Les ambiguïtés de la condition contemporaine des jeunes

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Pro J, n°2, juin-août 2012.

Les jeunes jouissent aujourd’hui d’une autonomie plus forte, plus étendue et plus précoce qu’auparavant.

En tout premier lieu, ils bénéficient d’une autonomie culturelle inédite à l’égard de leurs parents (1). Ceux-ci ne cherchent plus à encadrer la culture de leurs enfants. La famille n’est plus un lieu de reproduction mais de cohabitation culturelle. Dès l’enfance, les nouveaux venus sont encouragés à développer leur propre univers culturel pour se réaliser et disposent, pour ce faire, d’un lieu privatisé au sein de la maison et de tout l’équipement personnel nécessaire.

Cette culture autonome est une culture commune : les objets culturels les plus importants sont ceux que l’on peut partager avec les autres.

La sociabilité des jeunes s’opère en effet désormais en grande partie via le groupe des pairs. Le prestige est lié à la taille du réseau relationnel que l’on se constitue, au capital relationnel accumulé. Pour être populaire, il faut avoir beaucoup d’amis. Cette sociabilité se caractérise par le partage des émotions et des délires, la mise en scène de soi et la communion affective.

D’où l’importance de connaître la culture populaire et commerciale pour s’insérer socialement. Celle-ci fournit, via le relais des médias de masse et de la mise en image puis des discussions et échanges entre pairs via les nouveaux moyens de communication, un savoir directement mobilisable en groupe qui consiste, d’une part, en un répertoire de modèles moraux, féminins et masculins, qui permettent de s’initier à la grammaire amoureuse, amicale ou relationnelle, d’autre part, en une vaste panoplie d’objets culturels qui sont autant de signes de reconnaissance parmi lesquels chacun peut développer ses préférences, du moment qu’elles sont partageables et permettent de s’insérer dans un groupe, quel qu’il soit : émissions de télévision, films, célébrités, goûts musicaux, mais aussi manières de se vêtir, de marcher, de parler, de se coiffer, etc.

Cette culture autonome est donc totalement étrangère à la culture classique et scolaire. La culture populaire y est dominante, la culture commerciale centrale, et non la culture de la classe dominante. A l’égard de celle-ci, les jeunes ne témoignent pas le moins du monde d’un sentiment de culpabilité ou de privation mais au contraire d’un profond désintérêt. La culture adulte et du passé ne les concerne pas. Elle ne fait pas partie de leur vie. Ils n’ont donc pas besoin de s’y opposer. Au contraire de ce qu’elle était encore dans les années 1960, la culture jeune a cessé d’être une contre-culture. Elle n’est plus contestataire.

Il importe enfin de souligner le rôle crucial des nouveaux moyens de communication qui renforcent cette autonomie nouvelle au sein du foyer, à l’école mais aussi en dehors de ces lieux.

Ils soutiennent la sociabilité spécifique des jeunes en facilitant les échanges interactifs à plusieurs, le jugement collectif sur ses relations, la validation de soi par le groupe.

Ils rendent possible une communication permanente entre pairs, qui ne connaît plus de frontières physiques ou temporelles et qui est totalement libre dans la mesure où elle échappe à l’encadrement des adultes comme des institutions. Tout peut être dit sur les blogs, les messageries instantanées ou les réseaux sociaux, ce qui n’est pas sans brouiller la limite entre vie privée et vie publique (2). Liberté d’autant plus grande que ces nouvelles technologies permettent d’effacer toutes les barrières inhérentes à la relation face à face dans la vie réelle : barrières culturelles, d’apparence, linguistiques (via le langage SMS), etc. Dans le monde virtuel, les individus sont tous égaux, dépouillés de leurs appartenances et de leurs attributs concrets.

Enfin, le développement des nouveaux moyens de communication a largement facilité l’acquisition d’une autonomie relationnelle quasi-totale par les jeunes en permettant la gestion des relations amicales et l’intégration de la sociabilité via le groupe de pairs au sein même du foyer, hors de toute surveillance parentale. Dès l’entrée dans l’enseignement secondaire, les jeunes choisissent et fréquentent qui bon leur semble, même si leurs parents contrôlent encore les horaires et les moments de sortie. Ils bénéficient en outre d’une grande liberté de déplacement.

L’autonomie dans la dépendance

Cette nouvelle autonomie est étroitement liée à une transformation de la famille et du rôle des parents qui la rendent possible.

Ceux-ci ne sont plus là pour transmettre ou assumer une reproduction culturelle mais pour accompagner, encourager et soutenir dès l’enfance l’autonomie des nouveaux venus tout en essayant d’empiéter le moins possible sur celle-ci afin de ne pas la biaiser ou l’influencer. Tous les membres de la famille convergent autour d’une même communauté de valeurs, un même libéralisme des mœurs : « chacun doit être libre, dans sa vie privée, de choisir sa manière de vivre et doit être autonome dans l’orientation de sa propre vie » (3).

Dans la grande majorité des familles, y compris dans les milieux populaires qui étaient pourtant traditionnellement plus autoritaires, l’ambiance est à l’apaisement. Cette situation est facilitée par une proximité culturelle plus grande entre parents et enfants car la culture jeune massifiée et marchande est aussi une culture populaire partagée par toutes les générations. Les familles modestes valorisent ainsi certains éléments de la culture jeune (apparence vestimentaire et corporelle, clivages sexués) autant que la réussite scolaire.

Les tensions sont les plus importantes dans une minorité de familles, le plus souvent favorisées, qui exercent un fort encadrement culturel et conservent un lien ténu avec la culture classique. L’identité du jeune y est clivée entre exigences de scolarisation et de reproduction sociale et norme d’épanouissement personnel lié à la fréquentation des pairs, toute la difficulté pour les parents étant de trouver le bon équilibre entre « temps de l’élève » et temps libre.

Ce soutien moral, affectif, psychologique et économique des familles se poursuit lorsque les jeunes entreprennent des études supérieures puis décohabitent de manière régulière et exercent une activité rémunérée à temps partiel. Les réseaux familiaux et sociaux permettent d’accéder aux bonnes informations et filières. Dans la plupart des cas, les parents payent le loyer ou mettent un logement à disposition. Les étudiants décohabitants conservent des liens forts avec ceux-ci. Près de la moitié d’entre eux retourne dormir au moins une fois par mois au domicile familial et va y faire laver son linge.

Les ressources de la plupart des étudiants ne sont pas négligeables et dépendent pour moitié de l’aide parentale et de celle de la collectivité (4), sans compter le coût pris en charge par l’Etat des études entreprises, le minerval n’en constituant qu’une maigre partie. Nos sociétés dépensent ainsi de plus en plus pour l’éducation des nouveaux venus.

Les solidarités générationnelles intrafamiliales se sont renforcées et prolongées. Elles sont devenues très importantes. Il existe une forme de compromis implicite entre les générations : le poids de la flexibilité et de la précarité qui porte surtout sur les outsiders jeunes est compensé par les aides familiales, la redistribution informelle de la part des insiders adultes protégés. Néanmoins, si les liens familiaux compensent les inégalités générationnelles, ils renforcent les inégalités entre jeunes dans la mesure où tous ne disposent pas des mêmes ressources familiales.

D’autant plus que ce soutien est proportionnel au niveau de diplôme atteint par le jeune. Les jeunes sans diplôme ou peu diplômés (5) doivent davantage se débrouiller seuls, sans ressources familiales, alors même qu’ils cumulent les difficultés : fort taux de chômage et de longue durée, emplois précaires et instables.

Une fois sorti des études, le jeune adulte continue à bénéficier d’une aide familiale qui lui permet de contourner les difficultés d’entrée dans la vie professionnelle, les réseaux familiaux et sociaux lui permettant de se placer, et de profiter quelques années encore s’il le souhaite des plaisirs de la jeunesse avant de s’engager dans des responsabilités familiales. Ce soutien durera le temps qu’il décroche un contrat à durée indéterminée, devienne indépendant économiquement, constitue un couple stable puis, éventuellement, un nouveau foyer.

Comment en sortir ?

Le point le plus problématique de cette nouvelle condition des jeunes, déconnectée du monde adulte et de la culture scolaire, autonome dans la dépendance familiale et des pairs, c’est que l’on ne voit pas comment s’en émanciper si ce n’est sur le mode de la résignation ou de la frustration.

Tout d’abord, elle n’a plus de finalité extrinsèque.

D’une part, l’âge adulte a cessé d’être un pôle attracteur avec l’effacement de la contrainte de reproduction collective qui le supportait. Plus aucune considération sociale ne le justifie. En effet, fonder une famille, avoir un enfant, sont désormais des affaires purement privées.

D’autre part, c’est là une conséquence de son caractère d’autodétermination. La nouvelle condition des jeunes va en effet de pair avec un nouveau sens de la jeunesse. Elle consiste désormais en une dynamique d’autoproduction de soi dans le temps que l’on fait débuter de plus en plus tôt et qui dure tant que l’on garde du possible devant soi. Dans ce cadre totalement étranger au monde adulte et collectif, sous protection plus ou moins rapprochée de la famille et/ou de l’Etat, et libéré de toute contrainte et assignation sociale (si ce n’est l’obligation scolaire), l’individu, en se consacrant exclusivement à devenir lui-même, en profitant de la vie et en diversifiant ses expériences, en explorant et en réalisant toutes ses potentialités afin de se révéler à soi-même, est destiné, au final, à se choisir lui-même.

Dans un tel cadre, devenir adulte est désormais synonyme d’échec dans la mesure où c’est un état castrateur. Il en est de même de l’avancée en âge puisqu’elle réduit le temps durant lequel profiter de sa jeunesse. C’est ainsi qu’il faut comprendre la tendance de nos sociétés à la juvénilisation qui pousse les gens de tous âges à s’efforcer de paraître moins vieux tandis qu’auparavant une apparence trop juvénile constituait un obstacle.

Après avoir résisté le plus longtemps possible à se déterminer en postposant les graves décisions, chacun doit se résigner un beau jour à ne pas réaliser certaines potentialités et à assumer des responsabilités. Il n’en reste pas moins que le but de la vie de tout le monde, quel que soit son âge, est de conserver de la jeunesse jusqu’à sa mort, unique achèvement d’une vie radicalement individualisée et donc nécessairement finie.

C’est la raison pour laquelle les aspirations des jeunes, notamment en termes professionnels, sentimentaux et familiaux, n’ont pas changé. Au contraire, elles ont été revues à la hausse. Et on comprend facilement pourquoi. Comment pourrait-on dans un tel cadre se décider volontairement à les limiter ou les stopper ? Mais dans le même temps, il est devenu d’autant plus difficile de les satisfaire. S’engager, c’est renoncer à d’autres possibles. Mais ne pas s’engager, c’est s’empêcher d’en réaliser certains. Au final, on subit le plus souvent l’impossibilité de faire autrement que ce avec quoi on doit faire, on compose avec le temps qui passe. Voilà pourquoi, dans notre monde, on devient le plus souvent adulte par résignation, alors même que l’on se détermine de moins en moins vite et que l’on dispose de davantage de soutien pour réaliser davantage de potentialités qu’auparavant.

D’autant que plus rien n’est fait pour apprendre à se comporter comme un adulte.

Comme le rappelle à juste titre Marcel Gauchet en s’appuyant sur la théorie de la médiation, ce qui distingue l’entrée dans la jeunesse de l’enfance, c’est l’accès à la dimension de la personne, c’est-à-dire à la capacité cognitive d’abstraction de soi qui rend possible de se conduire comme un acteur indépendant dans ses rapports avec les autres. « La jeunesse consiste proprement dans l’apprentissage de cet usage social de soi, du pouvoir de relation, avec ce qu’ils supposent de connaissance des autres, du monde au sein duquel ils évoluent et de ses codes » (6).

Il n’est pas difficile de comprendre que la nouvelle condition des jeunes ne favorise guère et va même à l’encontre de cet apprentissage, de cette conquête de l’indépendance psychique.

D’abord, en raison de ce qui la caractérise. En tant que dynamique d’autoproduction de soi dans le temps, elle renforce l’adhérence à soi et rend plus difficile de s’extraire de soi-même. Ensuite, parce qu’elle est conditionnée par une dépendance sans pareil dont il est difficile de se défaire.

Comme nous l’avons vu, en raison des caractéristiques propres de la culture et de la sociabilité jeune, la jeunesse est soumise à une pression du groupe des pairs plus forte que jamais. La construction de soi s’opère au travers de contraintes très puissantes exercées par le groupe notamment autour de l’image de soi et de l’apparence. Un climat aussi conformiste est peu propice au développement de choix personnels. Ceux qui dérogent aux codes culturels du groupe d’appartenance font l’objet de stigmatisation et de victimisation. Afficher des goûts culturels décalés par rapport aux autres, c’est se condamner à la marginalité sociale.

Difficile de s’affranchir du regard des pairs, de la culture populaire et commerciale mais aussi, plus largement, de s’émanciper de tout ce qui contribue à mettre à l’abri et préserver la nouvelle condition des jeunes des relations de personne à personne, des espaces dans lesquels il s’agit de faire preuve d’abstraction de soi : le monde adulte, les institutions dont l’école, les entreprises et le monde du travail, la vie sociale en général. Dans ce domaine, nous avons vu le rôle déterminant que jouent la famille et les nouveaux moyens de communication.

Voilà pourquoi, pour conclure, cette nouvelle condition des jeunes n’est pas sans compromettre leur scolarité.

Puisque la culture jeune est une culture qui doit être partageable avec les autres et qui puise conséquemment ses ingrédients dans la culture populaire et commerciale, s’intéresser à la culture scolaire, c’est afficher sa différence et se condamner à la solitude. C’est l’une des raisons pour lesquelles les jeunes désinvestissent massivement l’école. On connaît le désarroi des enseignants qui constatent la désaffection croissante des jeunes à l’égard du savoir classique (7). Ceux-ci ne peuvent pas davantage compter sur le soutien de familles qui refusent de s’en faire le relais et reprochent à l’institution scolaire de ne pas suffisamment susciter le désir d’apprendre comme de traiter de manière trop impersonnelle leurs rejetons (8).

Le problème n’est pas de leur redonner le goût des savoirs mais, comme nous l’avons montré avec Jean-Marie Lacrosse (9), de les extraire de cette nouvelle condition dans la mesure où le processus d’autoconstruction dans lequel ils sont pris les empêche de réaliser toute une série d’opérations mentales essentielles à l’acte d’apprendre comme d’accorder de l’attention ou de la considération aux savoirs construits par l’histoire avant eux et que leurs enseignants s’efforcent de leur transmettre. En somme, de se confronter à l’impersonnalité qui caractérise la société (10).

Martin Dekeyser

(1) Nous avons déjà abordé cette question dans des numéros précédents de la revue : Bruno Sedran, Culture et adolescence – lorsque lire des livres n’est plus un acte vital in Résolument jeunes, 23, juin-août 2008 ; Jean-Marie Lacrosse, L’accès des jeunes à la culture. Où sont les vrais obstacles ? in Résolument jeunes, 31, juin-août 2010.

(2) Pour Mark Zuckerberg, le jeune créateur du plus fameux de ces réseaux sociaux, Facebook, cette limite n’existe plus purement et simplement.

(3) Olivier Galland, Les jeunes dans la société, intervention au colloque du Conseil d’orientation des retraites, 6 décembre 2011, Maison de la chimie, Paris, p.9, http://www.gemass.fr/IMG/pdf/LES_JEUNES_DANS_LA_SOCIETE.pdf

(4) Observatoire de la vie étudiante, La vie étudiante. Repères, Edition 2011, http://www.ove-national.education.fr/medias/reperes2011.pdf. Cette enquête sur les conditions de vie est française. Sans rentrer dans les distinctions communautaires belges, les deux pays sont comparables car ils participent du même modèle continental de passage à l’âge adulte (cfr. Cécile van de Velde, Devenir Adulte : Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, 2008) : décohabitation moins précoce que dans le modèle nordique mais bien plus que dans le modèle méditerranéen ; séparation nette entre études et emploi et non alternance ou cumul comme dans les modèles nordiques et anglo-saxons ; aides publiques réduites et important soutien parental/familial.

(5) Selon l’Enquête sur les forces de travail de 2011 (http://statbel.fgov.be/fr/binaries/EFT2011_FR_tcm326-175589.XLS), en fin de parcours, soit dans la tranche des 25-29 ans, environ 18 % des jeunes belges n’ont aucun diplôme ou n’ont pas obtenu de diplôme supérieur à celui de l’enseignement secondaire inférieur. Mais cette proportion est en baisse croissante puisqu’elle était de 24 % en 1999 (http://statbel.fgov.be/fr/binaries/EFT1999-2008_fr_tcm326-98571.xls). Quant aux 40 % de jeunes qui n’ont pas obtenu de diplôme de l’enseignement supérieur, cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas entrepris d’études supérieures mais qu’ils ont échoué à les achever. Enfin, 42,35 % des jeunes ont obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur. Ils étaient 36 % en 1999.

(6) Marcel Gauchet, La redéfinition des âges de la vie in Le Débat, 132, novembre-décembre 2004, p.40

(7) J’ai déjà traité de cette question dans un précédent article : Peut-on acquérir des savoirs sans avoir à les apprendre ? in Résolument jeunes, 23, juin-août 2008.

(8) On se reportera sur ce point à la conférence de Marie-Claude Blais publiée par Yapaka, L’éducation est-elle possible sans le concours de la famille ?, http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/publication/TA-Education_WEB_0.pdf

(9) Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser, Pourquoi tant d’élèves en échec aujourd’hui ? in Résolument jeunes, 37, décembre 2011-février 2012.

(10) Bruno Sedran a bien montré le lien entre ce rapport problématique à l’impersonnalité et la phobie scolaire dans Phobie scolaire : une pathologie de la confrontation à l’impersonnel ? in Résolument jeunes, 28, septembre-octobre 2009.

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Blog, Revue Résolument jeunes, Textes