Article écrit par Hélène Lacrosse et publié dans Résolument jeunes, n°23, juin-août 2008.
Dans son livre intitulé La teuf. Essai sur le désordre des générations (Seuil, 2008), Monique Dagnaud s’interroge sur une pratique largement répandue dans la génération montante, le fait de « faire la fête » ou « la bringue », phénomène connu aussi sous le nom de « déjante » ou de « défonce », le fait de « sortir », « s’éclater » en soirée, quoi. En tant qu’adepte de la fête et de la danse, j’étais d’autant plus intéressée par cette prise de distance théorique que le sujet semble avoir été rarement étudié en tant que tel par la sociologie contemporaine alors qu’il figure dans un grand nombre d’études anthropologiques des sociétés traditionnelles. Sans même parler des raisons implicites et explicites qui sous-tendent le fait de célébrer, il est pourtant bien évident que la fête a changé de décor, de morphologie, de visage. Les lieux, les pratiques et le temps de la fête diffèrent de ce qu’ils étaient il y a par exemple trente ou cinquante ans. Les boîtes et les bars ont notamment remplacé les traditionnelles salles de bals. L’usage de l’alcool et des drogues s’est généralisé. Les danses collectives et les danses en couple semblent progressivement disparaître dans ces lieux au profit de danses plus individuelles, plus chaotiques ou un peu hybrides tels que les pogos, le break-dance ou encore, plus récemment, la « tecktonik » qui connaît un engouement étonnant. La fête qui s’inscrivait autrefois dans une économie des loisirs et de la compensation est devenue pour certains un mode de vie car les jeunes sortent plus et leurs sorties durent plus longtemps. « Les jeunes » ne sortent pourtant pas tous de la même manière et avec la même intensité ?! Non, et c’est pourquoi Monique Dagnaud concentre son enquête sur les jeunes qui sortent au moins une, et pour la grande majorité d’entre eux, plusieurs fois par semaine dans des bars, boites et autres lieux publics ou privés. Le pari reste ouvert quant à savoir si ces 10 à 15% des 18-24 ans en France (entre 600 000 et 1 million de jeunes) représentent une fraction isolée de la jeunesse ou si la culture de la fête se présente comme une tendance appelée à s’amplifier dans le futur. Tentons avant tout de cerner qui sont en fait ces fêtards et en quoi consiste pour eux le fait de faire la teuf.
L’enquête de Monique Dagnaud nous apprend que, dans ces soirées de fin ou de milieu de semaine, les drogues et l’alcool fort, de préférence- font quasi-nécessairement partie de la soirée qui se verra souvent scandée en plusieurs étapes, allant de la présoirée à l’after. La transe dans laquelle la danse, l’ambiance festive et les stupéfiants entraînent les fêtards permet une sorte de métamorphose identitaire car, en soirée, beaucoup affirment se sentir plus authentiquement eux-mêmes, plus ouverts, plus spontanés que dans la vie diurne. Les délires collectifs et les défonces partagées fourniront d’ailleurs une matière très prisée lors des discussions où fascination et effroi se côtoient à l’écoute des récits de retours à fond la caisse au petit matin et des différents trips aux confins de soi. Lors de leur dernière soirée, 57% des enquêtés se sont notamment déplacés en voiture et 64% sont rentrés après 5 heures du matin. 96% d’entre eux y ont consommé de l’alcool et 51 % du hasch.
Au vu de ces expériences exaltées, l’école et le travail semblent fades et sans réel intérêt pour ces jeunes qui pourtant se retrouvent dans la même proportion que leurs congénères dans le supérieur, même s’ils ont eu, plus que la moyenne, tendance à redoubler des classes. 53% d’entre eux poursuivent des études dans le supérieur (presque tous dans le premier cycle) ou sont lycéens au niveau du bac (8%), 23% sont actifs, plutôt ouvriers/employés, alors que 14% sont chômeurs ou en recherche du premier emploi. Dans le supérieur, les facs de lettres, de psycho, les filières sociales et commerciales, les écoles d’art et d’architecture ont leur préférence. Comme la moyenne française, leurs parents sont souvent séparés et comme tous les jeunes de leur âge, ils baignent dans l’univers médiatique.
Ce qui distingue en fait ces jeunes de leurs semblables, c’est le fait qu’ils sortent plus et plus intensément. La lecture du livre presque ethnographique de Monique Dagnaud laisse l’impression que le flirt avec les limites, l’exténuation des sens, la perte de contrôle rattrapée de justesse sont autant d’expériences recherchées pour elles-mêmes. Dans l’alchimie de la fête se découvre ainsi un rapport social plus fusionnel et une personnalité plus excentrique et plus ouverte. Une sorte de quête de soi dans l’étrange semble alors se dessiner au travers de la description que font ces jeunes de leurs virées nocturnes. Dans cette volonté d’abandon au moment présent et au corps se lit quelque chose comme l’exploration d’une part de soi qui génère de l’étonnement voire même un sentiment de rupture avec soi.
On pourrait alors se demander si ce n’est pas une volonté d’indétermination ou d’errance qui se joue au travers de cette expérimentation perpétuelle et de cette quête de soi dans les extrêmes. Si quête il y a, elle semble confiner à la fuite et à l’incapacité de se déterminer dans un rôle social à long terme. La plupart des enquêtés s’avouent à ce propos incapables de se projeter dans l’avenir et d’envisager leur activité diurne future. L’avenir semble trop éloigné, les débouchés trop incertains et le moment de se fixer dans un rôle précis fort angoissant car il signifie en somme la fin de tous les possibles.
La vision de la société n’est d’ailleurs pas plus glorieuse chez ces jeunes qui perçoivent le monde comme hostile et souvent même comme dangereux, régi entièrement par l’argent et par l’indifférence. La grande majorité affirme ne pas se sentir concernés par la politique, ni même par la marche du monde. En regard de cette conception fataliste et désabusée de la société, la famille, présente et future, est vécue comme un refuge. Une étude de 2005 (1) a par ailleurs révélé à ce propos que 90% des 19-24 ans vivraient en dessous du seuil de pauvreté s’ils n’étaient pas aidés matériellement par leurs parents. Les rapports familiaux semblent pourtant marqués plutôt par l’esquive et par l’évitement en ce qui concerne les jeunes fêtards qui préfèrent ne pas trop aborder le sujet de leurs sorties avec leurs parents. Au final, l’étourdissement des décibels et des psychotropes ressemble fort à une tentative de combler un vide par une sorte de fuite en avant, fuite dans le moment présent et dans la jouissance immédiate que procure la fête.
D’après Monique Dagnaud, plusieurs fils s’entremêlent dans l’explication de cette propension contemporaine à vivre la fête comme une utopie, c’est-à-dire comme une raison de vivre. Outre le fait que la culture médiatique et la société de consommation poussent les jeunes à se complaire dans cette ère de pur divertissement, de zapping et d’aléatoire, l’éducation post-68 et le désordre contemporain des générations semblent également jouer un rôle privilégié quant à cette difficulté à entrer dans la vie adulte dont témoignent les jeunes. L’adultification précoce des enfants et l’infantilisation des adultes rendraient problématique l’apprentissage progressif de la responsabilité et l’entrée par paliers dans l’univers du savoir.
Le débat est désormais ouvert, il revient à Monique Dagnaud d’en avoir formulé les termes avec perspicacité : « Les jeunes, pour beaucoup d’entre eux, sont installés dans une situation infantile par la génération parentale, sans que les responsabilités soient clairement établies : maintien d’avantages acquis par les parents et grands-parents ? Cocooning des familles, l’enfantement paraissant la dernière grande aventure humaine si l’on se réfère aux désirs exprimés par nos contemporains ? Inefficacité et hypocrisie du système scolaire et universitaire français ? (…) fonctionnement pulsionnel de l’hypermoderniste ? C’est sur ces sables mouvants que s’enracinent les pratiques de la déjante.» (2)
Hélène Lacrosse
(1) Monique Dagnaud, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Editions du Seuil, Janvier 2008, p. 131
(2) Ibid., p.191-192