Pourquoi tant d’élèves en échec aujourd’hui ?

Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, 37, décembre 2011-février 2012.

Pourquoi tant de nos élèves sont-ils en échec (1) ? Pourquoi à tous les niveaux de l’enseignement, avons-nous connu ces vingt dernières années une croissance massive de l’échec scolaire ? Lorsqu’on les examine de près, toutes les réponses officiellement reconnues à ces questions s’avèrent extraordinairement consensuelles. L’échec massif que nous constatons, nous affirme-t-on, procède d’une mise en œuvre inachevée des réformes, principalement mais pas seulement, pédagogiques, entamées à l’aube des années 70. La seule réponse possible est donc d’aller jusqu’au bout de cette révolution de l’apprendre : encore plus d’individualisation des contenus et des méthodes, encore moins de cours donnés ex cathedra, encore plus de délestage de ce qui relève de la transmission du passé au profit d’une démarche individuelle de recherche et de co-construction de ses savoirs par l’élève.

Pour rendre les choses parlantes, prenons un exemple personnel. M’étant efforcé pendant 25 ans d’enseigner la discipline sociologique comme une pensée, une réflexion approfondie sur l’histoire et la société comportant inéluctablement une dimension philosophique (ce qu’elle était en fait pour ses pionniers Marx, Tocqueville, Durkheim, Weber, etc), je tentais récemment de persuader mon jeune collègue de philosophie en début de carrière de l’intérêt qu’il y a avait pour les étudiants à expliciter les ruptures décisives que représentent pour notre propre pensée les noms de Descartes, Kant et Hegel. Quand nous pensons -tel est mon argument-, nous sommes « spontanément » cartésiens (nous dissocions le sujet et l’objet), kantiens (nous nous interrogeons réflexivement sur ce qui nous permet de connaître ce que nous connaissons et de penser ce que nous pensons) et hégéliens (l’histoire est l’élément même dans lequel baigne toute réalité humaine). Réponse immédiate de mon interlocuteur : il est impossible aujourd’hui d’enseigner l’histoire de la pensée à des jeunes de 20 ans. Ca ne les intéresse pas. Tout ce qu’on peut essayer de faire, c’est de les amener à la philosophie à partir de questions « existentielles ». Par exemple, les conduire à s’interroger sur notre condition de mortels…

Pourquoi pas ? Que l’on me comprenne bien, je ne mets pas en cause l’intérêt des questions existentielles en philosophie. Je constate seulement le doux délire dans lequel nous entraîne ce congédiement systématique du passé et de l’histoire et ce dans tous les domaines. Economique par exemple. Nos systèmes de crédit et de financement de l’économie sont en pleine déroute mais il semble impossible de faire autre chose que de les remettre sur les rails pour repartir dans le même sens (2). Essayer de comprendre la suprématie acquise par les marchés financiers, revenir aux fondamentaux (qu’est-ce que le marché finalement ? et qu’est-ce que l’économie ?) et redéfinir les bases d’un nouveau départ qui exigera de toute façon une grande capacité d’imagination et d’invention autres que simplement technique, voilà qui ne semble plus intéresser personne. On pourrait en dire autant de la Belgique et de son système d’apartheid linguistico-politique ainsi que de la crise écologique dont le dernier document significatif date de 1972 (3) et bien sûr, revenons-y, de l’éducation. Dans tous ces domaines, le mot d’ordre semble être : nous allons droit dans le mur donc … accélérons !

C’est précisément ce retour réflexif sur l’histoire de la pédagogie que préconisait Marcel Gauchet dans le numéro précédent de Resoj, démasquant dans notre présent un nouvel unilatéralisme de sens exactement inverse de celui qui régnait dans les sociétés traditionnelles : « L’unilatéralité inhérente à la société de tradition et à la pédagogie de la transmission consistait à ne regarder que des contenus qu’il s’agissait d’acquérir, avec une indifférence relative à l’égard des moyens d’acquérir ces contenus et une relative indifférence aussi à l’égard des processus personnels par lesquels cette acquisition pouvait se faire (…). Mais, avec l’apparition des pédagogies nouvelles, nous avons basculé dans un nouvel unilatéralisme : l’unilatéralisme d’une vision individualiste de l’apprendre. Un unilatéralisme qui consiste, lui, à ne considérer que ce processus personnel d’appropriation en négligeant ce qu’il s’agit d’apprendre, en se désintéressant des contenus qui sont en question dans l’opération éducative. Des contenus qui ne collent pas forcément de manière spontanée avec cette logique de l’appropriation personnelle ».

Fort bien, dira le lecteur qui nous a suivis jusqu’ici, mais il faudrait que vous nous expliquiez le lien que vous établissez entre cette indiscutable révolution pédagogique couramment désignée comme « pédagogie des compétences » ou « pédagogie de la réussite » et la montée en flèche, si l’on vous suit, de l’incompétence et de l’échec.

C’est précisément ce que la démarche clinique que nous avons mise en œuvre se propose d’établir. Elle exige en effet une observation fine et prolongée des conduites et des modes de pensée de nos élèves dont il s’agit de rendre compte dans le détail sans se contenter des propositions approximatives dont se satisfont souvent nos infatigables réformateurs. La démarche clinique, on l’oublie trop souvent, ne se résume pas à observer des faits que l’on se contenterait ensuite de rassembler en les généralisant. Ce que nous appelons hypothèse, comme celle que nous venons de formuler, ne découle pas seulement de l’observation. Bien plutôt, elle est une réponse à une question suscitée par l’observation. La formulation de l’hypothèse exige donc de poser d’abord le problème à résoudre. Or les hypothèses généralement admises dans l’opinion académique ne rendent pas compte d’une observation selon nous cruciale : au-delà de l’échec scolaire « classique », relevant du déficit ou de la carence, c’est un nouveau type d’échec, de nouvelles difficultés qui s’offrent à notre regard. Celles-ci, partagées à des degrés divers par tous nos élèves, nous semblent relever non de la carence mais de l’intention, intention non réfléchie ni proprement volontaire bien sûr mais qui suppose que les élèves sont activement engagés dans le processus qui les mènera à l’échec. C’est cette énigmatique intention qu’une clinique exigeante devrait nous permettre de déchiffrer. Mais avant cela, rappelons les principaux faits dont nous avons à rendre compte.

Ces faits nous apparaissent sous deux angles différents. L’expérience de 25 ans dans l’enseignement supérieur qui est la mienne fait clairement apparaître la dimension temporelle et, en quelque sorte historique, du problème que nous examinons. C’est un autre point de vue qu’adopte Martin Dekeyser qui, en 4 ans, de 2006 à 2010, est passé par différents établissements, différentes filières et différentes disciplines de l’enseignement secondaire. Point de vue plus « candide » en quelque sorte.

Le point de départ du processus est facilement repérable : c’est vers le début des années 1990 que tous les professeurs de l’enseignement supérieur enregistrent, plus ou moins atterrés, ce qui s’apparente à un effondrement aux multiples facettes. Sur base d’une enquête qualitative menée auprès d’enseignants à tous les niveaux du cursus (4), Marie-Claude Blais a récemment tenté de détailler les éléments centraux de ce véritable séisme. Tous les enseignants font état de difficultés sur le plan des activités intellectuelles et cognitives. « Il est frappant de voir, écrit-elle, que les observations des enseignants tournent autour du même diagnostic : les élèves d’aujourd’hui ont de grandes difficultés avec l’abstraction, avec l’imagination et avec la mémorisation ». On ne s’étonnera pas que le fameux « par cœur » tant décrié pour son caractère supposé répétitif et peu créatif ait souffert des évolutions récentes bien qu’il reste éminemment irremplaçable dans le domaine des apprentissages en général et des apprentissages scientifiques en particulier. Les deux autres paramètres affectés, par contre, peuvent à première vue paraître opposés : le raisonnement logique, avec l’utilisation de connecteurs précis (car, parce que, cependant, bien que, nonobstant, néanmoins, etc) impliquant toujours rigueur et méthode tandis que l’imagination évoque la créativité, l’inventivité, la spontanéité, bref un certain vagabondage de l’esprit antinomique d’une organisation rigide et « scolaire ». Ce qui les rapproche cependant, montre Marie-Claude Blais, c’est la capacité à sortir de soi, capacité qui relève dans les deux cas d’un processus d’abstraction, abstraction de son propre point de vue pour entrer dans le point de vue de son interlocuteur, qu’il soit celui avec qui on dialogue, l’enseignant ou un auteur, ou abstraction de son univers proche pour entrer dans des univers spatialement et plus encore temporellement éloignés. A ces trois dimensions, elle en avait ajouté une quatrième lors d’une récente conférence au CePPecs : la dimension du temps et du corps, plus précisément du temps nécessaire à ce que l’on appelait jadis d’un terme parlant l’incorporation des savoirs.

Sous un autre angle, ce sont des observations assez similaires que fera le jeune enseignant en début de carrière. Les élèves semblent ignorer toute une série de choses nécessaires aux apprentissages et le rappel incessant des consignes par l’enseignant ne débouche que sur de maigres résultats. Rapidement, il est contraint de reconnaître que les comportements de ses élèves relèvent d’une résistance voire d’un refus. Ils semblent réfractaires à l’éducation mais de façon très paradoxale, sur un mode que résume parfaitement la désormais célèbre formule : « Ils veulent l’éducation mais ils ne veulent pas être éduqués ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, les élèves ont en effet une idée très claire de ce qu’il faut faire à l’école. Ils le disent à l’enseignant, lui font sentir qu’il doit s’y plier, lui font des reproches lorsqu’il s’en écarte. Ils savent également -ou pensent savoir- ce que doit être le contenu du cours : en gros, ce dont on leur a parlé, ce qu’ils ont vu à la télévision ou sur internet, ce qui est supposé relever de leur âge, ce qu’ils peuvent partager avec leurs pairs, ce avec quoi ils sont d’accord, ce qu’ils connaissent déjà, ce qui les interpelle, tout ce qui concerne l’intime. Mais ils ont aussi une idée très précise de la méthode que doit suivre l’enseignant : il doit leur donner la possibilité de se manifester au travers de l’activité, la prise de parole, la mise en œuvre de savoir-faire et de compétences. Tout doit en quelque sorte venir d’eux-mêmes et c’est pourquoi ils insistent tant pour que l’enseignant leur fasse faire des choses et leur précise à l’avance le détail des contenus mais aussi des compétences qu’il va travailler avec eux.

Dans un tel cadre, consacrer du temps et de l’énergie à l’exposition et à la réception systématique et méthodique de la matière, c’est-à-dire à un sens déjà construit, est assimilé à de la passivité : cela empêche les élèves de se manifester, de se percevoir comme étant à la source du cours et surtout, ce qu’ils exigent impérativement, de tout comprendre tout de suite. Quels sont alors les résultats de cette exigence unilatérale et exclusive d’activité des élèves ? Elle combine en fait, de manière surprenante mais compréhensible, deux visages antagonistes.

D’un côté, et à rebours de ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part d’élèves qui veulent se manifester, de plus en plus d’élèves sont incapables de mobiliser les contenus au travers d’une réponse qui leur est propre et se contentent d’une restitution sans compréhension sur le mode de la photocopieuse ou du copier/coller ou répètent des évidences ou des clichés glanés dans la société.

De l’autre, ils témoignent d’une expression et d’une création de plus en plus libre et spontanée, respectant de moins en moins les règles de l’expression -leur écriture est orale-, mais aussi les règles du raisonnement et les consignes. Ils éprouvent des difficultés à rédiger un texte sur base d’un vocabulaire précis et rigoureux ou d’un thème qui leur est imposé. Ils projettent sur celui-ci ou le remplacent par des préoccupations intimes sans rapport avec lui. Ils combinent l’absence d’éléments essentiels et la présence d’éléments accessoires. Ils alignent, les uns à la suite des autres, des contenus décontextualisés, sans liens ni connecteurs logiques, ou les articulant n’importe comment, sur base d’associations libres, de repères brouillés ou manquants. Leurs questions se multiplient et portent de moins en moins sur l’objet du cours. Ils répondent souvent à côté, comprennent mal ce qu’ils entendent ou lisent et déforment les propos qu’ils mémorisent ou notent.

Pour eux, il n’y a finalement que deux régimes de discours : celui de l’avis personnel, de l’intime, de la subjectivité, construit à partir de soi et celui de l’objectivité scientifico-mathématique, étrangère à soi, qu’il s’agit de restituer tel quel. Ils éprouvent du coup beaucoup de difficultés à penser au sein d’ensembles, c’est-à-dire, d’une part, à identifier ou exprimer une thèse ou un point de vue et l’argumenter, à le reformuler, à le résumer, à le synthétiser, mais aussi, d’autre part, à globaliser, c’est-à-dire à articuler les contenus et les points de vue, à les situer, les différencier, les hiérarchiser, les confronter.

La doxa pédagogique et ses sources

Le lecteur a pu le constater : nos observations convergent sans que nous nous soyons préalablement concertés si ce n’est sur la question de recherche à même d’orienter et de structurer nos observations. La formulation de notre hypothèse prend cependant plus de corps lorsqu’on opère un détour par l’histoire de la pédagogie et de la psychologie de l’enfant. Si nos observations s’éloignent des explications généralement retenues, c’est sans doute d’abord au livre de Dominique Ottavi, De Darwin à Piaget : pour une histoire de la psychologie de l’enfant, que nous le devons. Le titre parle de lui-même : quelque chose des théories de Darwin sur l’évolution des espèces et le processus même d’hominisation s’est profondément infiltré dans nos représentations de ce que veut dire apprendre et on peut affirmer sans risque que la conjoncture idéologique présente -par son naturalisme- a renforcé et réactivé cette source évolutionniste.

L’idée centrale qui traverse tous ces courants est bien connue : c’est l’idée selon laquelle l’enfant répète dans le temps court de son développement le processus archi-millénaire par lequel l’humanité s’est hominisée. Selon la formule classique, due à Ernst Haeckel, l’ontogenèse n’est que la récapitulation sommaire de la phylogenèse. Explicitons en citant Haeckel lui-même : « La série des formes par lesquelles passe l’organisme individuel, à partir de la cellule primordiale jusqu’à son plein développement, n’est qu’une répétition en miniature de la longue série des transformations subies par les ancêtres du même organisme depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours » (5). Il faut spécifier cette idée dans le cadre de l’organisme humain qui a cette particularité de s’être adapté à son environnement par la construction d’outils culturels : le langage d’une part, la technique d’autre part. L’éducation a donc pour mission de donner à l’enfant ces compétences supplémentaires propres à l’animal humain.

Cette idée, jamais abandonnée malgré les contestations dont elle a été l’objet au 20ème siècle, est en réalité un des noyaux durs de la pensée pédagogique contemporaine. Dans une de ses conférences, Dominique Ottavi la qualifie de doxa, elle y voit un raisonnement mal argumenté mais qui ne l’empêche pas d’exercer une action puissante sur les esprits et particulièrement les esprits contemporains(6). Doxa certes mais en même temps, selon Marcel Gauchet, véritable schème organisateur composé de trois ingrédients indissociables. Naturalisme : le développement de l’humain s’inscrit dans la continuité du développement animal avec les particularités que constituent les outils que s’est forgée l’humanité, langage et technique. Inductionnisme : cette adaptation à l’environnement opère par expérimentations, tâtonnements, essais et erreurs, bref induction, ce qui suppose que le but principal de l’éducation est de mettre l’enfant dans des situations-problèmes qu’il devra résoudre et sur base desquelles il construira ses savoirs. Constructionnisme : l’enfant construit ses savoirs comme l’humanité a progressivement construit les siens.

Où est le problème ? Il est tout simplement lié à la dimension symbolique de l’esprit humain et ce n’est pas rien puisque c’est le mot « symbolique » qui peut le mieux résumer tout l’apport des sciences dites humaines, de la linguistique à la sociologie, au début du 20ème siècle. Cette citation de Lévi-Strauss le met clairement en évidence : « C’est dans ce caractère relationnel de la pensée symbolique que nous pouvons chercher la réponse à notre problème. Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité » (7).

Isolons dans ce texte deux idées-force . Primo, apprendre n’est pas connaître. Appliquons à l’enfant : le processus par lequel l’enfant apprend est totalement distinct de celui par lequel il développe ses connaissances. Or c’est précisément ce que méconnaît toute la psychologie de l’enfant contemporaine. Alison Gopnik, par exemple. Elle ne cesse d’identifier les deux processus. Elle ignore purement et simplement le problème de la signification. Secundo, étant donné le caractère -Lévi-Strauss dit relationnel, nous préférons dire à la suite de Louis Dumont holiste- de l’univers symbolique, nous voyons qu’apprendre ne relève pas ou pas seulement d’un développement : il s’agit d’entrer dans un univers symbolique, c’est-à-dire d’entrer dans des systèmes de signification cohérents, qui nous précèdent et qui sont organisés en systèmes. D’où précisément toute la difficulté d’y entrer car ils ne se laissent appréhender que globalement. Les enfants, justement, savent bien cela : ils savent qu’il y a à l’extérieur tout un monde de signes oraux, graphiques, arithmétiques, dont ils essayent de percer la cohérence en y situant chacun des éléments qu’ils découvrent peu à peu.

Revenons à nos élèves ou étudiants. Comment, à la lumière de ce qui précède, formuler leurs problèmes et leurs difficultés ? Ils sont tout simplement, par l’éducation même qu’ils ont reçue et reçoivent, entièrement acquis au paradigme dominant naturaliste, inductionniste et constructionniste. Rien d’étonnant donc dans l’attitude active de refus ou de résistance que nous avons identifié dans leur comportement. Ils refoulent et refusent toutes les opérations mentales qui ne s’inscrivent pas dans ce cadre. Naturalistes, ils ont désactivé la volonté et l’effort. Inductionnistes, ils ont énormément de mal avec tout ce qui relève de la déduction, toutes les opérations mentales qui vont du tout vers la partie. Constructionnistes, ils veulent construire eux-mêmes leurs savoirs et n’accordent que peu d’attention ou de considération aux savoirs construits par l’histoire avant eux lorsque leurs enseignants s’efforcent de les leur transmettre. S’ils sont incapables de réception c’est parce qu’elle ne peut déboucher selon eux que sur une sorte de singerie sans valeur et sans intérêt réel. Conclusion provisoire donc : en s’amputant ainsi de ce qui représente des dimensions essentielles de l’acte d’apprendre, les opérations spécifiques par lesquelles on accède à un univers symbolique constitué avant soi et toujours irréductiblement extérieur à soi, les étudiants se mettent eux-mêmes en situation d’échec. La cause principale de l’échec scolaire massif nous semble être précisément celle-là : elle tient aux interdits édictés par l’idéologie dominante en matière d’apprendre.

Si la perspective historique fait clairement apparaître le point aveugle du paradigme pédagogique en vigueur aujourd’hui, les percées récentes des neurosciences viennent, elles aussi, à la rescousse. Nous pensons surtout ici aux travaux du neurologue Olivier Sabouraud(8), dont la lecture fut également pour nous une véritable révélation. A coté de la dualité signifiant/signifié dont la découverte a marqué toute la réflexion contemporaine sur le langage, Sabouraud met en évidence une autre dualité liée au fonctionnement cérébral de l’homme. Certes, une partie de l’activité cérébrale des humains s’apparente à celle des animaux (probablement plutôt localisée dans l’hémisphère droit), mais à côté de ce que l’on pourrait nommer le cerveau naturel, il existe chez les humains une sorte de cerveau culturel (plutôt lié à l’hémisphère gauche) qui consiste à faire travailler deux axes l’un sur l’autre, insistons bien l’un sur l’autre c’est-à-dire en dehors de tout traitement des objets perceptifs et sensibles tel que celui qu’effectue l’hémisphère droit, travail relevant donc de l’abstraction et s’effectuant dans une certaine autarcie. Ces deux axes pourraient être rapportés en linguistique aux découvertes respectives de Saussure (le langage met en œuvre une capacité taxinomique opposant des traits différentiels) et de Chomsky (le langage met également en œuvre une capacité générative qui produit des unités signifiantes par inclusion et hiérarchisation des unités phonémiques). Mais, répétons-le, ces deux axes ne peuvent fonctionner qu’en s’appuyant l’un sur l’autre. En privilégiant unilatéralement l’un au détriment de l’autre (la générativité), nous sommes en train de détruire à peu près tout ce qui subsiste de la capacité des humains à réfléchir et donc à inventer un futur habitable.

Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser

(1) Ce texte est une réécriture abrégée de la conférence donnée au CePPecs le 5 février 2011 par Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser, La clinique de l’école à la lumière d’une nouvelle théorie de l’esprit : la médiation, dont l’enregistrement audio est disponible ici.

(2) Il est piquant de relire aujourd’hui le livre de Jean-Luc Gréau, Le capitalisme malade de sa finance (Gallimard, 1998). Tout y était déjà : le diagnostic et les thérapies possibles. Mais qui en a entendu parler ?

(3) Le Rapport Meadows, The limits of growth malencontreusement traduit par Halte à la croissance.

(4) Marie-Claude Blais, Comment comprendre la désaffection des jeunes à l’égard des sciences, Le Débat, 145

(5) Cité par Dominique Ottavi, De Darwin à Piaget. Pour une histoire de la psychologie de l’enfant, CNRS, 2009, p. 46

(6) Dans le genre, on peut conseiller la lecture d’un dossier récent dans le numéro d’octobre 2010 du magazine Sciences Humaines, A quoi pensent les enfants ?, particulièrement l’entretien avec Alison Gopnik, figure de proue de la psychologie du développement et professeure de philosophie à Berkeley en Californie.

(7) Lévi-Strauss, préface à Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », PUF, p.41

(8) Voir une synthèse de ses travaux dans Le débat n° 140, mai-août 2006, En quête d’une théorie de l’humain, pp. 68-85

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