L’accès des jeunes à la culture

Retranscription de l’intervention de Jean-Marie Lacrosse lors du colloque sur l’accès des jeunes à la culture organisé par le Conseil de la Jeunesse d’Expression française (CJEF) le 22 octobre 2008 au théâtre « Le Public » à Bruxelles, publiée dans Résolument jeunes, n°31, juin-août 2010.

Je remercie vivement le CJEF (Conseil de la Jeunesse d’Expression française) et Mme Vandenhoute de m’avoir invité à intervenir dans cette journée à propos d’un problème qui me tient particulièrement à cœur : l’accès des jeunes à la culture. Je précise tout de suite que ce n’est pas mon domaine de spécialisation en sociologie. Je ne travaille pas dans ce domaine spécialisé que l’on nomme sociologie de la jeunesse. S’il y a un domaine particulier où j’ai mené des enquêtes empiriques, c’est plutôt celui de la santé mentale ou mieux encore du phénomène « psy » comme on l’appelait au moment de son émergence, un phénomène qui s’est largement développé depuis une trentaine d’années.

L’idée générale, le fil rouge, l’hypothèse que je voudrais vous soumettre durant ce bref exposé aura cependant directement à voir avec ce qui m’a occupé pendant longtemps.
La voici : les problèmes et les difficultés que rencontrent les jeunes dans l’accès à la culture sont largement à rechercher du côté de ce que nous appelons « la psychologie », je préférerais dire du côté de l’esprit, domaine qui, s’il inclut les croyances religieuses (en tant que partie éventuelle), est cependant loin de s’y cantonner. J’entends ici esprit au sens anglais de « mind » (non de « spirit »). Certes les conditions matérielles peuvent également jouer un rôle dans les difficultés d’accès à la culture mais cette difficulté ne touche pas la grande majorité des jeunes qui bénéficient de la richesse sociale générale – provisoire peut-être mais je ne crois pas – qu’ont atteint nos sociétés. Voilà l’idée que je voudrais un peu développer et argumenter avec vous.

Lire la suite

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Textes

Culture et adolescence – lorsque lire des livres n’est plus un acte vital

Article écrit par Bruno Sedran et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.

Nous assistons aujourd’hui à un renversement des hiérarchies culturelles : la culture dominante n’est plus la culture légitime mais la culture populaire. Comment s’est-il produit et quelles en sont les conséquences pour les adolescents ? C’est ce que les lignes suivantes tenteront d’éclaircir en prenant appui sur la conférence donnée au CePPecs par Dominique Pasquier, sociologue de la culture et des médias et directrice de recherche au CNRS, ainsi que sur son ouvrage Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité publié en 2005 aux éditions Autrement et l’entretien qu’elle a accordé à la revue Le Débat n°145.

Lire la suite

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Revue Résolument jeunes, Textes

Les émeutes de 2005 : une révolte ambivalente

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.

Si la France connaît des émeutes depuis une vingtaine d’années, l’ampleur et la durée de celles qui se sont déroulées du 27 octobre au 17 novembre 2005 a été sans précédent. Ces émeutes se sont caractérisées essentiellement par des affrontements avec la police qui ont donné lieu à 3000 interpellations, 10000 incendies de véhicules et de nombreuses dégradations de bâtiments publics. Si elles ont frappé l’opinion, elles ne se sont pourtant soldées par aucun mort au contraire des émeutes terribles de Los Angeles aux Etats-Unis en 1992. Autre différence de taille avec ce qui s’est passé à l’étranger, notamment en Angleterre : les affrontements se sont déroulés entre une partie de la population française et des éléments qui symbolisaient l’institution républicaine plutôt qu’entre des groupes ethniques différents, nécessitant l’interposition de la police.

Lire la suite

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Revue Résolument jeunes, Textes

La teuf ou la fête comme mode de vie

Article écrit par Hélène Lacrosse et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.

Dans son livre intitulé La teuf. Essai sur le désordre des générations (Seuil, 2008), Monique Dagnaud s’interroge sur une pratique largement répandue dans la génération montante, le fait de « faire la fête » ou « la bringue », phénomène connu aussi sous le nom de « déjante » ou de « défonce », le fait de « sortir », « s’éclater » en soirée, quoi. En tant qu’adepte de la fête et de la danse, j’étais d’autant plus intéressée par cette prise de distance théorique que le sujet semble avoir été rarement étudié en tant que tel par la sociologie contemporaine alors qu’il figure dans un grand nombre d’études anthropologiques des sociétés traditionnelles. Sans même parler des raisons implicites et explicites qui sous-tendent le fait de célébrer, il est pourtant bien évident que la fête a changé de décor, de morphologie, de visage. Les lieux, les pratiques et le temps de la fête diffèrent de ce qu’ils étaient il y a par exemple trente ou cinquante ans. Les boîtes et les bars ont notamment remplacé les traditionnelles salles de bals. L’usage de l’alcool et des drogues s’est généralisé. Les danses collectives et les danses en couple semblent progressivement disparaître dans ces lieux au profit de danses plus individuelles, plus chaotiques ou un peu hybrides tels que les pogos, le break-dance ou encore, plus récemment, la « tecktonik » qui connaît un engouement étonnant. La fête qui s’inscrivait autrefois dans une économie des loisirs et de la compensation est devenue pour certains un mode de vie car les jeunes sortent plus et leurs sorties durent plus longtemps. « Les jeunes » ne sortent pourtant pas tous de la même manière et avec la même intensité ?! Non, et c’est pourquoi Monique Dagnaud concentre son enquête sur les jeunes qui sortent au moins une, et pour la grande majorité d’entre eux, plusieurs fois par semaine dans des bars, boites et autres lieux publics ou privés. Le pari reste ouvert quant à savoir si ces 10 à 15% des 18-24 ans en France (entre 600 000 et 1 million de jeunes) représentent une fraction isolée de la jeunesse ou si la culture de la fête se présente comme une tendance appelée à s’amplifier dans le futur. Tentons avant tout de cerner qui sont en fait ces fêtards et en quoi consiste pour eux le fait de faire la teuf.

L’enquête de Monique Dagnaud nous apprend que, dans ces soirées de fin ou de milieu de semaine, les drogues et l’alcool fort, de préférence- font quasi-nécessairement partie de la soirée qui se verra souvent scandée en plusieurs étapes, allant de la présoirée à l’after. La transe dans laquelle la danse, l’ambiance festive et les stupéfiants entraînent les fêtards permet une sorte de métamorphose identitaire car, en soirée, beaucoup affirment se sentir plus authentiquement eux-mêmes, plus ouverts, plus spontanés que dans la vie diurne. Les délires collectifs et les défonces partagées fourniront d’ailleurs une matière très prisée lors des discussions où fascination et effroi se côtoient à l’écoute des récits de retours à fond la caisse au petit matin et des différents trips aux confins de soi. Lors de leur dernière soirée, 57% des enquêtés se sont notamment déplacés en voiture et 64% sont rentrés après 5 heures du matin. 96% d’entre eux y ont consommé de l’alcool et 51 % du hasch.

Au vu de ces expériences exaltées, l’école et le travail semblent fades et sans réel intérêt pour ces jeunes qui pourtant se retrouvent dans la même proportion que leurs congénères dans le supérieur, même s’ils ont eu, plus que la moyenne, tendance à redoubler des classes. 53% d’entre eux poursuivent des études dans le supérieur (presque tous dans le premier cycle) ou sont lycéens au niveau du bac (8%), 23% sont actifs, plutôt ouvriers/employés, alors que 14% sont chômeurs ou en recherche du premier emploi. Dans le supérieur, les facs de lettres, de psycho, les filières sociales et commerciales, les écoles d’art et d’architecture ont leur préférence. Comme la moyenne française, leurs parents sont souvent séparés et comme tous les jeunes de leur âge, ils baignent dans l’univers médiatique.

Ce qui distingue en fait ces jeunes de leurs semblables, c’est le fait qu’ils sortent plus et plus intensément. La lecture du livre presque ethnographique de Monique Dagnaud laisse l’impression que le flirt avec les limites, l’exténuation des sens, la perte de contrôle rattrapée de justesse sont autant d’expériences recherchées pour elles-mêmes. Dans l’alchimie de la fête se découvre ainsi un rapport social plus fusionnel et une personnalité plus excentrique et plus ouverte. Une sorte de quête de soi dans l’étrange semble alors se dessiner au travers de la description que font ces jeunes de leurs virées nocturnes. Dans cette volonté d’abandon au moment présent et au corps se lit quelque chose comme l’exploration d’une part de soi qui génère de l’étonnement voire même un sentiment de rupture avec soi.

On pourrait alors se demander si ce n’est pas une volonté d’indétermination ou d’errance qui se joue au travers de cette expérimentation perpétuelle et de cette quête de soi dans les extrêmes. Si quête il y a, elle semble confiner à la fuite et à l’incapacité de se déterminer dans un rôle social à long terme. La plupart des enquêtés s’avouent à ce propos incapables de se projeter dans l’avenir et d’envisager leur activité diurne future. L’avenir semble trop éloigné, les débouchés trop incertains et le moment de se fixer dans un rôle précis fort angoissant car il signifie en somme la fin de tous les possibles.

La vision de la société n’est d’ailleurs pas plus glorieuse chez ces jeunes qui perçoivent le monde comme hostile et souvent même comme dangereux, régi entièrement par l’argent et par l’indifférence. La grande majorité affirme ne pas se sentir concernés par la politique, ni même par la marche du monde. En regard de cette conception fataliste et désabusée de la société, la famille, présente et future, est vécue comme un refuge. Une étude de 2005 (1) a par ailleurs révélé à ce propos que 90% des 19-24 ans vivraient en dessous du seuil de pauvreté s’ils n’étaient pas aidés matériellement par leurs parents. Les rapports familiaux semblent pourtant marqués plutôt par l’esquive et par l’évitement en ce qui concerne les jeunes fêtards qui préfèrent ne pas trop aborder le sujet de leurs sorties avec leurs parents. Au final, l’étourdissement des décibels et des psychotropes ressemble fort à une tentative de combler un vide par une sorte de fuite en avant, fuite dans le moment présent et dans la jouissance immédiate que procure la fête.

D’après Monique Dagnaud, plusieurs fils s’entremêlent dans l’explication de cette propension contemporaine à vivre la fête comme une utopie, c’est-à-dire comme une raison de vivre. Outre le fait que la culture médiatique et la société de consommation poussent les jeunes à se complaire dans cette ère de pur divertissement, de zapping et d’aléatoire, l’éducation post-68 et le désordre contemporain des générations semblent également jouer un rôle privilégié quant à cette difficulté à entrer dans la vie adulte dont témoignent les jeunes. L’adultification précoce des enfants et l’infantilisation des adultes rendraient problématique l’apprentissage progressif de la responsabilité et l’entrée par paliers dans l’univers du savoir.

Le débat est désormais ouvert, il revient à Monique Dagnaud d’en avoir formulé les termes avec perspicacité : « Les jeunes, pour beaucoup d’entre eux, sont installés dans une situation infantile par la génération parentale, sans que les responsabilités soient clairement établies : maintien d’avantages acquis par les parents et grands-parents ? Cocooning des familles, l’enfantement paraissant la dernière grande aventure humaine si l’on se réfère aux désirs exprimés par nos contemporains ? Inefficacité et hypocrisie du système scolaire et universitaire français ? (…) fonctionnement pulsionnel de l’hypermoderniste ? C’est sur ces sables mouvants que s’enracinent les pratiques de la déjante.» (2)

Hélène Lacrosse

(1) Monique Dagnaud, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Editions du Seuil, Janvier 2008, p. 131

(2) Ibid., p.191-192

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Revue Résolument jeunes, Textes

Peut-on acquérir des savoirs sans avoir à les apprendre ?

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.

Le constat est aujourd’hui largement partagé : les élèves et ce, de plus en plus jeunes, n’ont plus le désir d’apprendre. Ils ne perçoivent plus le sens des savoirs qui leur sont enseignés. Ils ne voient pas les raisons de s’y intéresser. Les professeurs ont beau se démener afin de stimuler la curiosité des élèves en leur présentant les connaissances de manière attrayante et ludique, ceux-ci persistent à appréhender l’enseignement comme un arbitraire auquel ils sont contraints. D’où le rejet de l’école qui s’exprime notamment par le développement de l’absentéisme et des phobies scolaires.

Depuis une bonne dizaine d’années, l’institution scolaire s’est redéployée en fonction de cette crise du sens. De la refonte des programmes aux innovations techniques des pédagogues, le mot d’ordre général est de redonner aux jeunes le goût des savoirs. Or le savoir, par définition, c’est ce qui a de la saveur. Nous associons spontanément les connaissances à un attrait qui leur serait intrinsèque, faisant de l’homme un être naturellement curieux. De la chute d’Adam à la pulsion de savoir dont témoignerait la curiosité des enfants dès leur plus jeune âge, c’est une idée qui a pour elle la force de l’évidence. Du coup, il faut considérer ou bien que ce désir est présent mais qu’il est brimé par l’école et son corps enseignant, ou bien que cette soi-disant appétence innée ne l’est pas du tout et dépend de conditions spécifiques qui sont aujourd’hui fragilisées.

La crise du sens des savoirs

Nous allons suivre cette seconde voie. Quelles sont les évidences implicites qui, auparavant, donnaient sens au désir d’apprendre ? Pourquoi et comment se sont-elles volatilisées ? La réponse est à chercher dans trois directions : du côté du rapport au passé, du côté du mode de socialisation, du côté du statut social des savoirs.

La détraditionnalisation

Depuis le 18ème siècle, l’orientation temporelle de nos sociétés a progressivement basculé du passé vers l’avenir. La tradition, c’était l’idée que la source de nos activités nous venait de modèles insurpassables du passé que nous ne pouvions que reconduire. La modernité représentait un compromis entre le maintien de cette idée et sa remise en question sous la forme du passé vivant. En d’autres termes, le présent perpétuel d’un passé qui n’en était à proprement parlé pas un puisqu’il continuait à vivre. L’appétence pour les savoirs s’appuyait sur cette proximité conservée malgré la différence des temps.

Nous avons aujourd’hui franchi une étape supplémentaire qui a pour effet de vider le passé de sa valeur actuelle. Le passé est passé. Ressenti comme parfaitement extérieur, il nous écrase, certes, mais il n’est plus indispensable à la vie. On peut vivre sans. La source que constituait le passé s’est tarie, emportant avec elle l’objet du désir d’apprendre. Il n’y a plus rien à transmettre, seulement à s’approprier des connaissances que l’on construit au présent.

Les effets de l’individualisation sur le mode de socialisation

Cette précédence qui rendait le passé vivant dans le présent allait de pair avec le maintien d’une dimension d’appartenance dans le fonctionnement social. C’est elle qui faisait l’évidence sociale de la transmission, tant du côté de celui qui accueillait le nouveau venu dans un monde qui le précédait, que du côté de celui qui avait à y entrer et à s’y identifier et qui avait besoin pour ce faire d’un médiateur. C’était ce mode de socialisation qui soutenait l’institution scolaire moderne dans son principe d’anticipation. L’adulte, parce qu’il sait quel est le monde où le nouveau venu doit entrer, a la responsabilité de lui faire acquérir ce dont il ne pourra comprendre la nécessité qu’après coup.

Sous l’effet de la détraditionnalisation, le processus d’individualisation remet aujourd’hui tout cela en question. Aucune précédence du collectif n’est légitime puisque l’individu est source de toutes choses. Et comme il n’y a rien avant lui, il veut comprendre les raisons de ce qu’on veut lui faire acquérir : « A quoi cela va me servir ? ». Or cette demande de justification des savoirs est nécessairement insatiable car elle est individuelle et singulière. Elle n’a pas de réponse en raison puisqu’elle n’est pas universelle. Faut-il alors proposer de déplacer l’école de l’enfance à l’âge adulte, lorsque les individus auront acquis les moyens de comprendre par eux-mêmes les raisons de l’éducation ?

La transformation du statut social des savoirs

Ces évolutions vont de pair avec une modification de la signification des savoirs dans la société. Ils incarnaient le pôle émancipateur de l’esprit humain, opposés aux dogmes et aux préjugés. Ils ont cessé d’être libérateurs parce qu’ils ont gagné le combat. L’imaginaire des savoirs s’est peu à peu volatilisé à mesure que ceux-ci accédaient au pouvoir. La connaissance ne fait plus rêver. On peut vivre sans à l’échelle individuelle puisqu’elle commande l’ensemble de la collectivité.

Le statut social des savoirs s’est ainsi modifié suite à leur intégration à la société. Et en devenant l’armature du fonctionnement social, les savoirs se sont objectivés. Internet en offre l’exemple le plus parlant. Cette objectivation a modifié le sens des savoirs par rapport aux acteurs sociaux. Le devenir individuel était suspendu aux savoirs via l’appropriation personnelle du passé et de la société. L’individu est aujourd’hui avant les savoirs et extérieur à ceux-ci. Les savoirs sont devenus un environnement à disposition des acteurs. Ce sont leurs instruments mais pas leurs fondations. Présents sous forme de mémoire artificielle, ils nécessitent uniquement des clés d’accès. Cette disparition du savoir comme intelligibilité à acquérir explique la désintellectualisation paradoxale qui se développe dans les sociétés du savoir.

Conséquemment, le rôle de la culture s’est lui aussi renversé. Elle constituait le pôle attractif par lequel l’humanité, via un travail sur soi, s’élevait au-dessus de sa nature. Sous l’effet de la logique d’authenticité, d’immédiateté et de spontanéité de l’individualisme contemporain, elle s’assimile aujourd’hui à des conventions artificielles contre lesquelles il faut privilégier la nature en soi. Ce renversement s’articule à l’inversion de ce qui ancrait les savoirs dans la relation de l’esprit et du corps. Le corps, hier siège du malheur et de la douleur, est devenu aujourd’hui celui du bien-être et de la forme. L’expérience du bonheur par l’esprit a cessé quant à elle. La formule contemporaine des élèves, « Ca prend la tête ! », en dit long sur les difficultés que représentent pour eux le fait d’apprendre.

La crise de l’accès aux savoirs

En effet, les jeunes se sentent de moins en moins capables de suivre les cours et ce, à tous les niveaux d’enseignement. Ils trouvent les études trop difficiles, voire inaccessibles. Sur quoi s’appuie ce sentiment d’autodépréciation ? Qu’est-ce qui est requis pour l’accès au savoir et qui semble présenter des difficultés aux élèves d’aujourd’hui ? Les professeurs constatent qu’ils ont de grandes difficultés avec l’abstraction, l’imagination, la mémorisation et l’effort.

L’abstraction

Les élèves ont de plus en plus de difficultés à raisonner, c’est-à-dire à organiser une suite de propositions ordonnées entre elles. Ils écrivent comme cela leur vient à l’esprit, passant du coq à l’âne. La simple juxtaposition d’affirmations tient lieu d’articulation puisque le mot d’ordre est la spontanéité. Autant dire que la démonstration mathématique est impossible pour eux. Mais cela affecte aussi le français par exemple, à travers l’exercice de l’argumentation, du résumé ou de la rédaction. Le refus des règles est présent dès l’école primaire. Un élève demande : « Pourquoi faut-il mettre des accents alors qu’on comprend même sans accents ? ». Or pour apprendre à lire et à écrire, il faut bien accepter d’appliquer certaines règles.

La méthode et la rigueur à l’appliquer posent également problème. En mathématique comme en français, pour ne prendre que ces deux exemples, l’ordre et la précision dans l’effectuation des tâches, que ce soit disposer ou aligner les informations sur une page ou l’ordre des opérations, sont impératifs. Cette rigueur suppose de devenir une petite machine de précision. Or cela paraît impossible aux esprits d’aujourd’hui. Pourtant, jouer le jeu de la machine, ce n’est pas l’être. Il y a dans cette confusion une volonté contemporaine de refus des rôles qui s’accompagne paradoxalement d’une absence de distance avec le sien propre.

L’imagination

La capacité des jeunes d’aujourd’hui à s’abstraire du présent et du réel via l’imagination semble, elle aussi, problématique. Pour entrer dans la signification d’un autre monde que le sien propre, le monde commun, il est absolument nécessaire de pouvoir sortir de soi. Or les élèves refusent de faire cet effort de se transporter en imagination dans un autre monde. En témoignent par exemple leur refus de lire des ouvrages écrits par des auteurs non contemporains et portant sur des sujets qui ne sont pas directement en rapport avec leur quotidien comme leurs remarques du type : « Il ne pourrait pas parler comme tout le monde ? ». Que dire alors des mathématiques, monde dans lequel les élèves ont les plus grandes difficultés à entrer. Pour faire des conjectures ou raisonner sur des cas hypothétiques, il faut faire appel à cette capacité imaginative.

Si l’on fait beaucoup état de la nécessité de débattre, il est malheureux qu’on passe si peu de temps à former les jeunes à entrer dans un autre point de vue que le leur en supposant qu’il s’agit d’une capacité spontanée. Ils ont du mal à défendre une opinion qui n’est pas la leur. Or toute la philosophie comme le débat démocratique supposent que l’on puisse se transporter dans un autre mode de pensée que le sien. Pourtant, on aurait pu penser qu’il s’agissait là d’une forme de voyage, sujet généralement d’agrément pour les jeunes. Il n’en est rien. Ceux-ci restent littéralement collés au réel, à l’ici et maintenant. C’est d’ailleurs ce qui explique leur moindre désintérêt pour les sciences économiques, sociales et psychologiques, plus proches de leurs préoccupations quotidiennes.

La mémorisation

Les jeunes ont également d’énormes difficultés à mémoriser. Or pour faire des sciences, il faut pouvoir employer aisément des règles de calcul préalablement apprises. En mathématique par exemple, la démonstration fait appel à des théorèmes que l’on suppose maîtrisés. Lorsque ce n’est pas le cas, l’élève répond à son professeur : « C’est trop difficile. Je n’y comprends rien ». En effet, puisqu’il n’a pas les moyens de résoudre le problème qui lui est soumis. Il n’a pas le stock de théories pour le comprendre. Ce constat peut s’appliquer à toutes les matières. Les enseignants ont bien souvent l’impression d’être face à des élèves submergés dès qu’ils leur posent une question ou leur demandent de réaliser le moindre travail formateur. En français, leur manque de routines en fait des lecteurs excessivement lents, éprouvant d’énormes difficultés à décrypter et saisir ce qu’ils lisent. Lorsqu’ils écrivent une rédaction, ils semblent ne pas avoir suffisamment de ressources pour combiner en même temps leur capacité imaginative et l’emploi des règles d’orthographe et de syntaxe nécessaires à sa claire expression.

Chacun sait qu’on a pratiquement évacué l’apprentissage par cœur de l’école. A ce titre, il convient de rappeler le sens de cette formule. Les citations que l’on faisait apprendre « par cœur » aux jeunes des générations précédentes rentraient dans leur rythme corporel, le rythme du cœur. L’inversion de sens est aujourd’hui totale puisque ce type d’apprentissage est devenu l’expression de ce qui n’a pas de cœur, c’est-à-dire la machine. Nous avons oublié que s’approprier des connaissances passe en grande partie par le fait de se les incorporer. D’une part, la possibilité de faire appel à des choses connues allège énormément les tâches et libère les ressources du moment. D’autre part, la mémorisation contribue à la construction de structures organisées. Quand on veut mémoriser, on se donne des critères ou des trucs, on est obligé de trouver des repères, donc de faire appel à l’imagination, pour mieux intégrer la matière. Il y a une manière de mettre en ordre ce qui est appris.

L’effort

Enfin, tout ce qui est de l’ordre de l’effort, c’est-à-dire d’accepter de prendre du temps pour arriver à faire quelque chose, est devenu incompréhensible aux jeunes d’aujourd’hui. Dès l’exercice entamé, ils disent à leur professeur : « C’est trop difficile. Je ne comprends pas ». Peut-être faudrait-il leur rappeler que pour les adultes aussi, il est nécessaire de prendre le temps de comprendre. Nul ne saisit tout tout de suite. Les jeunes ont semble-t-il le sentiment que cela devrait être évident instantanément. Il faut leur montrer que l’on prend du temps à saisir l’énoncé d’un problème. Dans tout accès au savoir, il y a une dimension de lenteur, de durée incompressible malgré les progrès technologiques.

Les effets du milieu contemporain

Si les conditions de l’apprentissage n’ont pas tellement changé, en revanche, le monde dans lequel il faut apprendre, les représentations et les pratiques sociales qu’il charrie, a, lui, considérablement évolué. Il n’est pas interdit de s’interroger sur les répercussions de ce milieu, par exemple l’impact des nouvelles technologies et des médias, sur les façons de penser des jeunes.

Le refus des règles

Si l’on constate une difficulté à l’abstraction chez les jeunes d’aujourd’hui, la première chose qui frappe, c’est l’absence de hiérarchisation dans les informations véhiculées par les nouveaux médias. Pour ne prendre que l’exemple d’Internet, les hyperliens sont l’expression d’un mode de pensée éclaté, très éloigné de la logique demandée dans les disciplines scientifiques et scolaires en général. Cela enrichit certes les connaissances mais cela bloque aussi l’idée qu’on peut se faire des raisonnements ou des enchaînements de réflexion en s’appuyant uniquement sur ceux construits par la machine. L’impression véhiculée par ce mode d’accès au savoir est celle d’un monde très riche, vaste, avec des tas de possibilités mais dans lequel vous vous faites un petit sillage par le biais d’associations personnelles, libres, chatoyantes et spontanées. Sur ce point, des développements pourraient être réalisés également dans le domaine des jeux vidéo. Par rapport à cela, la culture scolaire apparaît, bien entendu, comme d’une pauvreté, d’un ennui et d’une lenteur absolus.

L’invasion des images

La difficulté à imaginer peut être rapportée à l’invasion d’images toutes faites dès la petite enfance. Les jeunes sont confrontés à un monde virtuel et préformé. Ils n’ont plus beaucoup de temps pour se construire eux-mêmes des représentations. Les images de la télévision d’aujourd’hui défilent beaucoup plus rapidement qu’hier. Précisons donc bien qu’il ne s’agit pas de considérer que l’image bloque l’imagination. Au contraire, elle peut la susciter, comme en témoigne le fait que nous puissions passer des heures devant une toile. Mais il en est tout autrement lorsque ce sont des images qui défilent à haute vitesse. L’enfant n’a alors plus le temps de démarrer sur un élément de l’image ou sur celle-ci dans son ensemble et de développer tout un travail d’évocation lui permettant de produire des représentations.

Il y a un effet de saturation de l’imaginaire et des capacités imaginatives provoqué par le défilement rapide d’images toutes faites. Dans les jeux vidéo par exemple, les images virtuelles sont certes concrètes mais aussi fortement contraignantes. Vous ne pouvez pas en faire ce que vous voulez. L’intervention du joueur produit une représentation programmée. Or pour se déployer, l’imagination a besoin du vide mais aussi de l’intervention du corps, à l’image du doigt que l’on met sur la carte géographique, à la fois indice et intention de l’acte d’imaginer ce que serait ce lieu que l’on a pointé.

Le privilège de la référence à soi

L’adhérence à soi est renforcée également par le privilège accordé précocement à la subjectivité via les thèmes de l’authenticité, de la reconnaissance et de l’estime de soi. Tout ceci concoure à rendre difficile la mise en place de l’autre dans son altérité. Ce qui compte, c’est le fait que je sois reconnu par l’autre selon ma propre valeur. La référence constante et première à soi comme foyer de tout ce qui nous entoure rend plus difficile la capacité de décentrement nécessaire pour l’accès aux sciences et à une certaine objectivité.

La notion même de vérité semble taboue, assimilée au dogme et à un pouvoir arbitraire, et peu à peu remplacée par celle d’intersubjectivité. On est dans le vrai si on est d’accord et si on est capable d’échanger avec les autres, pas si l’on respecte des procédures de validation renvoyant à un ensemble signifiant, irréductible aux individus qui l’incarnent. Puisqu’on a tous le droit de croire ce que l’on croit, l’accès à quelque chose de commun est difficile à admettre. Chacun est renvoyé à lui-même. L’idée même d’avoir à confirmer ou infirmer quelque chose devient incompréhensible. L’importance accordée unilatéralement à la subjectivité, à l’idée que l’on est source de toutes choses, devient un obstacle à l’acquisition de connaissances.

Le règne de l’immédiateté

Enfin, si la notion d’effort paraît tellement étrangère aux jeunes d’aujourd’hui, c’est vraisemblablement parce qu’ils vivent dans un monde de la rapidité, de l’urgence, de la vitesse et de l’efficacité immédiate. On doit avoir le résultat tout de suite, tout comme lorsque l’on effectue une recherche sur Internet. L’école est en marge de cette temporalité. Elle a gardé un autre temps, nécessaire à la construction de représentations, à la compréhension, à la possibilité de recommencer. Les jeunes doivent aujourd’hui passer d’un monde à l’autre alors que ceux-ci sont en complète opposition.

*

Si toute la société se trouve prise dans une gigantesque transformation du statut social des savoirs qui modifie le rapport à la connaissance ainsi que le désir qu’on peut avoir pour celle-ci, la manière pour l’individu d’aborder l’acte d’apprendre se trouve elle aussi modifiée. On voudrait que les enfants acquièrent des savoirs sans avoir à les apprendre. Comme nous avons tenté de le montrer, il faudrait analyser rigoureusement les effets d’occultation de ce qui sous-tend l’opération complexe qui permet de relier des situations nouvelles à des choses déjà connues produits par toute une série de représentations, de pratiques et de technologies contemporaines. Si ce sur quoi s’appuyait le désir d’apprendre a perdu son caractère d’évidence, ouvrant la question du sens des savoirs, de nombreux aspects de notre monde constituent aujourd’hui un obstacle à la perception et à la reconstruction de ce sens.

Martin Dekeyser

Ce texte se base sur deux conférences :

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Revue Résolument jeunes, Textes

Les enfants, les adolescents, les médias

Entretien avec Jean-Marie Lacrosse publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.
Propos recueillis par Florence Watteyne.

Florence Watteyne : Le Collège européen de Philosophie Politique que vous avez fondé a organisé en 2007-2008 quatorze après-midi de réflexions sur le thème des enfants, des jeunes et des médias. Un gros morceau donc. Quel était votre objectif ?

Jean-Marie Lacrosse : L’objectif général du Collège est de sortir des sujets aussi importants pour notre avenir commun que ceux que vous venez d’énumérer de la confusion dans laquelle ils baignent aujourd’hui. L’état actuel des choses nous oblige à inventer de nouvelles méthodes pour sortir de ce qu’il faut bien considérer comme un nouvel obscurantisme démocratique. Un obscurantisme aussi dangereux que celui qu’ont dû combattre les philosophes des Lumières au 18ème siècle où régnait l’obscurantisme des préjugés, des superstitions et des fanatismes. Deux types de discours sociaux occupent aujourd’hui le devant de la scène : le discours idéologique des droits de l’homme – je dis bien, l’idéologie des droits de l’homme, pas les droits de l’homme, ce n’est pas du tout la même chose – et le discours des experts. Ces deux types de discours ancrés dans une réalité légitime, je m’empresse de le souligner, instaurent une vision des problèmes « par le petit bout de la lorgnette » comme on disait jadis. Nous devons donc reconquérir un point de vue de l’ensemble, une intelligence générale du monde humain. Le CePPecs se définit lui-même comme une sorte de « lobby de l’ensemble ».

FW : On comprend bien ce rétrécissement de la perspective en ce qui concerne la multiplication des expertises mais pour ce que vous appelez l’idéologie des droits de l’homme, c’est moins évident.

JML : Les droits de l’homme ont un rôle déterminant à jouer dans notre monde. Ils sont à la source de la distinction du légitime et de l’illégitime, un rôle identique en politique à celui de la pierre de touche qui permettait autrefois d’éprouver la qualité des alliages d’or et d’argent. L’idéologie des droits de l’homme consiste à tirer de ce rôle indispensable une grille de lecture du monde et un programme pour l’action collective. Le hic c’est que les droits de l’homme se bornent à énoncer ce qui devrait être sans rien dire des moyens à mettre en oeuvre pour y arriver. Pire même, ils tendent à disqualifier la description, l’analyse, la réflexion sur ce qui est au nom de l’urgence à agir en fonction de ce qui devrait être. Les obstacles, les difficultés, les problèmes ne devraient pas exister. S’ils existent, c’est en tant que mal qu’il faut sans relâche condamner et dénoncer, ce qui est censé en épuiser la compréhension dont on fait alors l’économie. Voilà en quoi on peut parler d’un nouvel obscurantisme dont le foyer principal est situé dans les médias.

Je prends un exemple dans notre domaine. On parle beaucoup ces temps-ci de responsabilisation des parents et des familles à l’occasion de divers méfaits dont se sont rendus coupables leurs enfants adolescents. On a même inventé un mot : la reparentalisation. L’idéologie, c’est-à-dire l’unilatéralisme de la réponse proposée, s’insinue dans l’absence d’analyse et de compréhension du phénomène. La responsabilité des parents et des enseignants suppose qu’on leur confère une autorité qu’ils ont perdue et que ceux même qui préconisent ces mesures ont tendance à décrier en confondant autorité et autoritarisme. Et puis, sommes-nous sortis de l’autorité comme on le pense parfois ? Il y a toujours autorité. C’est la société qui, via les médias et de façon diffuse, secrète la norme de l’indépendance et des droits individuels. C’est une autorité sociale supérieure qui invalide aux yeux de leurs élèves ou enfants l’autorité des parents et des enseignants. C’est elle qui en dénonce le caractère dérisoire. Seule la mise à plat réfléchie de ces questions pourra mettre un terme aux querelles de fous et aux cercles vicieux infernaux qui colonisent de plus en plus notre vie quotidienne.

FW : Qu’est-ce donc que la philosophie politique, au sens où vous l’entendez, a à nous apprendre sur les enfants, les jeunes et les médias ?

JML : Beaucoup de choses ! En premier lieu, elle nous permet de mesurer les énormes bouleversements des conditions dans lesquelles les enfants et les adolescents sont amenés aujourd’hui à entrer dans la vie et à faire l’expérience du monde, des bouleversements dont nous semblons avoir énormément de mal à tirer les conséquences. Sur ces points, toutes les analyses de nos invités convergent : nous sommes entrés à l’aveugle dans une nouvelle étape de l’aventure humaine dont nous apercevons encore très mal les contours.
Ensuite, sur les deux dimensions essentielles qui pèsent le plus lourdement sur ces nouvelles conditions de l’entrée dans la vie : la désinstitutionnalisation de la famille et la montée en puissance de la télévision ou mieux des médias. La décomposition de l’institution familiale a des conséquences à tous les niveaux en amont et en aval. Je me contenterai de souligner la plus facile à discerner. Quand la famille n’est plus une institution, elle ne fournit plus le pôle qui donnait un visage à l’idée même d’adulte, à la maturité. La maturité s’identifiait avec l’idée de fonder une famille et de contribuer à la reproduction de l’espèce. Comment les jeunes peuvent-ils se représenter la sortie de cet état transitoire qu’était la jeunesse quand ce repère est perdu ? Que peut vouloir dire pour eux « finir leurs études » ou entrer dans la vraie vie quand leurs parents désertent ce qui rendait visible la fin d’un âge de la vie et l’entrée dans un autre ? La présence massive de la télévision dans les « nouvelles » familles accentue encore le processus.

De ce point de vue, nos conférenciers nous ont invité à revisiter l’interminable débat sur les effets des images violentes à la télévision. Il faut, nous disent-ils, sortir d’une vision mécanique de ces processus, comme s’il y avait un lien direct entre la violence représentée et la violence agie par les adolescents. Encore une fois, il faut poser le problème de façon plus globale. Dany-Robert Dufour propose en ce sens une métaphore saisissante : la télévision est en fait devenue une sorte de famille de substitution, un « troisième parent ». Dominique Ottavi, elle, insiste sur le fait que, si nous n’avons pas de certitude sur la manière dont agissent les représentations sur le psychisme, nous en avons par contre sur ce qui constitue en grande partie l’environnement éducatif de l’enfant et du jeune aujourd’hui. La télévision et la culture qu’elle véhicule majoritairement est une culture de l’immaturité qui dévalorise systématiquement l’état adulte, état perçu comme limitatif, « castrateur », enfermant sur tous les plans, aussi bien sentimental que professionnel ou social.

FW : Bon, tout cela est dans l’air du temps. Mais finalement, où est le problème ? En majorité les jeunes sont plutôt « cool » et décontractés, les familles détendues, la télévision et les médias aident à vivre comme l’expliquait un de vos conférenciers…

JML : Ce que vous dites là confirme le bien fondé d’une démarche qui articule différents points de vue et différentes disciplines. La fragmentation et le morcellement des savoirs empêchent de voir comment des problèmes peuvent rejaillir d’une sphère de l’existence collective sur une autre. En sociologie, les problèmes de l’école sont étudiés par la sociologie de l’éducation. A côté de cela, vous avez la sociologie de la jeunesse, la sociologie de la famille, la sociologie des médias, etc. Ces découpages disciplinaires empêchent de capter ce que l’on peut appeler au sens le plus littéral le noeud des problèmes. S’il y a un constat partagé par tous les conférenciers, c’est bien celui des difficultés extrêmes que rencontre l’école à tous les niveaux, de la maternelle à l’université. Par ailleurs, il y a beaucoup d’études sur les nouvelles familles que l’on aime à nommer recomposées. Celles-ci apparaissent comme l’aboutissement d’un long processus d’émancipation et d’égalisation des individus et en tant que telles vouées à assurer le bonheur et l’épanouissement des enfants qui y sont élevés.
Mais comment ces familles conçoivent-elles leur responsabilité éducative ? Là-dessus, très peu d’études alors qu’en réalité le problème principal devient pour les enfants : comment passer de ce monde chaleureux où chacun est reconnu dans sa singularité personnelle au monde nécessairement impersonnel des institutions et de la société adulte où vous n’existez qu’en tant qu’un parmi d’autres ? Jusqu’à récemment, la famille collaborait avec l’école pour assurer ce passage vers la grande société. Aujourd’hui, la famille se conçoit d’abord comme un refuge contre cette société dangereuse peuplée de pédophiles et de tueurs en série (les symboles qui cristallisent au plus haut point cette dangerosité de la société). Comment dans de telles conditions, avec l’image que les parents ont de l’école, comme une institution où leurs enfants ne seront pas reconnus dans leur singularité, les enfants ou les adolescents auraient-ils envie d’y aller ? Et bien c’est simple, ils n’ont plus envie. D’où le développement de l’absentéisme, des phobies scolaires, du décrochage précoce (pour 40 % d’entre eux en Wallonie, montrait une étude récente de l’ULG), des problèmes dont il faut le rappeler la source ne se trouve pas dans l’école. Car enfin, on a toujours su qu’on pouvait s’ennuyer à l’école, qu’apprendre demandait des efforts soutenus, que tous les enseignants n’ont pas les mêmes vertus charismatiques.

FW : Ca c’est surtout le problème des premières années d’école mais qu’en est-il des niveaux supérieurs ?

JML : Les problèmes engendrés par les conditions initiales de l’existence ne disparaissent pas par enchantement ou par miracle quand nous vieillissons. Cela, la psychanalyse nous l’a suffisamment fait comprendre, pas besoin d’y insister. Nous restons toujours à l’âge adulte les enfants que nous avons été. Il y a un film qui démonte ce mécanisme avec subtilité : « Tanguy » d’Etienne Chatiliez. Vous rappelez-vous la phrase que prononce sa mère au début du film : « Tu es tellement mignon, si tu veux, tu pourras rester à la maison toute ta vie » ! Au niveau supérieur, en réalité, de nouveaux problèmes apparaissent comme ceux que détaillent Dominique Pasquier et Marie-Claude Blais dont les contributions sont présentées plus loin. Ainsi, si l’on suit Dominique Pasquier, c’est toute la sociologie de l’université qui est à reprendre sur de nouvelles bases. Celle-ci, on le sait, s’appuie encore largement sur les célèbres analyses de Bourdieu et de Passeron datées des années 1960, l’université comme instance de reproduction des inégalités sociales via la réussite scolaire et la conquète des diplômes les plus rentables socialement. Ces analyses restent en partie vraies mais elles reposent sur un postulat qui lui s’avère aujourd’hui totalement faux : la culture dominante est la culture légitime, c’est-à-dire en gros la culture du passé, les classiques, la haute culture, etc.
Aujourd’hui en réalité, c’est la culture populaire, celle que véhiculent les médias, qui fait office de culture dominante. Dans les nouvelles familles, la socialisation verticale ne fonctionne plus. La génération actuelle des jeunes – c’est une première dans l’histoire humaine – s’est totalement autonomisée vis-à-vis de la génération des adultes. Elle a en quelque sorte opéré une sécession vis-à-vis de ce qui était encore considéré il y a peu comme la culture vraiment légitime. Dans les familles, les parents ne s’opposent pas à la culture de leurs enfants, même dans les couches favorisées. Ils ont renoncé à se battre pour amener leurs rejetons à s’intéresser à d’autres formes culturelles que celles véhiculées par les médias, même s’ils se battent éventuellement pour assurer leur réussite scolaire, ce qui est tout autre chose.

Or, il est évident que l’enseignement à l’université – comme son nom l’indique encore – ne peut rester cantonné à ce domaine restreint. Il englobe nécessairement l’humanité dans son ensemble : son histoire, ses civilisations, ses formes culturelles transmises à travers la littérature, l’art, les religions, etc. Intégrer le sens du passé dans la conscience du présent, montrer que le passé est autre chose que cet interminable cortège de barbaries auquel nous le réduisons, que si l’humanité est fondamentalement une, il y a eu, il y a et il y aura encore d’autres manières d’être homme, voilà qui est devenu aujourd’hui mission impossible et source d’un nouvel ethnocentrisme égalitaire, voire d’une nouvelle barbarie dans la production de laquelle, pour revenir à ce que je disais au début de cet entretien, l’idéologisation des droits de l’homme joue un rôle déterminant. Ce fantasme de rupture avec toute l’humanité précédente, assimilée à une sombre préhistoire, a d’ailleurs une source parfaitement identifiable : elle est le legs le plus funeste de ma génération, la génération 68. C’est elle qui a nourri le fantasme d’un passé obscur et barbare dont elle aurait enfin extrait l’humanité par ses propres efforts, la faisant accéder ainsi à une forme normale, épanouie et pour tout dire terminale. Comment pourrait-on faire mieux après cette héroïque entreprise de libération des femmes, des enfants, des fous, des anciens esclaves ?

FW : Voilà une question dont on a beaucoup parlé ces derniers mois à l’occasion du quarantième anniversaire de mai 68. Est-ce que vous vous rangeriez dans les anti-68 ?

JML : Je récuse entièrement ces qualifications de pro et anti. C’est comme si je devais me définir comme pro-jeune ou anti-jeune. La philosophie politique n’est pas une distribution de prix genre « Star Academy ». Il faut sortir de ces querelles stériles. En réalité, nous savons très bien nous poser en critiques des périodes révolues de l’histoire humaine que je viens d’évoquer. Vues d’ici et maintenant, comment les croisades, l’inquisition, la colonisation ont-elles pu exister ? Voilà des questions que nous ne cessons de nous poser. Pourquoi sommes-nous incapables d’appliquer le même tamis à la période récente ?
Depuis quarante ans, il n’y a qu’un ou deux livres qui ont appliqué cette démarche critique (ici plus justement autocritique), aux événements de 68 et à l’attitude postérieure de la génération qui s’est identifiée à ces événements. Le livre de Jean-Pierre Le Goff, « Mai 68, l’héritage impossible » (La Découverte, 1998 ; poche, 2006), n’a pratiquement pas été discuté. Il souligne fortement l’ambivalence de l’événement en dissociant gauchisme culturel et gauchisme politique. Celui-ci a très vite échoué et a été remisé dès le début des années 70, sans cependant que cette renonciation à l’horizon révolutionnaire soit jamais clairement avouée. Le titre du livre récent de Virginie Linhart, fille d’un des ténors du maoïsme français, est à lui seul extrêmement parlant si l’on peut dire : « Le jour où mon père s’est tu » (Seuil, 2008). C’est toute une génération qui s’est tue sur cet échec et les leçons qu’il convenait d’en tirer. D’autre part, comment ne pas voir que c’est le gauchisme culturel, l’autre face de mai 68, qui s’est diffusé dans toute la société belge comme française « façonnant, écrit Le Goff, un nouveau modèle de l’individu, totalement autonome et sans racines, sans dette ni devoir. Un modèle qui rend aujourd’hui problématique l’idée même du vivre ensemble et de l’engagement politique ».

FW : Les générations actuelles ne sont, selon vous, porteuses d’aucune révolte ? Pourtant, les jeunes sont souvent dans la rue ces derniers temps. Que signifient alors ces manifestations qui se succèdent à un rythme accéléré ?

JML : Il y a deux ans, mes étudiants m’avaient entraîné dans l’une d’entre elles. Ils scandaient tous en chœur, très joyeusement : « Qu’est-ce qu’on veut ? Des sous. Quand ça ? Maintenant ». Voilà qui avait le mérite d’être clair ! En réalité, ces mobilisations sont très diverses dans leurs formes, leurs thèmes et leurs dynamiques mais elles ont toutes le même foyer : la défense des droits individuels et le rejet de tout ce qui porterait atteinte à ces droits. En ce sens, elles attestent que les jeunes participent pleinement de la démocratie des individus dans laquelle nous sommes entrés il y a une trentaine d’années. Ils s’y sont parfaitement « intégrés ». Plutôt que de révolte, je préférerais donc parler de malaise car, à part de toutes petites minorités qui veulent en découdre, il n’y a rien de vraiment insurrectionnel dans ces mouvements. Il y a bien une contestation de la société existante mais elle est surtout due au peu d’envie d’y entrer que suscite, en l’état actuel, cette démocratie des individus, de fait pas très enthousiasmante.

FW: Vous êtes sévère…

JML: Je ne crois pas. En fait, pour y voir plus clair, il faut replacer les mouvements de jeunes dans une perspective de longue durée. Ils naissent vers la fin du 18ème siècle à peu près en même temps que la conscience historique. Plus les sociétés se tournent vers l’avenir -ce que veut rigoureusement dire le mot « sociétés de l’histoire »- plus elles valorisent la jeunesse, incarnation par excellence de l’avenir, un avenir meilleur, si possible, que le présent. D’où l’importance croissante accordée pendant ces deux siècles à l’éducation et à la formation des nouvelles générations. Mai 68 a représenté l’apothéose de ce mouvement historique. « Les bourgeois, c’est comme les cochons… » chantait alors Brel. Aujourd’hui, les jeunes sont reconnus comme des acteurs à part entière ce qui leur ôte une bonne part des motifs de révolte qui consumaient leurs devanciers. Ils ne sont plus des Rimbaud, des Verlaine, des Gérard de Nerval -d’un côté, tant mieux- ils sont devenus des Tanguy.

Nous sommes donc devant une situation éminemment paradoxale. Les jeunes hésitent à reprendre l’histoire à leur compte avec les sacrifices qu’exige impitoyablement l’engagement collectif. Pour l’heure, en tout cas, leurs aspirations les amènent à s’en détourner au profit de leur autonomie et de leur épanouissement individuel. De plus, si la génération de 68, la mienne, leur a donné un statut politique et des droits individuels, elle ne leur a pas transmis les clefs et les repères intellectuels nécessaires pour agir efficacement sur le monde. Ne s’étant jamais vraiment expliquée elle-même avec son histoire, elle n’a pas pu l’expliquer à ses enfants. C’est donc bien à ma génération, les soixante-huitards, que s’adresse donc ce qui vous paraît être de la « sévérité ».
Il faut oser regarder froidement la situation dans laquelle nous a placé ce que nous appelons crise de la transmission – en fait, le mot me semble beaucoup trop faible pour désigner ce dont il est question. Je ne peux pour le faire comprendre que reprendre ici un court extrait d’un texte récent de Marcel Gauchet (« Bilan d’une génération », Le débat, n°149, mars-avril 2008).

« Anthropologiquement parlant, en effet, la génération 68 se sera trouvé être celle de la désagrégation du mécanisme social de la relève des générations. Ce pourquoi elle fait figure, en un certain sens, de dernière génération. La dernière génération, en fait, a avoir bénéficié du travail de mise en place et de mise en scène des successeurs par leurs prédécesseurs. Les prochaines auront à se tailler une place par leurs propres moyens : elles ne sont pas plus attendues qu’elles n’ont été préparées pour ce faire. (…) Le résultat est qu’au final la barrière est encore plus haute qu’avant. L’entrée dans la vie en devient, pour un très grand nombre en tous cas, peut-être pour le plus grand nombre, d’une difficulté redoublée, en dépit du sort incomparablement enviable dont bénéficie la jeunesse d’aujourd’hui. Tel est le changement de mode de reproduction qui se cache derrière le renoncement éducatif de la génération. Elle a bel et bien été l’agent de quelque chose comme une révolution – pas du tout celle qu’elle croyait, simplement. »

Propos recueillis par Florence Watteyne.

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Médias, Revue Résolument jeunes, Textes

Marcel Gauchet – Les médias et le politique : contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir

« Loin de tracer une vision positive de ce qu’il faut faire, la culture de la dénonciation et de la déploration autour de laquelle les médias s’organisent contribue à rendre le monde illisible et désespérant, peuplé qu’il est d’un mal inépuisablement renaissant, dont les racines restent incompréhensibles et auquel il est vain, en dernier ressort, de vouloir remédier. Le message subliminal et ultime est qu’on ne peut rien(…). Cette situation n’est pas le dernier mot de l’histoire. Elle n’est que le premier de la période dans laquelle nous avons été jetés sans bien comprendre ce qui nous arrivait. »

(extrait de Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir, le débat n° 138, pp.17-29)

Télécharger la conférence au format mp3 (clic droit « Enregistrer sous… ») :

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Audio, Conférences, Cycles, Les jeunes, la société des médias, Médias

Eric Aeschimann – Le moralisme médiatique

« Le moralisme médiatique est en train de provoquer en retour une vague de profond discrédit de la figure du journaliste(…). Le journaliste n’est plus perçu comme une personne disposant d’une compétence spécifique -aller chercher l’information, la traiter, la restituesr- mais comme un simple émetteur d’opinions et d’émotions, un citoyen lambda qui aurait la chance de disposer d’un haut-parleur et soupçonné de déformer la réalité pour se faire mousser. » (extrait de Le moralisme médiatique, le débat n° 138, pp.104-114)

Eric Aeschimann est journaliste politique à « Libération« . Il est notamment l’auteur, avec Pascal Riché, de « La Guerre de sept ans. Histoire secrète du franc fort, 1989-1996 » (Calmann-Lévy, 1996).

Télécharger (clic droit « Enregistrer sous… ») :

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Audio, Cycles, Les jeunes, la société des médias, Médias

Olivier Ferrand – La société du divertissement médiatique

« A un certain stade de leur développement, les distractions médiatiques semblent faire société, comme le pouvoir et à distance de ce dernier. Tout se passe comme si notre appartenance se partageait désormais entre deux cités, ou deux communautés : une communauté politique et une communauté médiatique. » (extrait de La société du divertissement médiatique, le débat n° 138, pp.46-64)

Olivier Ferrand a récemment soutenu une thèse de science politique sur « La République et le problème de l’espace public du divertissement. Naissance de la censure du cinéma en France, 1909-1919« , à paraître chez De Boeck Université.

Télécharger la conférence au format mp3 (clic droit « Enregistrer sous… ») :

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Audio, Conférences, Cycles, Les jeunes, la société des médias, Médias

Michel Gheude – Les médias malgré tout

« Résistant au feu continu des critiques, y compris médiatiques, les médias en général, la télévision en particulier, continuent d’occuper le centre de l’espace public. Pour une raison qu’aucune critique ne peut atteindre : ils aident à vivre. Par eux, la démocratie et l’individualisme de masse conquièrent peu à peu l’entièreté de l’espace social et soumettent à rude et constante épreuve les systèmes traditionnels de légitimité comme la représentation politique et les aristocraties intellectuelles. »

Michel Gheude est écrivain et collaborateur de l’hebdomadaire « Le Ligueur« . Il a notamment publié « Le catalogue de la déroute » (La Renaissance du livre, 2003).

Télécharger la conférence au format mp3 (clic droit « Enregistrer sous… ») :

Laisser un commentaire

Archivé dans la catégorie : Audio, Conférences, Cycles, Les jeunes, la société des médias, Médias