L’accès des jeunes à la culture

Retranscription de l’intervention de Jean-Marie Lacrosse lors du colloque sur l’accès des jeunes à la culture organisé par le Conseil de la Jeunesse d’Expression française (CJEF) le 22 octobre 2008 au théâtre « Le Public » à Bruxelles, publiée dans Résolument jeunes, n°31, juin-août 2010.

Je remercie vivement le CJEF (Conseil de la Jeunesse d’Expression française) et Mme Vandenhoute de m’avoir invité à intervenir dans cette journée à propos d’un problème qui me tient particulièrement à cœur : l’accès des jeunes à la culture. Je précise tout de suite que ce n’est pas mon domaine de spécialisation en sociologie. Je ne travaille pas dans ce domaine spécialisé que l’on nomme sociologie de la jeunesse. S’il y a un domaine particulier où j’ai mené des enquêtes empiriques, c’est plutôt celui de la santé mentale ou mieux encore du phénomène « psy » comme on l’appelait au moment de son émergence, un phénomène qui s’est largement développé depuis une trentaine d’années.

L’idée générale, le fil rouge, l’hypothèse que je voudrais vous soumettre durant ce bref exposé aura cependant directement à voir avec ce qui m’a occupé pendant longtemps.
La voici : les problèmes et les difficultés que rencontrent les jeunes dans l’accès à la culture sont largement à rechercher du côté de ce que nous appelons « la psychologie », je préférerais dire du côté de l’esprit, domaine qui, s’il inclut les croyances religieuses (en tant que partie éventuelle), est cependant loin de s’y cantonner. J’entends ici esprit au sens anglais de « mind » (non de « spirit »). Certes les conditions matérielles peuvent également jouer un rôle dans les difficultés d’accès à la culture mais cette difficulté ne touche pas la grande majorité des jeunes qui bénéficient de la richesse sociale générale – provisoire peut-être mais je ne crois pas – qu’ont atteint nos sociétés. Voilà l’idée que je voudrais un peu développer et argumenter avec vous.

L’organisatrice de cette journée m’a demandé de répondre à trois questions :
– une qui relève de l’histoire de l’accès des jeunes à la culture
– une question relevant de la sociologie du problème. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
– une question politique : à partir de ce qui précède, quelles priorités assigner à une politique culturelle axée sur la jeunesse ?
Le programme est évidemment trop vaste pour être traité en aussi peu de temps. Je vais donc être extrêmement schématique, voire caricatural -grossir le trait- mais peut-être pourrons-nous préciser certaines choses dans la discussion tout à l’heure (et puis, pour ceux qui souhaitent poursuivre la réflexion, je mentionnerai quelques références de livres ou d’articles).

Pour l’histoire du problème, nous disposons d’une thèse remarquable d’un jeune chercheur québécois (1). On peut, montre-t-il, distinguer trois étapes principales dans cette histoire :
– Dans les sociétés traditionnelles – grosso modo jusque 1750 – les jeunes sont immergés et intégrés dans la culture qui a là un sens global et collectif. Ils remplissent certains rôles dans la préparation des événements locaux comme les cérémonies religieuses, les carnavals, les fêtes, etc. Ils occupent ces statuts et remplissent ces rôles dans la proximité et sous la dépendance du monde adulte, auquel ils sont subordonnés. Il n’y a pas là à proprement parler de mouvements de jeunes.
– Ceux-ci apparaissent au moment où nos sociétés sortent de la tradition pour entrer dans le régime de l’histoire c’est-à-dire vers 1750. Ce passage se traduit par un basculement dans les valeurs collectives du passé vers l’avenir; c’est bien cette valorisation de l’avenir qui donne à la jeunesse une valeur et une signification jusque là inédite : elle est l’incarnation par excellence de l’avenir et d’un avenir supposé meilleur que le passé.
On peut qualifier cette longue période qui commence vers 1750 et se termine vers 1970 comme la phase d’émancipation et d’autonomisation de la jeunesse. Les jeunes vont peu à peu conquérir une certaine indépendance vis-à-vis du monde adulte. Je passe rapidement sur la contradiction qui traverse toute cette période : les jeunes sont à la fois censés prendre une place à part entière pour changer le monde et le rendre meilleur, et ils doivent pour cela subir de longues frustrations, privés qu’ils sont de loisirs et de liberté, sexuelle par exemple, par l’allongement de la scolarité. C’est cette contradiction qui a été au cœur du phénomène de la révolte adolescente et qui a plus largement donné son contenu au mot même d’adolescence. J’extrais de la thèse de Jacques Goguen une citation des Wandervögel, dans leur manifeste de 1913 du Hohen Meissner. Elle suffit pour illustrer l’aspiration latente et profonde qui est celle de la jeunesse vers 1900, moment qui se situe en quelque sorte à l’apogée de ces fortes tensions créatrices : « La jeunesse qui n’était jusqu’ici qu’un appendice de l’ancienne génération, tenue à l’écart de la vie publique, cantonnée dans le rôle passif de l’apprenti et dans les jeux aimables mais futiles, commence à se fixer elle-même le cours de sa vie, indépendamment des habitudes paresseuses des vieux préceptes dictés par de hideuses conventions, elle aspire à un mode de vie qui convienne à la nature de la jeunesse tout en lui permettant de prendre au sérieux elle-même et son action et de s’intégrer comme un facteur particulier dans l’action culturelle générale… ». Citons seulement quelques noms pour baliser le parcours de cette flamboyante culture adolescente : les poètes Gérard de Nerval et bien sûr, Verlaine et Rimbaud, mais aussi les débuts du Rock (Elvis Presley, Bill Haley, Chuck Berry, Eddy Cochran, etc.) et de la pop (les Beatles, Pink Floyd, Jimi Hendrix, Janis Joplin, etc.). Cette révolte adolescente a donc été un foyer exceptionnel de culture, de la seconde moitié du 19ème siècle aux années 1970 qui ont véritablement consacré l’aboutissement et l’achèvement de ce mouvement d’autonomisation. On peut estimer que le foyer incandescent de la révolte adolescente s’est éteint dans les années 70.

– Nous sommes entrés depuis lors dans une autre phase. Certes, nous avons assisté au sacre de la jeunesse mais -rien n’échoue comme le succès- ce sacre s’est accompagné d’un affaissement de l’idée même de la révolte et peut-être aussi de cette créativité adolescente qui a marqué le 20ème siècle de façon indélébile.

On peut ainsi, passant de l’histoire à la sociologie de la jeunesse, dégager trois traits de la culture jeune contemporaine qui se laissent déchiffrer comme autant de conséquences de ce sacre.
Nous pouvons dire d’abord que nous avons aujourd’hui une jeunesse sans révolte mais qui est amenée à vivre dans un monde sans adultes, un monde marqué en son cœur par une adolescence perpétuelle.
Illustrons cette évolution par une brève histoire du phénomène Rock si bien analysé par Paul Yonnet (2). Au point de départ, dans les années 50, le rock peut être considéré comme le dernier avatar de la culture de la révolte adolescente. Ses « objectifs » politiques tiennent en trois mots : sexe, race, génération. Liberté sexuelle, égalité raciale et légitimité voire valorisation des métissages, fraternité générationnelle. Ces objectifs sont atteints au début des années 80. « Le fait générationnel, écrit Yonnet, a contribué à l’universalisation du monde. Et son expression, le rock, est devenue une culture dominante de notre époque, une culture dominante mais épuisée par cette ascension, à la créativité à présent éteinte par les conditions de son fulgurant et envahissant succès, un rock intérieurement condamné à la recomposition répétitive ou au « revival », extérieurement désarmé par sa réussite sociale et l’obtention de ses buts ». Reste alors une « esthétique rock », c’est-à-dire un mode de vie diffusé et banalisé dans toute la société, une autre façon de jouer avec les mots, un imaginaire de l’adolescence perpétuelle, cette dernière expression rendant compte assez fidèlement de la difficulté d’être nouvelle des jeunes : ils se vouent désormais avant tout à leur épanouissement personnel et ne manifestent aucune envie, ni de reprendre l’histoire en charge, ni de sortir de leur condition qui leur paraît beaucoup plus enviable que celle des adultes, les dits « adultes » eux-mêmes ayant par ailleurs pour principal objectif de « rester jeunes », c’est-à-dire affranchis de toute détermination et ouvert aussi longtemps que possible à toutes les possibilités qui se présenteraient à eux.

Deuxième trait qui concerne les notions mêmes, si chères à Bourdieu, de « culture dominante » et de « culture légitime » chez les jeunes. Les conséquences de cette sécession de la culture jeune sur le sens même de ces notions ont été récemment bien mises en évidence par Dominique Pasquier (3). Non seulement la culture auparavant légitime, la grande culture classique n’est plus la culture dominante (version Bourdieu), c’est la culture populaire, commerciale, axée sur l’image et la musique qui tient le haut du pavé mais en plus, ce renversement des hiérarchies produit, dans certaines écoles plus particulièrement, un nouveau conformisme, une véritable tyrannie de la majorité, marginalisant ceux qui osent faire état de leur goût pour la lecture, le théâtre ou la musique classique par exemple.

Enfin troisième trait, le plus interpellant peut-être, l’effondrement du désir d’apprendre chez les adolescents qui rend l’éducation impossible et qui a d’ailleurs déjà amené à redéfinir les fonctions assignées à l’éducation. Depuis une quinzaine d’années, le but premier assigné à l’éducation n’est plus d’ apprendre ou d’ éduquer mais de redonner du sens aux savoirs et de rendre aux adolescents le goût du savoir (c’est d’ailleurs le thème d’un atelier de cet après-midi). Les savoirs, la science en particulier, ne font plus rêver. Ils se heurtent à une culture de l’expression de soi, de la spontanéité, de l’authenticité qui les disqualifie.

En conclusion, quelles priorités assigner à une politique culturelle axée sur la jeunesse ? Si je me suis bien fait comprendre, elles me semblent couler de source : il faut au plus tôt ouvrir un grand chantier qui s’attaque à chacun des trois axes que je viens de décrire trop brièvement.
Je ne mentionnerai expressément qu’un seul point : comment en finir avec ce mythe de l’expression spontanée ? Comment tordre le cou à ce naturalisme dévoyé ? Les grands écrivains ne sont pas ceux qui ont un don inné de l’expression juste, ce sont ceux qui ont une conscience aigüe de l’incapacité naturelle de l’espèce humaine à s’exprimer.
Il s’agit en quelque sorte de remettre en honneur, dans le domaine de l’esprit, les méthodes et les recettes que nous savons si bien appliquer dans le domaine du corps, du sport par exemple. Nos grands footballeurs, les Sonck, Fellaini, Defour, Kompany et autres sont des travailleurs infatigables du ballon, des adeptes fervents du geste cent fois répété, de l’automatisme peu à peu acquis, de la manoeuvre sans cesse rectifiée. Par quel « miracle » l’esprit échapperait-il à des contraintes et des servitudes dont le corps ne peut faire l’économie ?

Jean-Marie Lacrosse

(1) Jacques Goguen, Pour une théorie des mouvements de jeunes, Thèse, Université de Paris-I Sorbonne, 2003. Voir aussi Ascension et déclin des mouvements de jeunes, Le Débat, 132, Gallimard, novembre-décembre 2004.

(2) Paul Yonnet, Temps libre et lien social, L’esthétique rock, Gallimard, 1999, pp. 133-176

(3) Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, 2005

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Textes