La débâcle de la pensée

Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Pro J, n°13,  mars 2015-mai 2015
Version légèrement amendée

En donnant un tel titre à mon propos, je me fournis sans doute l’occasion de tester d’emblée sa pertinence.  Le titre n’est jamais sans importance pour un auteur, qu’il le choisisse avant ou après avoir rédigé l’essentiel de son texte. Il y a et il y a toujours eu de bons et de mauvais titres, tout le monde en conviendra. Mais ce qui caractérise la scène contemporaine, c’est particulièrement vrai dans la sphère médiatique, c’est le classement automatique de l’auteur, à partir du choix même du titre, dans un camp ou dans l’autre, droite ou gauche, progressiste ou réactionnaire par exemple, ou dans un autre registre, antisémite ou islamophobe. Pas besoin à la limite de lire le livre où même pas recommandé de le lire s’il s’avère être du « camp » opposé au sien.

Voilà bien, me semble-t-il, un symptôme caractéristique de la débâcle de la pensée dans laquelle nous nous sommes plongés aujourd’hui. La réception de deux livres récents, qui ont tous deux été de gros succès de librairie, vient spectaculairement d’illustrer ce climat intellectuellement délétère : il s’agit de « L’identité malheureuse » d’Alain Finkielkraut et du « Suicide français » d’Eric Zemmour.  La débâcle de la pensée évoquera donc ainsi, quasi automatiquement, « La défaite de la pensée », un essai d’Alain Finkielkraut datant de 1987, qui ne m’avait pourtant lors de sa sortie pas inspiré outre mesure. Je pensais à l’époque, naïvement peut-être, qu’une nouvelle ère de la pensée, fondée sur la remise en honneur du Politique, était en train de naître, et que les schémas intellectuels, pour l’essentiel nietzscheo-marxistes, qui avaient nourri mes études de sociologie étaient arrivés en bout de course. Il ne faudrait sans doute pas beaucoup plus qu’une décennie, pensais-je, pour que cette nécessaire refondation -le mot n’était pas encore dans l’air du temps- ait lieu. Illusion alimentée par le fait que, dans ce court laps de temps, ce renouveau de la pensée politique disposait en Belgique d’une formidable courroie de transmission médiatique en la personne de Jacques Baudoin et de son émission du dimanche matin « Arguments ».

Le feu de paille qu’aura finalement été ce court épisode reste pour moi un des grands mystères de ma propre trajectoire intellectuelle, entamée au début des années 1970, même si, dès le début des années 1990, on pouvait percevoir chez nos contemporains une incapacité croissante à saisir le sens élémentaire des choses. C’est ainsi qu’en 1994, m’interrogeant sur ce « phénomène de société » qu’avait représenté en Belgique la sortie du film « C’est arrivé près de chez vous », j’avais pu écrire : « La question que l’on peut se poser à ce point de l’enquête ne laisse pas d’inquiéter : existe-t-il encore une fonction critique ? Voilà un objet culturel qui, tel un météorite géant, vient s’écraser sur notre sol, est unanimement célébré pour son aptitude à provoquer la réflexion, fascine toute la classe d’âge des 15-25 ans et semble, sur le plan intellectuel, résister à toute compréhension » (1).

Provisoirement, c’est le fameux diagnostic de Lyotard qui semble l’avoir emporté : c’en est fini, nous annonçait-il en 1979, des grands récits qui prétendent englober la totalité de l’histoire humaine (qu’il appelle également des « métarécits »). Le savoir a définitivement changé de statut, une affirmation qui se veut aussi péremptoire que celle de la fin de l’histoire chez Hegel ou de l’entrée dans l’âge positif chez Auguste Comte, bref un grand récit qui s’ignore comme tel : il y avait jadis de grands récits, aujourd’hui il n’y en a plus et ce sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Dans ce qu’il avait de vrai, l’héritage nietzschéen du nécessaire « perspectivisme » de la pensée, le diagnostic de Lyotard ne faisait au fond que prolonger l’essentiel des conclusions de Max Weber dans sa célèbre conférence de 1919, sur le métier et la vocation de savant.

Je les rappelle brièvement. Weber partait des conditions institutionnelles, extérieures en quelque sorte, dans lesquelles est produit le savoir. Comment se fait-il qu’un si grand nombre de médiocres jouent incontestablement un rôle si considérable dans les universités ? Parce que « la vie universitaire est livrée à un hasard aveugle » répondait-il. Aux jeunes candidats à la profession Max Weber recommandait de toujours se poser la question : « Vous croyez-vous capables de supporter sans dommage ni amertume que, d’année en année, on vous préfère des médiocres après d’autres médiocres ? » Et il ajoutait : « Je n’ai connu que très peu de candidats qui aient supporté cette situation sans dommage pour leur vie intérieure ». De ce point de vue donc, la situation n’a pas vraiment changé. Et pourtant, l’époque de Max Weber s’est caractérisée par une extraordinaire inventivité dans tous les domaines aussi bien des sciences humaines (linguistique, psychologie, sociologie, anthropologie, etc) que des sciences dites exactes.

La seconde condition, toujours extérieure, qu’énonce Max Weber ne s’est, elle non plus, pas vraiment modifiée : la nécessité pour celui qui ressent la vocation de savant de se spécialiser dans un domaine particulier. La « science » en réalité ce sont « les sciences ». Voilà ce dont on prend conscience en ce début de 20ème siècle à la suite de l’épisode positiviste où « la science » a été indûment perçue comme substituant à la religion et à la philosophie des visions cosmiques du même ordre, débouchant sur ce que l’on peut rigoureusement appeler aujourd’hui une « religion de la science ». Ce qui ne veut en aucun cas dire, ni pour Max Weber ni pour nous, que ce découpage voire cette fragmentation des connaissances en disciplines spécialisées et en savoirs experts sont le dernier mot en la matière. Car, livrées à elles-mêmes et inscrites telles quelles dans le fonctionnement collectif, elles génèrent un sentiment d’opacité et de désarroi quant aux fins et aux moyens peu compatible avec  notre idéal de « sociétés de la connaissance », je vais y revenir.

C’est donc ailleurs que dans la science elle-même qu’il faut pour Max weber chercher la nouveauté radicale de notre condition moderne. Elle a une signification où certes « la science participe comme élément et comme moteur » mais qui « dépasse cette pure pratique et cette pure technique ». Sur cette signification de la connaissance,  énorme est le contraste entre le passé et le présent, insiste Weber qui évoque alors la merveilleuse allégorie du début du septième livre de la République de Platon, les prisonniers enchaînés de la caverne. « Leur visage est tourné vers la paroi du rocher qui se dresse devant eux ; dans leur dos, la source de lumière qu’ils ne peuvent pas voir ; ils sont condamnés à ne s’occuper que des ombres que celle-ci projette sur la paroi sans autre possibilité que celle de scruter les relations qui existent entre ces ombres. Et puis l’un deux réussit à briser ses chaînes ; il se retourne et voit le soleil. Ebloui, il tâtonne, il va en tous sens et il balbutie à la vue de ce qui se présente à lui. Ses compagnons le prennent pour un fou. Petit à petit, il s’habitue à regarder la lumière. Cette expérience faite, son devoir est de redescendre parmi les prisonniers de la caverne afin de les conduire vers la lumière. Il est le philosophe et le soleil représente la vérité de la science dont le but n’est pas seulement de connaître les apparences et les ombres, mais aussi l’être véritable».

L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. « Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation. »  Le progrès s’accompagne donc d’un certain « désenchantement du monde », une formule que Marcel Gauchet reprendra en 1985 pour en proposer une définition plus large et plus rigoureuse : la sortie de la religion, ce n’est pas seulement l’expulsion des esprits dans l’explication des phénomènes, c’est, plus globalement, « l’épuisement du règne de l’invisible ».

De plus, poursuit Weber, l’orientation vers l’avenir des sociétés humaines instaure chez les hommes un sentiment inédit de finitude qui n’affectait pas l’homme des sociétés traditionnelles. C’est ce sentiment même qui, comme Tolstoï l’avait clairement entrevu, change en profondeur la signification de la mort pour l’homme moderne : « Abraham ou les paysans d’autrefois sont morts «vieux et comblés par la vie » parce qu’ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu’elle pouvait leur offrir et parce qu’il ne subsistait aucune énigme qu’ils auraient encore voulu résoudre. Ils pouvaient donc se dire « satisfaits » de la vie. L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d’une civilisation qui s’enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir qu’une infime partie de tout ce que la vie de l’esprit produit sans cesse de nouveau, il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. C’est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n’a pas de sens. Et parce que la mort n’a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n’en a pas non plus, puisque du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un événement sans signification. Dans les dernières œuvres de Tolstoï on trouve partout cette pensée qui donne le ton à son art ».

Ici précisément, on le voit, réside ce qui sépare Lyotard de Weber : cette situation nouvelle où se trouve la vie de l’esprit, et la vie tout court, disqualifie-t-elle toute tentative d’orientation globale, tout effort et toute volonté de compréhension d’ensemble du phénomène humain ? Auquel cas le désenchantement du monde enfermerait la pensée dans une prison bien plus obscure que la caverne de Platon.  A rebours d’un monde qui s’est voulu et « pensé » comme libération dans tous les domaines, la pensée devrait, elle et elle seule, accepter le triste sort qui lui est réservé, sans révolte possible, alors qu’elle est intrinsèquement  l’activité libre par excellence et par définition. La réponse de Weber est évidemment négative, toute son œuvre et toute sa vie en témoignent : il n’a d’autre préoccupation que de tenter de formuler et de conceptualiser ce sens global pris par l’aventure humaine. La réponse de Lyotard est une impasse dont nous avons à nous extraire pour des raisons que je vais m’efforcer de détailler.

S’il fallait proposer un seul concept pour rendre compte de cette grave crise de la pensée, je choisirais volontiers celui de détotalisation. On pourrait cependant prendre le problème à l’envers et parler de dispersion ou de fragmentation. Le tout, c’est le cas de le dire, est de savoir si cette fragmentation est réelle ou n’est en fait qu’un trompe l’œil qu’une analyse minutieuse parvient aisément à déconstruire.

On fera remarquer en premier lieu que la dispersion en question est totalement absente du domaine des valeurs. Celles-ci constituent un bloc monolithique d’une solidité à toute épreuve. C’est le constat qui a amené un sociologue des religions, Yves Lambert, à inverser la formule wéberienne de « polythéisme  des valeurs » en son contraire :   ce qui caractérise l’histoire récente de nos sociétés, c’est bien plutôt un « monothéisme des valeurs », jamais atteint sans doute  depuis les débuts de l’ère démocratique. Il ne faut pas se lasser de le répéter : de ce point de vue nous vivons dans une cohésion maximale. C’est donc sur un autre plan que la divergence et la dispersion se manifestent : celui des jugements et des « ressentis ». Mais là aussi, il faut faire la part des divergences qui relèvent d’antagonismes irréductibles et de celles qui procèdent de l’ignorance, de l’irréflexion ou de cette forme d’ignorance volontaire qu’est le déni.

S’il y a une part irréductible d’antagonismes et de conflits dans nos jugements, c’est que l’esprit humain est constitutivement structuré par des antinomies qui font de nous, soit dit en passant, des psychotiques en puissance, capables de développer, le plus rationnellement du monde, des pensées paranoïaques, schizophrènes, maniaques ou dépressives. Elie Bernard Weil a d’ailleurs récemment proposé une théorie de cette structuration par l’antinomie, « La théorie des systèmes ago-antagonistes » (2) qui vise à articuler l’ « agonisme » et l’ «antagonisme », autrement dit la coopération et l’opposition des facteurs, isolant ainsi ce qui demeure de plus saillant du courant, un peu perdu de vue aujourd’hui, désigné comme systémisme ou encore auto-organisation.

Prenons l’idée faussement simple d’égalité. Une analyse sommaire révèle qu’elle se décompose en deux ordres d’exigences à la fois opposés et solidaires. Une exigence d’égale reconnaissance de chacun dans sa singularité et une exigence tout aussi pressante de droit pour chacun d’être apprécié et jugé à sa juste valeur dans une compétition de semblables menée à armes identiques et dans le respect des mêmes règles, dont le football est devenu le théâtre par excellence. Allez donc essayer d’expliquer au moindre supporter d’un de nos deux clubs fétiches que « après tout, le Standard, c’est le Standard et Anderlecht, c’est Anderlecht … ». Le systémisme aura finalement été un des pôles de résistance à la détotalisation, et le « système » le nom provisoirement donné à l’idée de totalité au moment où celle-ci était proscrite par l’idéologie de l’individu pur. C’est le refus de reconnaître l’existence de ces antinomies qui génère les confusions et les querelles de fous dont nous ne parvenons pas à nous extraire. Comme si nous ne parvenions pas à penser ensemble le tout et les parties, l’unité et la division. Revenons-en à la question de l’égalité, une question particulièrement sensible dans le domaine de l’éducation. Ce n’est qu’en explicitant les deux ordres d’exigences dont elle relève, et non en passant de l’une à l’autre dans la méconnaissance confusionniste de leur opposition que l’on peut dégager des compromis, nécessairement instables, dans le cadre dynamique et mouvant qui caractérise nos institutions.

Le même principe ago-antagoniste, exigeant donc de passer par le tout pour définir les parties, vaut pour les grandes idéologies qui se sont imposées à notre monde depuis 1800 : conservatisme, libéralisme, socialisme. La tolérance, que nous parons aujourd’hui de toutes les vertus, s’enracine d’ailleurs largement dans la prise de conscience du caractère à la fois solidaire et opposé des principes qui les gouvernent : pas de futur ni de présent sans passé, pas de justice sans ordre ni sans liberté, pas de droit sans Politique, etc. Ce sont là des évidences criantes que seule l’unilatéralité bornée de notre esprit, encouragée par l’irréflexion et la paresse ambiante, nous font ignorer.

C’est un point qui n’est pas clairement explicité par Max Weber -peut-être parce qu’il reste fortement marqué par la pensée de Nietzsche chez qui la confusion est totale- la modernité ne consiste pas  à sortir de l’idée de totalité mais à passer d’une idée du tout à une autre. L’idée de totalité est assimilable pour les anciens à celle de cosmos : ce qui est visé, c’est la totalité de l’être. Pour les modernes, penser selon le tout, dans une perspective holiste comme dirait Louis Dumont, c’est obéir à une contrainte indépassable de notre esprit. Il a fallu trois siècles, de 1600 à 1900, pour que soit définitivement conquise cette séparation de l’être qui, comme ensemble, est hors de portée de toute appréhension, et du mental qui en définitive ne se laisse appréhender qu’en totalité. C’est le phénomène du langage qui vers 1900 a servi de paradigme pour rendre compte de cette configuration inédite : le langage nous projette d’emblée dans une totalité signifiante, que nous connaissions tous les mots d’une langue ou seulement une petite partie d’entre eux, peu importe.  La métaphore de la carte et du territoire peut nous éclairer sur cette question. La pensée est en quelque sorte la carte de l’esprit. Le territoire à cartographier est le même pour tous mais il peut être appréhendé sous différents angles de vue (d’où le nécessaire perspectivisme) et en se situant à différentes distances, en utilisant en quelque sorte, de manière alternée, le télescope et le microscope.  On suppose cependant toujours, en géographie, une compatibilité entre ces cartes d’échelles différentes : une carte au 10.000ième est faite pour s’emboîter dans une carte au 50.000ième, au 100.000ième et ainsi de suite. Et bien sûr, on peut débattre longuement de l’exactitude et de la précision de telle carte d’autant plus que la conscience historique, à la différence de la géographie, nous propulse dans un monde en transformation permanente. Mais, dans la pathologie postmoderne qui est la nôtre aujourd’hui, ce n’est plus du tout de cela qu’il s’agit.

Passons sur le fait que certaines cartes semblent avant tout destinées à brouiller les pistes, à mélanger les faits, à créer la confusion, l’essentiel semblant être non pas de s’orienter mais de désorienter ceux qui sont censés appartenir au  « camp » adverse. On en a eu quelques exemples saisissants à l’occasion de ce que l’on a appelé « l’affaire Gauchet » (3). De façon beaucoup plus banale, et la plupart du temps en toute bonne foi, la scène contemporaine, c’est particulièrement vrai des fameux réseaux sociaux, s’apparente à un congrès de géographes où chacun viendrait proposer sa carte personnelle, en se désintéressant totalement du problème auquel est censée s’adresser cette activité collective : Où en sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Mais aussi : Comment en sommes-nous arrivés là ? De quoi est fait ce passé qui nous a faits ? De quoi est faite cette histoire que nous faisons ?

A travers ces évolutions, c’est l’idée même de Raison qui a changé de sens sans que nous paraissions nous en apercevoir : la raison moderne telle qu’elle s’impose à la fin du 17ième siècle était supposée réaliser l’union des esprits tout en assurant le libre consentement des individus là où la religion imposait par la force des croyances communes. C’était le fondement même de l’idée de contrat social : pour Rousseau, par exemple, le lien social moderne était d’autant plus solide qu’il conservait l’indépendance complète de ceux qui y adhéraient. Les contractants étaient en quelque sorte parfaitement liés tout en restant parfaitement déliés. Les totalitarismes ont certes représenté une version pervertie et dévoyée de ce rêve d’unité totale assorti d’un consentement tout aussi total, fondé sur la raison et la volonté. Mais en nous extrayant de cette forme pathologique d’unité collective nous avons rompu sans nous en rendre compte avec ce qui a été un présupposé fondamental de l’aventure humaine depuis ses origines : l’obligation pour les individus de rechercher une union en pensée avec leurs pareils. L’individualisation, dans sa forme contemporaine, représente une formidable déliaison intellectuelle entre les êtres : la pensée était par excellence ce qui assurait l’union des êtres. Elle est devenue d’un seul coup ce qui les sépare et les distingue dans leur singularité. Telle est bien la face cachée et obscure de la tolérance que nous avons portée au rang de valeur cardinale : elle jette une suspicion à priori sur toute forme de consensus et d’unanimité qui en viennent à apparaître, à priori toujours, comme le produit d’une manipulation complotiste.

Comment comprendre ce renversement abrupt de ce qui unissait en ce qui désunit et crée ainsi cet étrange climat de guerre civile en plein milieu d’un apaisement sans précédent ? En premier lieu, remarquons que le monothéisme des valeurs relevé par Yves Lambert, que j’ai évoqué plus haut, homogénéise à un tel point l’espace intellectuel et idéologique que nous pouvons nous permettre une cacophonie et un brouhaha intellectuel sans précédent dans l’histoire. Il faut cependant aller plus loin. Dans ses travaux récents, Marcel Gauchet a mis en lumière la révolution du lien social qu’ a représenté pour nous, depuis 40 ans, le passage du politique dans l’infrastructure, produisant ainsi une forme totalement inédite de cohésion sociale, qui fait proprement et simplement l’économie des idées. Elles ne servent plus à rien dans la fabrique du collectif. On peut s’en passer. Transformées en une sorte de vaste « self-service », elles sont à la libre disposition des individus qui peuvent donc aussi bien décider de s’en passer.

C’est le paradoxe central des sociétés dites de la connaissance. Dans leur fonctionnement même, elles excluent toute compréhension d’ensemble du monde où nous sommes plongés. Voilà bien, me semble-t-il, la raison la plus profonde de l’insignifiance et de l’abêtissement collectif qui les caractérise. L’envers même des connaissances opératoires (économie, finance, droit, psychologie comportementale, communication) dont elles ont besoin pour faire fonctionner efficacement ces machines sociétales automatisées (enfin, plus ou moins efficacement, car, après la crise de 2008, elles nous réservent sans doute encore quelques surprises de taille), c’est l’ignorance de ce qu’elles sont comme sociétés c’est-à-dire comme totalités inscrites dans le mouvement de l’histoire. La liberté individuelle se paie finalement très cher quand elle débouche, comme c’est le cas aujourd’hui, sur l’insignifiance et l’impuissance.

Je voudrais pour terminer prendre un exemple de cette débâcle cognitive dans l’actualité récente. C’est d’ailleurs à partir de cette actualité que j’ai été amené à développer les réflexions que l’on vient de lire et plus précisément à partir d’un entretien avec Elisabeth Badinter publié par l’hebdomadaire Marianne du 3 février 2015, avec pour titre «  Je ne pardonne pas à la gauche d’avoir abandonné la laïcité ». Il s’agit, de la part d’Elisabeth Badinter d’une prise de position, plus que d’une analyse proprement dite. Mais par la manière même dont elle est formulée, elle témoigne du climat d’amnésie où sont plongés nos espaces publics médiatiques, indépendamment donc de la personnalité et des prises de position de l’auteure. La même observation pourrait d’ailleurs s’appliquer à l’entente implicite du fait religieux dans son ensemble révélée par la réaction majoritaire aux attentats de janvier.

Dans un cas comme dans l’autre on semblait « débattre » de la religion et de la laïcité comme si aucune avancée significative dans la compréhension de ces phénomènes n’avait eu lieu, parfois depuis le 19ème siècle. Dans ces « débats » aussi, on avait enterré un célèbre caricaturiste, Gustave Flaubert et sa caricature (Madame Bovary) du laïcard bête et méchant que personnifiait l’autrefois célèbre pharmacien Homais. Cet exemple témoignait également non seulement des ravages du présentisme -forme particulièrement pernicieuse de la détotalisation puisqu’ elle  s’en prend à la totalisation du temps que la condition historique avait fait surgir comme un ingrédient central de cette condition- mais aussi de la totalisation paradoxale sur laquelle elle débouche : un bouclage total du présent et de l’actualité sur elle-même qui est aujourd’hui notre vraie prison mentale.

Je passe sur l’histoire non pas de la religion mais du concept de religion qui de Marx à Gauchet, en passant par Durkheim, Weber, Troeltsch, Eliade, etc …  aurait dû au minimum quelque peu percoler dans la conscience collective. Eh bien, non, c’est comme si tout était à recommencer. Comme si nos contemporains circulaient, hagards et effarés, dans un espace sans carte, ni boussole, ni GPS, et sans rien comprendre à ce qui leur arrivait.  Quant à la laïcité son concept avait été abondamment enrichi à la fin du 20ème siècle par une série de travaux décisifs. Le noyau central en avait été isolé : la laïcité, c’est la forme neutre nécessairement associée à la religion dans la démocratie. Telle était, avait-on pu montrer, l’étape finale où se retrouvaient toutes les nations  européennes après avoir cheminé pendant cent ans en empruntant des parcours très divers. On avait ainsi pu distinguer un parcours propre aux pays protestants, relevant plutôt de la sécularisation et un parcours propre aux pays catholiques relevant plutôt de la laïcisation. J’avais personnellement tenté d’apporter ma contribution à l’entreprise en faisant remarquer le caractère assez particulier du « cas » belge, un cas résultant curieusement de l’amalgame d’éléments issus pour les uns de la sécularisation et pour les autres de la laïcisation.

Tous ces travaux comparatifs permettaient ainsi de saisir à la fois le caractère général de l’idée de laïcité d’une part, la spécificité de la laïcité à la française d’autre part. Dans un livre bilan de 1998, La religion dans la démocratie, Marcel Gauchet avait posé le problème avec une acuité sans précédent. Si en France, démontrait-il, la question laïque a occupé la première place et a joué un rôle matriciel c’est que « La tension séparatrice avec l’Eglise a été le levier qui a le plus contribué à élever l’Etat sur le pavois. Le partage n’a été possible, en effet, que moyennant l’attribution à la puissance temporelle d’un principe de suprématie spirituelle ». Ajoutons à quel point, par ricochet, cette analyse éclairait aussi notre histoire nationale : au moment où la République s’affirmait en France comme principe d’unité collective, notre histoire débouchait sur les fameux « piliers » dont nous sommes encore loin d’être sortis même s’ils semblent, eux aussi, s’être quelque peu perdus dans l’oubli.

Il faudrait encore montrer, mais ce sera l’objet d’un autre article, à quel point et le livre récent d’Éric Zemmour et la réception qui a accompagné sa sortie s’inscrivent dans cette absolutisation du présent. Mais on n’est plus ici dans un cercle restreint de chercheurs dont les ouvrages se diffusent à quelques milliers, au mieux quelques dizaine de milliers d’exemplaires. C’est à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires que l’ouvrage s’est vendu. Indépendamment de l’orientation idéologique de l’auteur, dont on perçoit mal ce qu’on peut lui reprocher, sinon qu’elle n’est pas celle que l’on partage, reproche donc sans beaucoup de consistance à l’âge de la tolérance vis-à-vis des opinions adverses, ce qui m’a frappé dans l’ouvrage c’est l’absence totale dans ce livre de tout ce que nous avons appris en deux cents ans sur la façon dont s’écrit l’histoire, et ce n’est pas rien. Bref, c’est comme si avec Zemmour, et plus généralement avec le journalisme présentiste à la barre de notre navire, nous étions revenus au temps des chroniques médiévales. L’inquiétude profonde de la population, dont témoigne à lui seul le succès du livre, trouve ainsi une réponse tout aussi inquiétante. Peut-être après tout sommes-nous réellement devenus « post-modernes », ou peut-être, comme le préconisent les utopies transhumanistes,  « post-humains ».

 Jean-Marie Lacrosse


(1) Enquête sur un crime symbolique in Recherches en communication, numéro 2, 1994.

(2) Voir son exposé dans Le débat n°104, septembre-octobre 1999

(3) Il faut lire à ce propos le texte de Ludivine Bantigny , Conformisme et tradition sur Mediapart du 7 octobre 2014. On peut y mesurer jusqu’où peut aller la mauvaise foi et l’aveuglement volontaire.

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