Notre projet

L’Europe est vouée aujourd’hui, et pour combien de temps encore, à flotter entre le mirage d’un individu universel indifférent aux communautés politiques dans lesquelles il s’incarne et la montée en puissance des particularismes de tous ordres, y compris dans les institutions qui ont pour vocation première de les surmonter.

Face à ces périls intérieurs, plus graves sans doute que les périls extérieurs, le Collège Européen de Philosophie Politique se voudrait un lieu ouvert, impartial et rigoureux contribuant à la reconquête d’une intelligence d’ensemble de notre monde. Là où se propage le virus de l’indéfinition, il voudrait oeuvrer à une redéfinition.

Il y va de la possibilité même pour l’Europe de renouer avec son histoire et d’échapper au fantasme qui la hante depuis quelques décennies d’une humanité post-politique et post-historique réconciliée par le droit.

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Notre projet repose sur un constat et une conviction.

Le constat : la situation intellectuelle de l’Europe contemporaine est loin d’être brillante. C’est la confusion et le désarroi qui règnent dans les esprits. La réalité prend pour beaucoup les apparences d’un enchevêtrement gigantesque et d’un fatras chaotique de causes et d’effets sur lequel prospèrent rumeurs incontrôlées et théories du complot. L’explosion des moyens d’ information et de communication alimente le malaise. Leur souci affiché de transparence débouche sur un sentiment d’opacité. Quelle qu’en soit la cause, le fait est là : les médias contribuent à rendre le monde humain incompréhensible. Confrontés à une réalité qui leur paraît indéchiffrable, les acteurs sociaux s’ empêtrent dans des dilemmes sans issue et des querelles sans fondement et réagissent à cette situation embarrassante par un silence gêné ou par la réactivation peu convaincante de discours usés et de croyances irréfléchies. Face à ce constat, une conviction nous anime : la démission de l’ intelligence qui prévaut aujourd’hui n’est pas une fatalité. Les moyens qui seraient à même de nous sortir de ce mauvais pas peuvent être élaborés et mis en oeuvre. D’une certaine façon, ils sont déjà secrètement au travail dans nos sociétés. Ils ont pour point commun d’entreprendre une démarche d’éclaircissement radical où les réponses ne précèdent pas les questions.

En réalité, au plan le plus profond, nous pensons que la tâche historique et philosophique qui nous incombe aujourd’hui est de franchir une étape réflexive supplémentaire quant à ce qui fait de nous des humains, ce que l’on peut -faute de meilleur terme- désigner comme exigence de surréflexivité. Il s’agit en somme de retisser le fil de notre histoire d’une part, de remettre à plat les présuppositions qui guident les acteurs d’autre part, en les soumettant à une analyse conceptuelle sans concessions. Cette démarche d’explicitation des fondements qui nous portent et des fins qui nous entraînent ne peut qu’être libre des découpages partisans ou disciplinaires. Elle ne peut relever que d’une démarche d’anthropologie clinique et de philosophie politique, celle-ci ne se réduisant pas, bien qu’elle ne l’exclue pas, à l’histoire de la réflexion sur le politique : elle réside largement dans l’analyse réflexive des discours positifs. Elle trouve une de ses sources principales dans l’effort des praticiens et des spécialistes de diverses disciplines et de divers domaines pour prendre du recul vis-à-vis de leurs perspectives particulières et pour les resituer dans le champ d’ensemble où ces perspectives trouvent leur sens.

Pourquoi vouloir créer de toute pièce une institution nouvelle ? L’université n’est-elle pas le lieu adéquat pour s’acquitter des missions que nous venons de définir ? Hélas non. En réalité, l’université s’avère incapable d’échapper, voire de résister, au mouvement de régression intellectuelle qui frappe nos sociétés. L’élévation des niveaux de qualification technique et professionnelle, l’expansion et la consolidation des savoirs spécialisés composent un trompe l’oeil. Paralysée par son organisation même en disciplines et spécialités, l’université échoue dramatiquement à lever le sentiment d’opacité, donc de désarroi quant aux buts et aux moyens, que génère le fonctionnement de nos sociétés. Au contraire, elle l’amplifie tant ce qui fait le plus problème est laissé dans l’ombre par les savoirs experts : les noeuds et les articulations de ces composantes différentes où vont précisément se loger les dilemmes et les contradictions dont nous restons ainsi prisonniers.

Ni les universités donc, ni par ailleurs les partis politiques et les médias, ne peuvent susciter un quelconque renouveau de la vie intellectuelle et politique. Partis politiques et médias peuvent y jouer un rôle important mais situé tout entier en aval de la réflexion. Ils peuvent en diffuser ou en instrumentaliser les résultats mais ne peuvent, par leur nature intrinsèque, en alimenter significativement la source. Seules, en amont, des institutions assurées de leur indépendance et de leur extra-territorialité vis-à-vis des idéologies, des partis et des lobbies en tout genre sont à même de remplir cette mission. Celles-ci doivent en quelque sorte devenir des lobbies de l’ensemble : un lieu à partir duquel peut être reconquise une intelligence générale du monde humain en commençant par une exacte description de celui-ci.

Ce qui précède nous semble fournir des critères d’orientation assez solides et assez restrictifs pour qu’ils puissent être exclusifs de toute autre limitation a priori des activités de l’institution que nous souhaitons mettre sur pied. Il s’agit sur ces bases de recourir à des francs-tireurs de tout bord et de toute provenance, de les écouter et de les amener à confronter leurs observations et leurs analyses sans tenir compte de leurs diplômes, de leur « camp », de leur notoriété. Un travailleur social, un chef d’entreprise, un magistrat ou un policier curieux, un romancier ou un cinéaste inventif feront aussi bien l’affaire qu’un philosophe de l’esprit, un historien, un psychiatre ou un sociologue. Ce brassage de perspectives et d’horizons peut sembler déroutant. Il est cependant déjà en cours dans nos sociétés de manière peu visible. Nous n’en sommes plus à nous aventurer dans des terres entièrement vierges.