Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Pro J, n°5, mars-mai 2013.
Certains lecteurs du numéro précédent de la revue peuvent avoir trouvé exagéré le rapprochement opéré par l’auteur entre la figure de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, mis en scène par David Fincher dans Social Network, et une catégorie psy très en vogue aujourd’hui, les personnalités dites « borderlines » (1). Après tout, nous ne savons pas si Mark Zuckerberg a jamais entamé une psychothérapie ou s’est vu prescrire des médicaments psychotropes et le film ne nous en dit rien. Par contre, il y a de bonnes raisons de s’interroger sur les curieuses similitudes qu’à doses diverses chacun peut observer en lui et autour de lui entre certains traits de la personnalité contemporaine et les symptômes majeurs que les psys repèrent chez leurs patients « borderlines » : difficultés à contrôler ses émotions, impulsivité, sentiments de vide, peur de l’abandon, instabilité des relations. C’est cette interrogation de fond que je voudrais mener dans ce texte (2).
Peu de gens, parmi les professionnels œuvrant dans le secteur, contesteront que le champ psychopathologique soit engagé aujourd’hui dans un processus de complète redéfinition. L’apparition puis le développement des troubles de la personnalité borderline en est certainement un des traits les plus marquants. Citons ici le résumé qu’en proposent Bernard Granger et Daria Karaklic dans le petit livre qu’ils lui ont consacré : « L’histoire du trouble de la personnalité borderline est complexe, chaotique. Cependant, de grandes lignes se dessinent. Il s’agit initialement d’une pathologie ou de symptômes n’entrant pas dans les cadres classiques de la typologie freudienne répartissant les structures de la personnalité entre les structures psychotique, névrotique et perverse. A partir des travaux psychanalytiques, on a caractérisé un type de personnalité où était présents des symptômes certes psychotiques, mais de très courte durée et secondaires par rapport à d’autres tels que l’impulsivité, l’instabilité, la tendance à la dépression, la crainte de l’abandon. Ce sont ces critères qui ont permis de définir le trouble de la personnalité borderline dans le DSM-III paru en 1980. Les très nombreux travaux menés depuis à partir de ces critères ont montré la validité de ce concept, tout en permettant d’en définir des sous-types et des facteurs de bon pronostic » (3).
La psychopathologie historique comme méthode
Se pose d’emblée ici un problème de méthode : comment comprendre l’apparition de nouvelles maladies mentales si on les suppose logées dans un organe, le cerveau, qui est resté le même depuis quelques dizaines de milliers d’années ? Dans leur majorité, les cliniciens contemporains semblent indifférents à cette question, indifférence qui s’inscrit à mon sens dans un processus d’involution généralisée de la démarche clinique en psychiatrie. Le moment 1900 avait représenté avec Janet et plus encore Freud, un considérable progrès dans la compréhension du psychopathologique susceptible à long terme de transformer le statut même de la connaissance psychiatrique en ouvrant une fenêtre sur les mécanismes internes du psychisme malade mais aussi, par ricochet, normal. Avec Freud, c’est à l’intérieur du malade lui-même qu’il fallait chercher les ressorts de sa propre mise en cause et de la souffrance qu’elle génère. C’est dans le travail que le sujet effectue sur lui-même qu’il s’attaque et se défend par le dedans (d’où par exemple l’importance donnée aux « mécanismes de défense »).
La psychothérapie devait donc tenter d’élucider, derrière et en-dessous des symptômes objectifs, comment s’opère cette remise en cause et ce qu’elle signifie (4). Or c’est bien cette visée d’élucidation et de vérité qui s’estompe voire disparaît dans le champ psychothérapeutique à partir de la fin des années 1970 au profit d’une négociation avec les symptômes visant l’efficacité comportementale. Détailler les tenants et aboutissants de cette transformation de la clinique dépasserait le cadre de ce texte dont ce n’est pas à proprement parler l’objet (5).
La désymbolisation
Constatons seulement que cette transformation s’inscrit dans un processus bien plus large qui touche toutes les dimensions de l’existence aussi bien collective qu’individuelle et dont elle ne représente qu’un aspect particulier, à savoir le processus de désymbolisation, une altération de la fonction symbolique qui affecte en profondeur les ressorts de l’humain et autorise à parler de véritable mutation anthropologique. On peut définir ce processus simplement comme ceci : dans les anciennes sociétés, la signification symbolique des choses et des êtres était donnée par la culture, elle était explicite et passait au premier plan avant même l’usage qui pouvait en être fait. Comme me le faisait récemment remarquer une amie, il suffit pour s’en rendre compte de consulter les pages Facebook de ses amis africains. Les objets qu’ils postent sur leurs pages n’y ont pas le même statut que pour nous. Pour nous, l’artifice humain est d’abord matériel, fonctionnel, rationnel et technique. La matérialité passe au premier plan, la signification est reléguée au second plan, elle passe dans l’implicite.
Jusqu’à un certain point, il faut le signaler, ce changement de statut du symbolique est une conséquence directe de notre condition moderne, en tant que condition historique. Puisque non seulement le monde change mais que nous nous organisons consciemment en fonction et en vue de ce changement, un travail infini est nécessaire pour donner un sens aux choses qui changent et qu’il faut redéfinir d’une époque à l’autre. Le travail des sociologues pourrait se définir à partir de là : un interminable travail d’explicitation de ce qui est implicite dans le mouvement même de la vie sociale. Prenons un exemple dans notre domaine de recherche : dans le monde ancien, on passait directement, via les fameux rites de passage, de l’état d’enfance à l’état adulte. L’adolescence n’existait tout simplement pas. Le mot même d’adolescence apparaît vers 1900, il s’élargit ensuite de plus en plus (on parle de post- et de pré-adolescence puis d’adulescence) et semble finalement s’évaporer (on dira plutôt aujourd’hui : « les jeunes », une catégorie qui court de 12 à 30 ans).
Mais, poussée à la limite, la désymbolisation nous enferme dans une impasse et une contradiction : la tentation d’ignorer purement et simplement le registre des significations dont est fait notre mental, c’est-à-dire notre seul accès possible au monde humain et à ce que nous appelons la culture. Ainsi par exemple des centaines de milliers de touristes occidentaux vont chaque année se pâmer devant les ruines du Machu Picchu sans s’émouvoir un seul instant sur ce formidable objet de culture qu’est la machine volante qui les transporte en masse : pour nous, hypermodernes, un avion sert à se déplacer rapidement, il ne signifie rien ! Les significations symboliques passant dans l’implicite, c’est l’individu hypermoderne qui, aidé ou non par ces experts en significations symboliques que sont les sociologues, est chargé de la tâche autrefois dévolue à la culture de réexpliciter les significations collectives. Car celles-ci ne disparaissent évidemment pas purement et simplement au profit des significations exclusivement individuelles. Pour m’en tenir à mon exemple précédent, un avion c’est aussi le signe tangible de la puissance créatrice de l’humanité et de sa capacité à s’affranchir des limites que lui impose sa nature, mais qui aujourd’hui, à part quelques philosophes, se soucie encore de cela ?
C’est, me semble-t-il, à l’intérieur de ce processus global que s’inscrivent les évolutions récentes de la discipline psychiatrique, comme s’il n’y avait d’autre alternative que, soit de s’accrocher désespérément aux cadres anciens, balisés par Freud et Lacan, qui se définissaient en termes de significations, soit de se soumettre aux diktats fonctionnalistes des DSM successifs.
La bonne méthode pour sortir de ce dilemme infernal, revenons-y, consiste selon nous, non pas à se précipiter pour délimiter de nouvelles entités cliniques, comme le fait par exemple Bernard Granger, mais à cerner préalablement une zone beaucoup plus large de nouveaux problèmes et de nouvelles difficultés existentielles à l’intérieur de laquelle situer les nouvelles pathologies. C’est d’ailleurs de cette façon que s’est historiquement constituée la catégorie centrale du freudisme : la névrose. Les angoisses et les tourments qui définiront plus tard le névrosé touchent d’abord les artistes modernes vers la moitié du 19ème siècle, atteints, selon l’expression qu’emploie Jean-Paul Sartre dans le troisième tome de son livre sur Flaubert, de « névrose objective » ou « névrose professionnelle ». Ce n’est que plus tard, et en partie en fonction de ce mouvement culturel, qu’elles se verront attribuer un nom en médecine mentale. C’est la même perspective historique que proposait Marcel Gauchet dans les fameuses conférences sur la personnalité contemporaine données à Louvain-la-Neuve en 1994 et reprises ultérieurement sous le titre « Essai de psychologie contemporaine, I et II » (6).
L’individu de droit
Il me faut ici dire un mot quant à la place centrale que j’accorde à cet auteur. Il n’est certes pas le seul parmi les sociologues à s’être attaqué au problème des nouvelles pathologies (7). Mais il est le seul, à ma connaissance, à avoir placé les droits de l’individu, nos fameux droits de l’homme, à la source et au centre des transformations impressionnantes dont notre monde est le théâtre depuis 1980.
Pour les sociologues, en vertu de leur axiome de base (pas d’individus sans société ni de société sans individus), les individus primitivement libres et égaux qui apparaissent dans les philosophies du contrat social des 17ème et 18ème siècles (Hobbes, Locke, Rousseau) sont des êtres de pure fiction théorique : l’individu concret et réel est nécessairement produit par la société dont il fait partie. L’importance accordée par Gauchet à cette question procède directement de la clarification décisive qu’il opère dans son œuvre générale quant à la question de la religion et de l’ordre légitime qui en découle. Il n’y a en effet que deux manières pour l’humanité de fonder la légitimité des institutions : soit elles reposent sur la volonté des dieux, soit sur la volonté des hommes, tout ordre légitime procédant dès lors de leur libre accord.
En d’autres mots, c’est aux individus vivant au présent qu’il revient en droit de changer ou de ratifier les institutions existantes. La révolution française, comme révolution des droits de l’homme, consacre cet individu de droit (8) qui ne cessera, depuis lors, de jouer un rôle croissant dans tous les aspects de la vie humaine : citoyenneté dans le registre politique, entrepreneuriat et salariat dans le monde du travail, mariage d’amour fondé sur le consentement mutuel, importance croissante accordée à la psychologie et à ceux qui en font profession, qui est en quelque sorte la face intérieure de ces transformations extérieures, nous y reviendrons.
L’individualisation comme phénomène social
Car, on ne le rappellera jamais assez, la montée en puissance de l’individu est avant tout un phénomène social d’attribution voire d’imposition par le collectif du statut d’individu. On peut dès lors caractériser la dernière vague d’individualisation datant de la fin des années 1970, comme l’universalisation de ce statut juridique d’individu et son attribution à ceux qui en étaient jusque-là dépourvus : les femmes, les enfants, les jeunes. Ainsi, ce qui avait paru impraticable et utopique après 1789 est devenu aujourd’hui la réalité concrète dans laquelle nous baignons quotidiennement : tous les rapports humains, qu’il s’agisse du rapport de soi à soi, de soi avec les autres ou de soi avec la collectivité, sont réglés par cette norme fondamentale qui tend à éclipser toutes les autres (d’où, par exemple, le triomphe dans notre monde de ces deux véritables mots de passe : respect et tolérance).
Mais, pour bien saisir le caractère paradoxal de ce nouvel individualisme et la rupture radicale qu’il représente par rapport à la période antérieure, il faut faire intervenir un second processus lié à celui-ci. Formulons-le ainsi : cet individu qui se vit et se pense détaché de la société est et reste un être de part en part produit par la société. C’est la société qui l’a peu à peu délesté, en partie imaginairement, de ses obligations et de ses appartenances, la famille étant la dernière institution à céder sous la pression de l’histoire (et cela, il faut le rappeler en passant, au moment même où la « thérapie familiale » prend son essor).
Cette déliaison des individus a en quelque sorte représenté une joint-venture impliquant à part égale les courants idéologiques libéraux et socialistes qui, sur deux siècles, se sont littéralement partagés le travail : c’est le libéralisme qui au 19ème siècle a le plus contribué à détacher les individus de leurs appartenances communautaires mais c’est le socialisme qui, face à la crise du libéralisme (1880-1914), a fait prendre conscience que cet individu n’en était un que produit et protégé par la société (9). Ne prenons en compte que trois institutions majeures du 20ème siècle : l’éducation, la consommation, l’information. Ensemble, elles concourent à produire un être capable de se mouvoir par lui-même dans un monde complexe dont il doit pouvoir maîtriser les codes collectifs de base.
Au bout du compte, ce que nous nommons paresseusement nos Etats-providence ont fini par créer une forme inédite de cohésion collective. Un lien de société qui semble à ses membres d’une telle solidité qu’ils n’ont plus à s’en préoccuper en conscience. Une forme de cohésion collective reposant sur un socle politique, juridique, technique, économique d’une telle efficacité qu’elle semble être à même de se passer du concours des individus tant elle paraît marcher toute seule, indépendamment de leur contribution consciente et volontaire. Des individus d’ailleurs qui n’expriment leur adhésion inconsciente au collectif que lorsqu’il « dysfonctionne » et semble alors, comme s’il les prenait par surprise, entraver leur liberté au moment même où il les replonge dans un bain collectif fait de frustration et désarroi. Quoi, un volcan islandais est capable de bloquer des millions de passagers aériens ! Quoi, un constructeur italien de trains à grande vitesse s’avère incapable de fournir du matériel fiable ! Ou, autre exemple assez amusant, nos journaux titrant en chœur lors de la crise financière de 2008 : le retour de l’Etat (je me suis toujours demandé où il avait bien pu partir pendant toutes ces années !).
On ne peut manquer de faire le lien avec la première partie de cet exposé. L’ « accès au symbolique » -expression que j’utilise évidemment dans un sens tout à fait différent de celui des lacaniens- est rendue d’autant plus difficile qu’il ne trouve aucun soutien politique ni dans la gauche socialiste ni dans la droite libérale, et on comprend bien pourquoi ! La désymbolisation a encore de beaux jours devant elle.
Nouveaux dilemmes, nouveaux conflits
Voilà, me semble-t-il, l’ensemble des données historiques et sociales qu’il faut avoir à l’esprit si l’on veut comprendre de quoi est fait psychiquement ce nouvel individu hautement paradoxal. On a affaire à un individu présentant d’un côté un certain nombre de traits psychologiques de l’individu de « l’état de nature » cher aux philosophes du contrat social : un individu totalement indépendant, libre de se conduire comme il l’entend en fonction de ce droit antérieur et extérieur au lien de société. Mais, d’un autre côté, un individu hyper socialisé qui ne doute à aucun moment de la solidité des collectifs dans lesquels il est inscrit jusqu’au plus profond de lui-même.
Ainsi se dessine un nouveau type de conflit intérieur très différent du conflit entre un ça et un surmoi qui caractérisait le névrosé, un conflit entre une volonté consciente d’indépendance et une dépendance inconsciente et impensée envers la société. Je précise qu’il ne s’agit pas ici de philosophie politique théoricienne. Ce dilemme indépendance-dépendance, nous l’avons scruté et observé au microscope pendant plus de dix ans dans le séminaire de psychopathologie historique de Louvain en Woluwe que j’anime avec Bernard Fourez.
Ce nouveau dilemme permet de rendre compte de la centralité de l’adolescence dans la problématique psychiatrique contemporaine tant l’immaturité qui la caractérise pourrait faire figure de paradigme du trouble mental en régime d’hyper-modernité. Il était certes typique de l’adolescent « classique », qui prend figure en 1900. Mais la ressemblance n’est que de façade. L’adolescent était cet être déchiré entre l’injonction nouvelle faite aux jeunes de produire un avenir différent, supposant l’indépendance vis-à-vis de leurs parents, et la frustration liée à leur dépendance prolongée due principalement à l’allongement de la scolarité. Ils étaient orientés vers un monde à produire, sommés en quelque sorte d’y prendre leur place au plus tôt, et on les empêchait d’y entrer, sexuellement et politiquement. Mais, pour l’adolescent, les deux termes du conflit, dépendance et indépendance, étaient consciemment posés comme antagonistes et sources de violentes tensions. Rien de tel chez le nouvel adolescent (ou adulescent) chez qui dépendance et indépendance semblent coexister sans problème, une structure psychique qu’illustre avec brio le film Tanguy qui n’a pas pour rien fait mouche d’un seul coup et a d’emblée servi à désigner un « phénomène de société ».
Sauf que notre clinique nous a permis d’observer cette nouvelle difficulté à tous les âges de la vie, du berceau à la mort. Le dilemme est présent dès les premières années de la vie et redéfinit en profondeur les conditions mêmes dans lesquelles s’exerce l’entreprise éducative. Pour les « nouveaux parents », tout doit être fait dès la naissance pour développer au maximum une autonomie qui, par définition, n’existe pas chez le nouveau-né. Leur posture éducative risque donc d’osciller sans cesse entre le laissez-faire, supposé favoriser un développement maximal de cette autonomie posée comme un idéal, et des attitudes d’hyper protection visant à préserver l’enfant de tout ce qui pourrait brimer ou entraver cette autonomie. Quant aux enseignants, ils ont en face d’eux des êtres précocement individualisés qui ont été d’emblée posés comme des individus (ils ont, par exemple, annoncé eux-mêmes leur venue au monde dans des faire-part du type : « J’arrive »). Et, par là-même, ne pouvant voir dans l’éducation autre chose qu’une auto éducation qui dévalorise voire exclut toute inculcation et toute transmission de la part de l’enseignant.
C’est un dilemme du même ordre que l’on retrouve dans les pathologies addictives, en plein essor on le sait, auxquelles il conviendrait de consacrer une étude à part entière. Cet être épris d’indépendance est aussi un être qui adhère tellement à lui-même qu’il finit par tomber dans une curieuse dépendance : la dépendance vis-à-vis de lui-même, une sorte d’auto-esclavage en sorte (10).
La personnalité contemporaine
Au bout de ce type de socialisation, émerge ainsi une personnalité totalement inédite que ramassent ces quelques lignes de l’essai de psychologie contemporaine évoqué plus haut : « La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société. Le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble » (11).
Une telle proposition, notons-le bien, exige de séparer soigneusement deux niveaux de réalité qui se sont complètement dissociés dans nos sociétés : le niveau social proprement dit qui est passé dans l’inconscient et le niveau interpersonnel, le rapport qu’entretient l’individu avec ceux que les sociologues américains nomment les « significant others », un rapport interpersonnel qui, à l’inverse du rapport social, est consciemment vécu et activement travaillé, par exemple à l’intérieur de ce que nous nommons à tort des « réseaux sociaux ».
Dans les deux cas, c’est bien le conflit et le partage entre dépendance et indépendance qui fait problème mais il se présente très différemment selon les deux registres. Au niveau du rapport social et vis-à-vis de la collectivité, l’individu contemporain, nous l’avons montré plus haut, est sans cesse divisé entre une demande infinie et une affirmation sans limite de son indépendance qui lui fait percevoir les obligations collectives comme d’agaçants obstacles qui l’empêchent d’être lui-même, ce qui l’amène à endosser très volontiers le rôle de victime. Dans ses rapports avec les autres, au niveau du rapport interpersonnel, l’investissement affectif conscient est par contre énorme. Il est travaillé par un besoin insatiable de reconnaissance de la part des autres. Car, c’est le paradoxe, une singularité n’existe que si elle est reconnue. Cette lutte pour la reconnaissance, très tôt détectée par Hegel, l’amène à osciller sans cesse entre une peur des autres, à propos desquels il ne sait jamais quelles peuvent être ses attentes, et une peur d’abandon par les autres si indispensables à son existence psychique d’individu singulier.
Différents dans leur principe et leurs manifestations, ces deux niveaux d’existence se rejoignent cependant in fine. Ce qui les rassemble, c’est l’aversion de l’impersonnel et de l’anonymat de la société qui nous fait exister comme « un parmi d’autres ». Ce qui donne à côté du rôle très convoité de victime, une autre figure de proue de la société des individus : les « people », ces êtres exceptionnels qui sont parvenus à transfigurer l’univers impersonnel de la société en un domaine hautement personnel où ils sont « reconnus » au sens le plus élémentaire du terme.
Victimes et people sont d’ores et déjà devenues les deux figures centrales du paysage audiovisuel et médiatique contemporain. Mais c’est à la même racine, on pourrait le montrer, que vont puiser d’autres traits de notre monde, particulièrement importants dans la clinique contemporaine : ainsi l’omniprésence des thèmes de la « confiance en soi » et de l’ « estime de soi ». Pour avoir confiance en soi, il faut pouvoir faire confiance à d’autres que soi qui, en retour, vous accordent leur confiance. Quant à l’estime de soi, elle pourrait bien n’être qu’une demande déguisée d’estime des autres, nous extrayant du doute torturant qui taraude le monde des individus purs : quelle est réellement la valeur que j’ai aux yeux des autres. C’est la première question que pose Bernard Fourez à ses patients qui se plaignent de manquer de confiance en eux : avez-vous déjà fait confiance à quelqu’un d’autre que vous !
Lorsque l’ensemble de ces traits sont mis bout à bout, la ressemblance avec les tableaux cliniques que nous nommons borderline se précise peu à peu. Répétons-le encore une fois : la méthode de mise en miroir que nous proposons n’efface nullement la différence entre le normal et le pathologique. Ces difficultés inédites, que génère la nouvelle articulation de l’individuel et du collectif qui prévaut depuis trente ou quarante ans ne produisent pas, loin de là, que des pathologies et des souffrances psychiques. Même s’il faut bien le reconnaître, les enquêtes épidémiologiques dont nous disposons indiquent une lente mais inexorable montée en puissance du mal-être, indépendamment d’une sensibilité accrue à ce mal-être psychique qui est par ailleurs, c’est vrai, très largement devenu le code obligé et le langage commun aptes à donner un visage à la finitude humaine (12).
En tout état de cause, il me semble difficile de lire le texte qui sert de quatrième de couverture au livre déjà évoqué de Bernard Granger sans y reconnaître fut-ce un minimum les traits de personnalité propres au contemporain : « Une personnalité borderline, c’est quelqu’un qui est d’humeur changeante, qui a des émotions intenses et excessives, une altération de la perception et du raisonnement. Elle peut éprouver un sentiment d’abandon, de persécution, voire de vide, s’automutiler, et même attenter à sa vie ». On peut assez aisément y déchiffrer les trois noyaux de troubles susceptibles d’affecter cet individu « déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout » : des troubles de l’identité, des troubles du rapport à l’autre, des troubles de l’agir.
Comme le rappelait Bernard Fourez lors du séminaire de Lausanne, si les analyses qui précèdent ont une certaine pertinence, elles impliquent une inflexion majeure en matière d’orientations thérapeutiques. Née à la fin du 19ème siècle, la psychothérapie s’est toujours inscrite et s’est toujours comprise elle-même comme partie prenante de la vaste entreprise d’émancipation des individus à l’intérieur de laquelle elle s’inscrivait. Mais c’est un autre monde et d’autres abîmes qui s’ouvrent sous nos pas quand s’achève la phase de transition qui nous a fait passer en cinq siècles de l’hétéronomie à l’autonomie. Peut-être les thérapeutes d’aujourd’hui et de demain devraient-ils dès maintenant contribuer à leur manière à cette nouvelle tâche : faire redécouvrir à l’individu ces dimensions de l’impersonnel, du public, du commun, du général dont le naufrage programmé ne peut qu’anticiper le sien.
Jean-Marie Lacrosse
(1) Hélène Lacrosse, Mark Zuckerberg psychanalysé par David Fincher : borderline ou hyper-contemporain, Pro J, n°4, décembre 2012-février 2013.
(2) Le titre de cet article est emprunté à celui d’une journée de formation donnée le 21 janvier 2013 par le psychiatre Bernard Fourez et moi-même au Centre d’Etude de la Famille du Département de psychiatrie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois de Lausanne.
(3) Bernard Granger et Daria Karaklic, Les borderlines, Odile Jacob, 2012, p. 24
(4) Pour un exposé plus détaillé de cette transformation, voir la préface que consacre Marcel Gauchet à l’ouvrage de Gladys Swain, Le sujet de la folie, (Calmann-Levy, 1997), préface intitulée « De Pinel à Freud », pp. 49-53
(5) J’en ai proposé une interprétation d’ensemble dans ma thèse de doctorat, L’efficacité symbolique dans les psychothérapies, Louvain-la-neuve, 1993, pp. 171-183
(6) Dans les Débat n°99 et 100 puis dans La démocratie contre elle-même, 2002, pp. 229-295
(7) Ainsi Alain Ehrenberg dans La Fatigue d’être soi (Odile Jacob poche, 2000) et, récemment, Pierre-Henri Castel, La fin des coupables (Les Éditions d’Ithaque, 2012).
(8) Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : Article 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme.
(9) Je parle ici bien sûr de la version normale du socialisme, la social-démocratie. La version totalitaire, qui en est la face pathologique, ayant précisément cru nécessaire de faire l’impasse sur les droits des individus.
(10) J’ai abordé la question sous cet angle en 2009 dans Qu’est-ce que la cyberdépendance ?
(11) Dans les Débat n°99 et 100 puis dans La démocratie contre elle-même, 2002, pp. 253-254
(12) Ce qu’à mon sens ne perçoit pas bien Alain Ehrenberg qui voit principalement dans cette inexorable montée de la souffrance psychique un effet des « jeux de langage » contemporains. Alain Ehrenberg, La société du malaise, Odile Jacob, 2010.