Adolescence indéfinie, adolescence infinie

Interview de Jean-Marie Lacrosse paru, en version légèrement différente, dans Le Ligueur du 18 mars 2009 sous le titre « Ils veulent de l’éducation mais ne veulent pas être éduqués ».

Entre la culture et les jeunes, aujourd’hui, c’est le clash ?

Ca dépend de quelle culture on parle. Ce qui est sûr c’est que les jeunes ne manifestent plus d’appétit pour la réflexion et l’ argumentation rationnelle, ni pour la culture du passé. Ils se disent que tout ça les écrase, que c’est trop grand pour eux, que ça passe au dessus de leur tête, surtout par rapport à tout ce qu’ils ont accompli jusque là… Ca les intéresse mais c’est comme si l’on demandait à quelqu’un de courir un marathon alors qu’il n’a jamais couru que de petites distances. En réalité, ils sont les produits d’une société qui leur a appris que la pensée, cad la saisie de l’ensemble du phénomène humain, est à la fois impossible et dangereuse.

Pourquoi arrive-t-on à une telle situation ?

Nous sommes, et de plus en plus, dans l’ère de l’indéfinition. Notre société éprouve une énorme difficulté à définir ce qu’est un enfant, un adolescent, un adulte. Pourquoi ? Parce que, dès la naissance, on considère que l’enfant est une personne à part entière, dotée d’emblée de droits. Bon, très bien… Mais ça instaure un terrible décalage par rapport à ce que nous avons appris sur l’enfance et l’adolescence, principalement via la psychanalyse et, plus récemment, la théorie de la médiation. De façon innée, l’enfant dispose de capacités logiques, techniques et morales mais pour disposer de « l’accès à la personne », selon la formule retenue par ces chercheurs, il doit être éduqué et cultivé. Pour être une personne, c’est-à-dire s’inscrire dans le social, devenir un « être-en-société », il faut apprendre à opérer un décentrement par rapport à soi-même, développer la capacité cognitive de se regarder soi comme n’importe qui d’autre, un parmi d’autres…ce qui n’est pas donné à la naissance. Cette capacité de décentrement par rapport à soi-même, on ne l’acquière que par personne interposée, en premier lieu par les parents qui transmettent le sens du social et de la culture. Et la jeunesse, c’est le moment où l’on acquière progressivement cet « accès à la personne ». L’adolescent commence à se poser des questions sur qui il est, son rapport aux autres, qui implique par exemple, de façon cruciale, des interrogations sur la sexualité, sa capacité de séduction et toutes ces questions qui permettent de s’intégrer dans une société et de devenir un acteur social. Ce processus c’est ce que nous appelons le processus « d’individuation psychique». La situation dramatique aujourd’hui c’est que ce processus d’individuation psychique est complètement ignoré.

Si on oublie ce processus, c’est qu’on attend des jeunes et des enfants qu’ils s’éduquent tout seuls ?

Oui, ce qui fait qu’il n’y a plus de discours social qui les aide à savoir et à comprendre les expériences, parfois douloureuses, qu’ils vivent. Les contradictions et les frustrations qui sont liées de façon inhérente au processus d’individuation ne sont jamais prises en compte. Prenons un exemple : la jeunesse, nous dit-on, c’est la période de l’ouverture, exaltante, à tous les possibles. Mais c’est aussi le moment où l’on doit apprendre que tout n’est pas possible. A un moment ou l’autre, vous allez devoir vous limiter. Or cet aspect négatif et privatif du processus d’individuation n’est même pas envisagé. Ces frustrations et ces tensions sont parfois abordées dans des films ou des séries télévisées, de manière implicite et latente, mais il n’y a pas de discours explicite pour accompagner le processus, et je pense que c’est très grave, je suis même persuadé que c’est le problème majeur de nos sociétés.

Quelles sont les conséquences ?

Ca implique, par exemple, comme je le disais tout à l’heure, que les étudiants que j’ai devant moi ne sont pas dans la posture psychique requise pour entrer dans la culture et dans la réflexion philosophique, non pas parce qu’ils refusent l’éducation mais parce qu’ils ne comprennent même pas ce que ça veut dire être éduqué…c’est encore pire ! On leur a appris à se concevoir comme des autodidactes qui doivent se construire eux-mêmes et construire leurs savoirs par et pour eux-mêmes. Depuis la naissance, on pose l’individu en premier, c’est à l’individu de s’éduquer soi-même, de trouver et de construire son identité pour « être soi-même ». J’aime beaucoup la formule de notre ami Marcel Gauchet sur ce qu’il définit comme la version contemporaine du supplice de Tantale: « l’individu contemporain veut l ‘éducation mais il ne veut pas être éduqué, il aspire à des savoirs dont il repousse les instruments ».

C’est un point de vue très psy, qu’en dit le sociologue ?

Qu’une série d’évolutions sociétales récentes entrent en collision frontale avec ce que nous apprend la psychologie de l’enfant et de l ‘adolescent. On pourrait dire que les sociétés modernes exacerbent et démultiplient les épreuves de l’adolescence alors que les sociétés traditionnelles les neutralisaient. En somme, en santé mentale, les sociétés traditionnelles faisaient de la prévention sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Nous, nous sommes amenés de plus en plus souvent à ne plus faire que de l’intervention de crise.

Pourquoi la société véhicule-t-elle ces idéaux ?

Quand on évoque l’individualisation d’une part, la volonté de « rester jeune » d’autre part, on tient, me semble-t-il, deux idéaux majeurs de notre époque. En fait, la jeunesse et les significations qui y sont attachées sont intimement liées à la modernité. C’est un idéal très puissant qui sous-entend que tout est toujours possible, qu’on peut toujours recommencer sa vie, etc. Mais la valeur accordée à la jeunesse risque de se retourner contre les jeunes, les « vrais » jeunes. De même que l’individualisation, qui est un fait social, peut rendre hautement problématique l’individuation, qui est un fait psychique relevant du devenir- homme en tant que tel, de l’anthropogenèse.

Des signes encourageants, tout de même ?

Tant que notre société se complaît dans l’état d’adolescence perpétuelle qui est le sien actuellement, il y a peu de chances que le malaise ambiant se dissipe, avec, à l’occasion de chaque fait divers tragique, la même attitude stupéfaite et ébahie: comment de telles choses sont-elles possibles? Une part importante du problème me paraît tenir à cette valorisation extrême de la jeunesse comme âge exemplaire de la vie. Des signes encourageants? Dans nos sociétés, il n’y a que l’auto-correction qui peut fonctionner. Plus la souffrance que provoquent certaines évolutions sociales s’aggrave, plus le remède est proche…On ne devrait plus en être si éloigné !

Comment vous, Jean-Marie Lacrosse, en tant que père, avez-vous fait devant cette situation de désintérêt de vos enfants pour la culture du passé? Comment vous-y êtes-vous « pris », quelles ont été vos réactions de père?

La sociologie aurait à cette question une réponse simple. Si, dans le cas de vos enfants, dirait-elle, la crise de la transmission n’ a pas eu d’effets trop néfastes, c’est parce qu’ils sont privilégiés, ayant grandi dans un environnement de livres, de revues et de conversations politico-philosophiques. C’est en partie vrai, bien sûr. Ainsi, je me souviens d’une sortie verbale d’une de nos filles, hobbésienne en herbe dès l’âge de 6 ans, qui nous avait bien fait rire: « Chez les V. (des cousins), c’est la guerre de tous contre tous« .

Mais la réponse ne serait à mon sens que très partiellement vraie. Les enquêtes de Dominique Pasquier montrent qu’on n’est plus dans le schéma des Héritiersdécrit par Bourdieu et Passeron en 1964. Selon celles-ci, menées en 2002, la transmission verticale des parents aux enfants ne touche plus qu’un infime pourcentage de la population lycéenne, et cela au prix d’un encadrement culturel très volontariste de la part des parents.

Personnellement, je n’ai jamais épousé cette posture hyper-volontariste mais j’ ai une explication située à un autre niveau. Comme je le faisais remarquer dans l’interview, les jeunes sont les produits d’une société qui pense que la saisie de l’ensemble du phénomène humain est à la fois impossible et dangereuse, croyance que, bien sûr, je ne partage pas. Si ce nihilisme, car c’est le nom qui convient, était tenable à long-terme, ce serait une première dans l’histoire humaine. De ce point de vue, mes grands-parents, qui travaillaient dans les charbonnages de la région liégeoise, étaient plus cultivés que beaucoup de nos jeunes universitaires. Profondément ancrés dans leur histoire et leur société, ils la comprenaient bien mieux et n’étaient pas exposés aux raisonnements approximatifs et vaseux qui sont quotidiennement déversés sur les têtes de nos chérubins pour tout ce qui relève de la généralité comme la religion, le politique, l’histoire, le psychisme, etc.

Propos recueillis par Charlotte Maisin

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