De l’exception humaine

Extraits choisis d’un article de Krzysztof Pomian, « De l’exception humaine », publié dans la revue Le Débat, n°180, mai-août 2014.

« On peut nier l’exceptionnalité de l’homme en prétendant que l’histoire entière de l’Homo sapiens se laisse expliquer sans reste par les mécanismes de l’évolution biologique. Il est difficile de l’admettre.

D’abord parce que nous avons affaire, das ces deux cas, aux échelles du temps très différentes : l’évolution a besoin de millions d’années pour produire de nouvelles espèces ; l’histoire, elle, est beaucoup plus courte. (…) Ensuite, parce que l’évolution ne régit que les êtres vivants ; or, dans l’histoire, nous avons affaire à des artéfacts qui n’en sont pas, mis à par les corps vivants artificialisés. En troisième lieu, les artéfacts et les aptitudes indispensables pour les produire et les utiliser sont hérités tout autrement que les caractères somatiques. Ces derniers le sont moyennant la reproduction. (…) Les artéfacts et les aptitudes le sont moyennant l’apprentissage imposé à l’enfant par les parents qui y interviennent, en général, très activement. (…) Enfin, quatrième argument, dans les deux cas, entrent en jeu des mécanismes d’innovation différents dans leur principe. (…) Au moins depuis le néolithique, les innovations sont dans leur majorité introduites intentionnellement.

Pourtant, l’homme reste un animal. L’acte constitutif des sciences humaines consistait à nier ce fait bien connu par leurs fondateurs. (…) Ils n’en ont pas moins coupé l’homme de la nature et des choses assignées à la nature avec la corporéité. L’homme des sciences humaines fut assimilé à un individu qui parle et qui écrit de manière éminente ; aussi a-t-on reconnu comme seuls artéfacts dignes d’être étudiés les textes littéraires coupés de tout substrat matériel ; les ont rejoints, plus tard, les oeuvres d’art traitées de la même manière. (…)

Les sciences sociales ont adopté parallèlement une tout autre idée de l’homme, prenant pour objet les diverses formes d’association. Parmi celles-ci, on a accordé une place privilégiée à celles où les gens sont alternativement des producteurs, des partenaires et des consommateurs. (…) En même temps, on a entrepris l’étude des propriétés que l’homme partage avec d’autres êtres vivants : des caractères somatiques, de l’utilisation de l’espace, des relations entre les sexes, du cycle vital, des groupes d’âge, des règles de la parenté, de la natalité, de la sexualité, de la mortalité. (…) Mais l’énorme importance attribuée à l’économie n’a pas conduit à penser l’homme comme indissociable des artéfacts et à en tirer toutes les conséquences. On s’est intéressé, il est vrai, à la « culture matérielle » et à la technique, mais elles sont restées marginales. La seule discipline à les avoir placées au centre restait longtemps, à cause des objets qu’elle étudiait, l’archéologie préhistorique ; plus tard, on a étendu la même approche à l’étude archéologique d’époques postérieures et aujourd’hui, au 20ème siècle. Cela n’a pas infléchi l’orientation générale des sciences humaines et sociales, bien qu’il faille noter un intérêt croissant pour l’aspect matériel de la vie des collectivités et des artefacts eux-mêmes. (…)

Semblablement, l’étude des caractères que l’homme partage avec d’autres êtres vivants, tout en suscitant aujourd’hui un intérêt plus grand que jadis, n’a pas été intégrée dans le courant principal des recherches. Les spécialistes ès sciences naturelles réagissent à cela, en essayant de réduire toutes les spécificités de la vie sociale des hommes et du comportement des individus humains aux mécanismes de l’évolution. Mais ce biologisme est tout aussi unilatéral que le culturalisme et le déterminisme social qui gardent leur position dominante. Pourtant, ces deux paradigmes semblent épuisés. (…) Un renouveau ne peut venir que de la reconstruction conceptuelle des fondements anthropologiques mêmes des sciences de l’homme et de ses productions. L’intégration dans une vision globale de l’homme de ses dimensions biologique et matérielle est aujourd’hui le plus grand défi que doivent relever les sciences humaines et sociales. » (Krzysztof Pomian, De l’exception humaine in Le Débat, n°180, mai-août 2014)

Cet article s’inscrit dans le cadre d’un passionnant dossier consacré à « Définir l’homme » :
Francis Wolff, La question de l’homme aujourd’hui
Krzysztof Pomian, De l’exception humaine
Étienne Bimbenet, Penser l’hominisation. Le darwinisme sera-t-il notre dernier grand mouvement philosophique?
Joëlle Proust, Redéfinir l’humain. Pour une convergence des sciences de l’homme
Jean-Claude Monod, Les grands singes, la politique et la parole
Vanessa Nurock, La morale et la nature
Étienne Bimbenet – Christian Sommer, Les métaphores de l’humain. L’anthropologie de Hans Blumenberg
Alexis Dirakis, Pensée de l’être, pensée de l’homme. L’anthropologie de Peter Sloterdijk
Helmuth Plessner, Homo absconditus

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