la première et la plus ancienne institution représentative de nos régimes : le Parlement. Sans que nous nous en rendions vraiment compte, l’architecture du politique que nous habitons a été entièrement redessinée depuis la fin des années 1970. Nous continuons trop souvent en ces matières de raisonner selon l’architecture politique qui s’est mise en place dans la première moitié du 19ème siècle : une architecture à deux pôles, structurée par la bipartition Etat/société civile. En réalité, nous sommes passés dans un système à quatre pôles, chacun des deux pôles précédents s’étant en quelque sorte dédoublé : Etat/gouvernement d’une part, ce n’est pas la même chose mais je laisse de côté les développements qui seraient possibles sur la dissociation du gouvernement et de l’Etat (5) et me consacre au dédoublement qui nous concerne plus directement ici : société civile individualisée d’un côté, sphère publique médiatique de l’autre.

Ce qui veut dire en clair que votre propre rôle représentatif basé sur l’élection et le mandat ne peut plus se concevoir qu’englobé dans une sphère beaucoup plus large, qui mérite elle aussi le nom de représentative, une sphère que l’on pourrait désigner comme espace public médiatique, devenu aujourd’hui un rouage à part entière du fonctionnement collectif, censé procurer à la collectivité une représentation (au sens de figuration) de ce qu’elle est. Cette figuration de la société est en principe totale et englobante : les médias devraient pouvoir tout montrer (d’où le reproche fréquent: « pourquoi ne parle-t-on pas de ceci, de cela, etc ? ») ; elle est spéculaire, jouant le rôle d’un énorme miroir, où l’image est devenue prépondérante ; et elle est en mouvement, engagée dans un processus en forme de flux qui ne s’arrête jamais.

D’où vient cette montée en puissance en un temps très court, trente ans au plus, d’une sphère totalement autonomisée par rapport au pouvoir ? La technique bien sûr a joué un rôle décisif mais elle n’explique pas tout, loin de là, et laisse dans l’ombre l’essentiel. Je ne vois pour ma part qu’une explication vraiment convaincante, celle qu’en propose le philosophe français Marcel Gauchet. Nous avons franchi là une étape supplémentaire dans le processus millénaire de sortie de la religion. Religion, il faut toujours le préciser, tant les contresens sont fréquents, entendue évidemment non comme croyance (car celle-là subsiste voire en certains lieux se renforce) mais comme organisation d’ensemble du monde humain-social. En d’autres mots, avec l’espace public médiatique, nous sommes entrés de plain pied dans l’organisation post-religieuse des sociétés humaines. Nous voyons ainsi de mieux en mieux ce qu’implique le mode autonome de structuration des communautés humaines. Il implique entre autres la permanence du caractère symbolique du monde humain. La sphère publique médiatique a pris la relève de l’extériorité symbolique millénairement assurée par la religion. Elle fait la même chose que la religion mais selon de tout autres canaux et moyens que ceux de la religion. L’erreur des régimes totalitaires, si l’on suit la pensée de Marcel Gauchet jusqu’au bout (6), a été très précisément de ne pas comprendre qu’ils perpétuaient dans leur fonctionnement la forme religieuse, même lorsqu’ils la mettaient au service de contenus antireligieux. Eh bien, si cette sphère publique médiatique tend à se comprendre aujourd’hui comme extériorité purement fonctionnelle, elle s’inscrit bien en réalité dans un régime d’extériorité représentationnelle de nature symbolique.

Je prends tout de suite un exemple pour me faire bien comprendre. Il sera sans doute longuement évoqué dans ce colloque. D’où vient cette sorte de fascination que semblent exercer les criminels, et particulièrement les jeunes criminels, sur le spectacle médiatique? Je ne fais ici que prolonger les célèbres analyses d’Emile Durkheim, fondateur de la sociologie, bien connues de tous les spécialistes de la criminologie. Déplorer, comme on le fait souvent, que les médias ne mettent en lumière que les jeunes délinquants ou criminels et laissent dans l’ombre la grande majorité des autres qui ne le sont pas, n’y changera rien. Il s’agit en fait d’un problème symbolique qui semble obéir à une loi d’airain : moins une communauté politique parvient à identifier positivement ce qu’elle est, plus elle tend à recourir au crime pour fixer la limite entre l’intérieur et l’extérieur d’elle même. En ce sens, l’affaire Dutroux a été ici même un événement à haute teneur symbolique jamais vraiment compris comme tel.

Première étape donc de mon diagnostic : c’est la méconnaissance voire l’ignorance par le personnel médiatique et politique du caractère symbolique de leur action qui génère le sentiment de frustration et d’aliénation (au sens psychiatrique) dans lequel vivent de plus en plus les populations de nos démocraties. Elles ont littéralement le sentiment de vivre dans un autre monde que celui du discours médiatique et, très largement, du discours politique. La sphère publique médiatique parle à côté de ce qui préoccupe en profondeur les gens. Les gens vivent dans un monde symbolique dont ils ne retrouvent pas la trace ni dans le discours médiatique ni dans le discours politique. Ceci nous ramène à la réponse par l’expertise évoquée plus haut à propos de la supposée « violence des jeunes ». L’expertise, elle aussi, répond à côté du problème. Elle confond la désertion cognitive que manifestent les gens avec une supposée irrationalité de leur part, à laquelle il conviendrait de répondre par des propositions rationnelles. Mais ce n’est pas un problème de rationalité ou d’irrationalité. C’est un problème symbolique ou mieux encore cognitivo-symbolique.

Nous sommes maintenant mieux armés pour aborder la seconde étape de notre raisonnement. Quelles sont les conséquences de ces bouleversements sur les jeunes ? Encore une précision cependant. Il ne s’agit pas ici de chercher des boucs émissaires. Ne situons pas ce que je viens de dire dans le registre de la dénonciation ni même dans celui de la critique de l’espace public médiatique. Je suis tout à fait conscient du caractère totalement inédit de notre condition politique actuelle qui exige avant tout d’être comprise. Nous sommes en rodage, c’est clair, et ce n’est là, selon moi, qu’une situation transitoire !

Comment faire alors pour redonner un visage identifiable à du général, du commun, de l’universel ? Voilà la tâche qui nous attend en ce début de 21ème siècle. Où est l’obstacle majeur? Il est très clairement dans l’idéologie individualiste qui met en avant des jeunes (par exemple, des jeunes qui réalisent des exploits, des performances, ou au contraire des choses terrifiantes) en laissant dans l’ombre ce que sont aujourd’hui les jeunes. Cette question, jugée trop générale sans doute par l’individualisme triomphant, ne semble plus intéresser personne sauf bien sûr les spécialistes du marketing et de la publicité.

En attendant, il me semble clair que ce sont les entrants dans la vie, les jeunes, qui sont les plus vulnérables face à cette conjoncture de déficit symbolique. Si elle n’épargne personne d’entre nous, du plus jeune au plus vieux, elle touche plus durement ceux qui doivent non seulement vivre mais entrer dans ces univers symboliques déglingués. Près de vingt ans après sa sortie, je persiste à croire que c’est à ce problème que s’adressait le film « C’est arrivé près de chez vous » (7). Film mettant en scène sauvagement un monde où prolifèrent des significations symboliques sauvages et incontrôlées qui peuvent s’avérer parfois aussi meurtrières que les rafales qu’envoie Ben, filmées sans état d’âme par une équipe de tournage. Mise en scène sauvage et carnavalesque certes, mais parfaitement maîtrisée par ce génie précoce qu’était le regretté Remy Belvaux.

Le processus de désymbolisation, dont la définition doit être soigneusement précisée – il ne s’agit ni de mort ni de disparition de la dimension symbolique mais de son passage dans l’implicite ou dans l’inconscient, dans la clandestinité en quelque sorte- le processus de désymbolisation a exercé des effets d’autant plus ravageurs qu’il a coïncidé chronologiquement -les deux processus sont évidemment interconnectés mais distincts- avec une crise de la transmission aussi bien parentale que scolaire. Nous avons en effet réussi ce tour de force, une première dans l’histoire humaine, de laisser à une génération le soin de s’éduquer elle-même, totalement indifférents aux mécanismes de transmission qui assuraient aux sociétés humaines leur reproduction et leur déploiement dans le temps.

Si la génération de 68, la mienne donc, a pu faire figure de dernière génération c’est qu’elle ne s’est aucunement préoccupée d’assurer la mise en place des successeurs par leurs prédécesseurs. Elle s’est contentée, vis-à-vis de ses enfants, de les inciter à « se construire eux-mêmes », à se « découvrir eux-mêmes », à « être eux-mêmes ». En fin de compte, dans ce monde où il s’agit avant tout de se débrouiller, de s’imposer aux autres, de « gagner », de « se vendre », le passage vers le monde des adultes paraît plus difficile que jamais, comme si ce monde était fermé sur lui-même et ne comportait aucun sas d’entrée. Restez où vous êtes, les jeunes, vous y êtes si bien, tout ce qu’on souhaiterait, nous les adultes, c’est de pouvoir vous y rejoindre en réalisant notre objectif suprême « rester jeunes »!

D’un autre point de vue, comme la transmission opère toujours, qu’on le veuille ou non, on doit sérieusement se demander par quel canal elle s’est quand même effectuée. La réponse ne fait pas de doute : les médias. Dans un texte récent de la revue Le Débat (8), Dany-Robert Dufour propose du processus une métaphore saisissante : la télévision serait en fait devenue une sorte de famille de substitution, un troisième parent. Une remarque en passant sur un sujet qui a beaucoup inquiété nos sociétés et fait couler beaucoup d’encre : la question des effets sur les enfants et les adolescents des images violentes à la télévision. Ici aussi, le problème doit être revisité si l’on veut le poser correctement. En dépit d’innombrables recherches, jamais aucune corrélation claire entre l’exposition à la violence télévisée et le passage à l’acte criminel et délinquant n’a pu être établie. Parce qu’il faut là aussi sortir d’une vision mécanique de ces processus comme s’il y avait un lien direct entre la violence représentée et la violence agie par les adolescents. C’est en réalité le monde des représentations symboliques qui s’interpose entre les informations reçues et les comportements réels.

Au fil des ans, dans un cours d’Initiation à la démarche sociologique dispensé à l’Institut Supérieur de Formation Sociale et de Communication à Bruxelles, j’ai discuté des questions dont nous allons débattre cet après-midi avec des étudiants de 18 à 22 ans. Ils avaient pour tâche de lire ensemble, au cours, des textes visant à objectiver de manière non partisane ces dimensions symboliques essentielles que je viens d’évoquer : leur place dans l’histoire des mouvements de jeunes, leur rapport à la culture, leurs difficultés à entrer dans ce monde désymbolisé, les rapports nouveaux qui se tissent entre les générations, la crise de l’éducation, etc. Je leur suggérais ensuite de les mettre en rapport, toujours du point de vue des significations, avec des films, des séries télévisées, voire des romans s’ils étaient férus de lecture (ce qui, je le mentionne en passant, devient assez rare) selon le principe du rapport implicite/explicite, le texte explicitant à l’aide de mots ce qui demeure implicite ou plus implicite dans les images, les œuvres littéraires et artistiques. Je peux sincèrement faire état à l’échelle réduite qui est la mienne des véritables effets thérapeutiques que produit ce genre de démarche qui permet de relier les épreuves et les difficultés individuelles à la condition commune de l’humanité, ce que précisément, entièrement voués à nous individualiser, nous ne savons ou ne voulons plus faire. C’est le même constat qui se dégageait des rencontres que j’ai eues avec quelques-uns d’entre eux en vue de préparer cette intervention. Chez ces étudiants, aucune posture revendicatrice exigeant une plus large participation des jeunes ou des prises de parole dans les médias mais plutôt le sentiment aigu et partagé par tous d’un décalage entre ce qu’ils sont réellement et ressentent dans leur intériorité et ce que la société des médias projette sur eux. Je cite en vrac quelques-uns de leurs propos :

« Il y a trop de violence, d’énergie négative, d’agitation dans la tête des jeunes. Trop de problèmes qui les dépassent et qu’ils n’arrivent pas à résoudre. Et impossible de s’adresser aux adultes, on a le sentiment qu’ils sont dépassés par nos problèmes et qu’ils ont capitulé… ».
« Le problème pour les jeunes, c’est l’extrême difficulté de mettre des mots sur la réalité qu’ils vivent ».
« Comment pourrait-on demander aux adultes quelque chose dont on ne parvient pas nous-mêmes à définir la nature exacte ? ».
« On attend souvent d’un jeune ce qu’il n’est pas ».
« On te laisse libre mais toi-même tu ne sais pas comment faire, alors… ».

Comment donc en fin de compte mettre en valeur les jeunes dans notre société ? Je donnerai à la question qui m’a été posée une réponse abrupte donc volontairement exposée à de possibles critiques : en nous donnant et en leur donnant de leur condition actuelle une représentation d’ensemble. Car il est finalement plus important pour les acteurs sociaux en général, et pour les jeunes en particulier, que leur appartenance à une communauté politique souveraine leur soit signifiée que de participer individuellement à son expression en acte. Leur participation pratique est suspendue à cette assurance symbolique que seule procure une représentation de l’ensemble dont chacun de nous fait partie.
Je vous remercie de votre attention.

Jean-Marie Lacrosse

(1) Colloque « L’image des jeunes dans les médias » organisé par le Parlement de la Communauté française de Belgique le 23 février 2011.

(3) Il y en avait pourtant au moins un de monstre, bien sympathique par ailleurs, le Ben de « C’est arrivé près de chez vous » magistralement incarné par Benoît Poelvoorde qui a provoqué, comme on lit dans les médias, un « phénomène de société ». Je vais y revenir.

(4) Je ne fais dans ce texte que présenter ce que devrait être à mon sens l ‘esprit de cette nécessaire « mise en valeur des jeunes ». Fondé en janvier 2007, le Collège Européen de Philosophie Politique, en collaboration avec la revue Résolument Jeunes (Ré.S.O.-J) a d’ores et déjà publié un nombre significatif de contributions et organisé un nombre non moins significatif de rencontres qui illustrent et mettent en pratique les tâches intellectuelles et politiques que je m’efforce de définir ici et c’est sans doute à ce titre que j’ai été convié à prendre la parole ici. Je souhaite donc associer à cette intervention mes principaux collaborateurs Martin Dekeyser, Bruno Sedran et Hélène Lacrosse. Ces textes et conférences sont également téléchargeables à partir de notre site internet www.ceppecs.eu.

(5) Nous sommes dans ce pays placés aux avant-postes pour observer la curieuse tournure qu’ont pris les événements en la matière : un Etat qui continue à fonctionner sans gouvernement (enfin, dans certaines limites, car il y a quand même un moment où il faut débrancher le pilote automatique).

(6) Voir à ce propos son dernier ouvrage, A l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, tome III de L’avènement de la démocratie, Gallimard 2010.

(7) Voir à ce propos Jean-Marie Lacrosse, Enquête sur un crime symbolique. A propos de C’est arrivé près de chez vous  in Recherches en Communication, n°2, 1994

(8) Dany-Robert Dufour, Télévision, socialisation, subjectivation. Le rôle du troisième parent in Le Débat, 132, novembre-décembre 2004 (L’enfant-problème). Texte publié en Belgique dans la Collection Temps d’arrêt, épuisé mais téléchargeable ici. L’enregistrement audio de sa conférence donnée au cePPecs est disponible ici.

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