Nous qui sommes trois. A propos de « Nous qui sommes cent » de Jonas Hassen Khemiri

pro j 17

Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et publié dans Pro J, n°17,  mars-mai 2016.
Version légèrement remaniée.

Le Théâtre National et la troupe Fluorescence Collective nous ont récemment proposé la dernière pièce « Nous qui sommes cent » d’un jeune auteur suédois, Jonas Hassen Khemiri. Né en 1978 d’un père tunisien et d’une mère suédoise, vivant à Stockholm, Khemiri est l’auteur à 38 ans de trois romans et six pièces de théâtre dont les plus célèbres ont été en leur temps traduit et mise en scène en français : « Montecore, un tigre unique » (2006, traduit en 2008) pour le roman, « Invasion » (2006, première mise en scène française en 2007) pour le théâtre. « Invasion » a été présentée simultanément à Bruxelles en janvier 2012 dans deux mises en scène différentes par le Théâtre Varia et le Théâtre de Poche. La pièce est décrite à cette occasion comme « un joyeux portrait au vitriol de notre société de plus en plus plongée dans le racisme ordinaire », en ces temps « troublés par de fausses réflexions sur l’identité nationale ». Deux « jeunes des cités », comme on dit en France, s’y inventent un personnage imaginaire, Abulkasem (le « père du témoin » en arabe, un personnage que l’auteur a trouvé chez un écrivain suédois de la fin du 18ème siècle) qui constitue pour eux une sorte de modèle ou de projection identificatoire.

L’auteur a donc bâti sa renommée sur les thèmes qui ont « envahi » la vie publique depuis une trentaine d’années : immigration, racisme, xénophobie, populisme, thèmes qui divisent fortement les opinions publiques, à droite d’abord puis plus récemment à gauche. Et il ne fait pas mystère de l’arrière-fond autobiographique de ces histoires. Or justement « Nous qui sommes cent » tranche complètement avec la veine développée jusque-là par l’auteur. Il n’y est plus question ni de nation, ni d’immigration, sinon de façon tout à fait marginale. Il s’agit d’une femme à l’aube de la mort qui ressasse entre exaltation et mélancolie les événements de sa vie. Le texte est de part en part un monologue intérieur, un genre inauguré au 17ème siècle dans La Princesse de Clèves et théorisé au 20ème par Edouard Dujardin. Ce flux ininterrompu de souvenirs, pensées, images, sentiments, sensations sans organisation apparente a pris une dimension relativement importante dans le roman à partir du 19ème siècle et fait bien sûr penser à la technique psychanalytique de la libre association . Le problème que doit affronter Khemiri après quelques autres n’est pas simple : comment transposer au théâtre ce procédé romanesque d’accès à l’intériorité psychologique alors que par définition le théâtre relève d’une essentielle extériorité, il est par excellence un art expressif.

La technique utilisée par l’auteur consiste à faire incarner ce moi unique par trois actrices d’âges différents, une jeune, une « adulte » et une vieille, qu’il désigne simplement par les nombres 1, 2 et 3. Le spectateur qui ne serait pas au courant de ce procédé scénographique est censé le découvrir assez rapidement, grâce à quelques artifices simples comme les vêtements et les coiffures identiques que portent les trois actrices lors de leur apparition. Car l’explicitation théorique ne viendra qu’à la moitié de la pièce, quand l’actrice incarnant le moi adulte explique, lors d’une conférence qu’elle donne sur la prophylaxie dentaire, qu’elle vient d’être victime d’une facétie de son jeune moi. « – Merci beaucoup de m’avoir invité, si vous vous posez des questions sur ce que nous venons de voir, ce premier extrait était un petit bonjour de mon jeune moi. Elle aurait aimé être là aujourd’hui pour être témoin de cette étape importante dans ma carrière ». En fait, le jeune moi en question a substitué des images pornographiques aux powerpoints de la conférencière. Cet incident donne lieu à un dialogue avec les participants à la conférence : -Une participante : « oui je me demandais une chose… pourquoi n’avez-vous pas, vous, une – hum en tout cas jusqu’à aujourd’hui – une chercheuse reconnue en pleine carrière, laissé votre jeune moi derrière vous ? -Le moi adulte : bah. C’est une question difficile. Je ne sais trop quoi vous répondre ».

En matière de théorie on pense donc assez spontanément à une école de psychothérapie née à la fin des années 1950, très populaire dans la seconde moitié du 20ème siècle, que son fondateur Eric Berne, un psychiatre américain (1910-1970) a nommé l’analyse transactionnelle. La structure du psychisme humain repose selon celle-ci sur trois « états du moi » engagés dans une sorte de transaction permanente, à la fois dans le rapport à soi et dans le rapport aux autres. Son ouvrage le plus célèbre « Games people play » (1964) a été malencontreusement traduit en français « Des jeux et des hommes » (à ne pas confondre avec Les jeux et les hommes de Roger Caillois (1958), un classique de la sociologie française avec lequel il n’a pas grand-chose à voir). L’idée que les relations inter et intra-individuelles reposent sur des transactions croisées entre une instance parentale, une instance adulte et une instance infantile éclaire certainement beaucoup de situations existentielles. Elle élargit en même temps qu’elle simplifie et vulgarise la cartographie du moi proposée par Freud dans sa deuxième topique (ça, moi, surmoi). Mais elle participe en même temps du tournant pragmatiste et relationnel opéré par la psychothérapie à partir du début des années 1960, avec quelques autres courants majeurs, tous issus des Etats-Unis. On peut ainsi citer la Gestalt Therapy de Fritz Perls (1893-1970) et la Client-Centered Therapy de Carl Rogers (1902-1987). Un tournant qui se confirmera et s’accentuera dans les décennies suivantes avec le courant systémique et le célèbre Changes de Paul Watzlawick (1921-2007).

Il faut cependant rester prudent dans l’usage de ces références : par exemple, l’auteur, même s’il en laisse apparaître certains traits, n’attribue pas explicitement un caractère parental à l’état du moi le plus âgé. Peut-être veut-il seulement s’approprier cette idée-clef de la pensée freudienne : loin qu’il disparaisse, l’enfant que nous avons été reste présent en nous jusqu’à notre dernier souffle.

La révolution anthropologique du 17ème siècle

Quelle est la tâche que l’on peut ici attendre de la critique ? Précisons tout d’abord que la critique au sens où on l’entend ne consiste pas à donner un avis personnel et particulier sur une production littéraire ou théâtrale. Il s’agit en fait de tout autre chose. Je rappelle la définition qu’en proposait Marcel Gauchet dans son Essai de psychologie contemporaine : « Critiquer un livre, c’est rendre lisible la place de ce livre au sein d’un ensemble ou d’un mouvement, c’est définir le cadre dans lequel il s’inscrit, situer ce par rapport à quoi il apporte quelque chose, reconstituer ce en regard de quoi il compte ou ne compte pas ». Envisagée de cette façon, la question « critique » est donc de savoir si la forme tripartite de la personnalité que configure le scénario est bien la même que celle que mettent en évidence les discours et les images de ce même scénario. Et plus largement si les tentatives de modélisation du psychisme humain qui s’inscrivent dans le sillage des topiques freudiennes sont encore susceptibles de s’appliquer à la personnalité contemporaine, celle précisément qui se dévoile à travers le scénario.

L’hypothèse d’un changement structurel de la personnalité n’est pas neuve. Elle a été formulée dès la fin des années 1970 par des auteurs comme Christopher Lasch et Gilles Lipovetsky avant d’alimenter l’idée que son avènement s’inscrivait dans une véritable « mutation anthropologique », dont cependant une définition convaincante peine à s’imposer. Pour des raisons qui sont sans doute largement liées à cette mutation même. Si l’un des traits marquants de cette nouvelle personnalité est de se vivre comme sortie de l’histoire, hors histoire ou après l’histoire comme le suggérait le regretté Philippe Muray, on comprend aisément qu’il lui soit difficile voire impossible de se réfléchir à partir de sa place dans une histoire commune et qu’elle tende à s’auto-naturaliser. Pourtant ce n’est qu’en reconstruisant une perspective historique que cette étape nouvelle du moi peut s’appréhender dans sa singularité.

L’événement déclencheur de cette histoire, c’est sans doute la révolution scientifique moderne (souvent dite galiléenne), qui marque la décennie 1620-1630. Elle impose l’idée d’une séparation de la représentation et de la réalité. La réalité n’est pas directement accessible à la conscience. Elle ne s’appréhende qu’à l’aide de modèles et d’instruments comme exemplairement le télescope et le microscope. La connaissance était jusque-là passive, objective et directe. Elle devient active, subjective et indirecte. On peut même remonter un peu plus haut dans le temps : en 1604, Kepler se demande comment l’image qui se forme sur la rétine au fond de l’œil, au débouché du nerf optique, peut pénétrer dans le nerf et, colorée et lumineuse, cheminer dans un conduit aussi obscur et aussi tortueux. Avec Kepler, conclut Gérard Simon, un historien de la science, « l’âme devient sujet ». L’optique est une discipline charnière, à la fois science de la matière et science humaine, science de la vision. Elle fait ressortir la dualité du processus optique physique et du processus de saisie de cette image par l’âme : ce sont deux opérations différentes, une physique, l’autre psychique. La connaissance moderne devient ainsi problématique puisqu’on a pris conscience que l’objet ne s’imprime pas directement dans l’âme.

C’est à partir de cette révolution épistémologique « cartésienne »,  que  s’impose l’idée d’un homme intérieur, fermé sur lui-même, là où « l’âme » était censée ouvrir directement l’accès à un autre monde invisible, de l’ordre d’une surnature. Ce rapport primordial à soi, Pascal le premier nommera le moi, un moi appréhendé dans un premier temps comme méprisable et haïssable, à l’intérieur d’une géométrie de l’âme entièrement renouvelée : la grandeur de l’homme n’est plus le fait de ceux qui, comme chez Platon, parviennent à s’extraire de la caverne des apparences sensibles pour rejoindre le ciel des intelligibles. Car « qui veut faire l’ange fait la bête » et « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connait pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (Fragment 146, Sellier).

Si cette révolution anthropologique de l’âge classique a une source épistémologique, comme je l’ai exposé plus haut, elle en a aussi une d’ordre théologique : la théologie augustinienne du péché originel qui sépare radicalement l’humain du divin. Pour l’homme déchu d’après le péché originel, Dieu est lointain, il se cache et choisit parmi ses fidèles ceux à qui il donne la faculté de s’élever au-dessus d’eux-mêmes. La Rochefoucauld formule la même idée mais de façon « laïque » : « S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes » (Maxime 69). Augustinisme et cartésianisme (1) sont donc bien les deux mamelles de ce tournant anthropologique majeur dont nous sommes les héritiers directs. La condition de l’homme est d’être sans cesse tiraillé entre des désirs contradictoires, traversé de penchants sans suite logique : « Condition de l’homme. Inconstance, ennui, inquiétude » (Fragment 58, Sellier). « Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés » (Fragment 20, Sellier). « L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables » (Fragment 19, Sellier).

Pour Pascal, seule la religion peut apaiser ces tourments : « Si l’homme n’est pas fait pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ? » (Fragment 18, Sellier). Mais rien dans le monde d’après la révolution scientifique moderne ne semble y conduire. Seulement la foi que justifie le fameux pari. « Cela ôte tout parti : partout où est l’infini et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer. Il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant » (Fragment 680, Sellier). Le diagnostic est partout le même mais il ne débouche pas sur les mêmes conclusions. Si La Rochefoucauld constate l’enfermement du cœur humain dans l’amour de soi, il efface de ses maximes toute référence théologique : « L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toute chose pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, il les rendrait tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ;  il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre » (Maximes supprimées 1).

Les topiques freudiennes qui restent, quoiqu’on en dise, notre référence centrale en matière de théorie du psychisme, s’inscrivent dans cette filiation. Le ça freudien est bien le fils direct de l’amour-propre des augustiniens du 17ème siècle : il est mû par des pulsions aveugles que régit le seul principe de plaisir et la quête illimitée de satisfactions. Mais ce ça pulsionnel se heurte à un principe de réalité qui, sans se départir de cet amour-propre, instaure une sorte de distance à soi que Freud nomme le moi. Et il est barré par un surmoi civilisateur qui fait passer à l’intérieur du moi l’instance interdictrice de la loi qui fait de nous des êtres pour la société. On le voit, chez Freud, l’horizon n’est plus religieux mais civilisateur. Le surmoi est ce qui se saisit de notre psyché pour la sortir d’elle-même, au point dans certaines pathologies de la tyranniser voire même de la détruire. Il s’inscrit ainsi dans la lignée de la glorieuse époque des Lumières et des concepts qu’elle a forgés : conscience, volonté, citoyenneté. Mais, à la différence de l’optimisme à la fois libéral et citoyen du 18ème siècle, que justifie la victoire de la raison sur les « superstitions », le compromis entre l’intériorité psychologique autocentrée et les impératifs de l’extériorité sociale est tout sauf pacifique et harmonieux. Il est fait de frustrations et de refoulements qui rendent indépassable le fameux « malaise dans la civilisation ».

La mutation anthropologique du 21ème siècle

On a cependant affaire là à une structure de la personnalité qui continue d’articuler l’individuel et le collectif sur base d’une identification au collectif d’une part au moins de l’individu : cette identification intérieure au collectif, si elle ne participe plus d’une surnature, n’en demeure pas moins un surmoi. Mais là où Freud pensait avoir découvert une organisation psychique transhistorique, relevant de la nature humaine, de plus en plus de psychanalystes s’accordent à y reconnaître une formation historique transitoire qui n’aura été qu’un moment singulier de l’intériorité psychologique. Charles Melman, Jean-Pierre Lebrun et bien d’autres, notent ainsi l’avènement d’une « nouvelle économie psychique » caractérisée par une immédiateté effusive et chaleureuse avec soi, oublieuse des conditions et des médiations sociales qui la rendent possible. Le trait structurel primordial de cette psychologie me semble être la priorité absolue accordée au rapport à soi sur le rapport à l’extérieur. Elle est donc aux antipodes et en rupture complète (ce qui justifie de parler de mutation anthropologique) avec l’organisation de la personnalité qui a prévalu depuis l’origine de l’humanité et qui reposait depuis toujours sur un primat du collectif et une identification mobilisatrice de l’individu au collectif. Non pas que les autres, la société, le monde environnant aient disparu. Mais cette appartenance à une collectivité ne structure plus le psychisme comme elle l’a fait millénairement.

Les nombreuses manifestations de cette nouvelle organisation psychique ne sont évidemment pas passées inaperçues. On pourrait même dire qu’elles saturent toute l’expérience contemporaine de notre rapport à nous-même, aux autres et au monde en général. Dans ces manifestations, les représentations, tout ce que nous appelons les « rêves », ont complètement pris le pas sur la réalité : on le voit dans l’explosion de la pornographie, des séries télévisées, des jeux vidéo où c’est bien la représentation qui est recherchée pour le plaisir qu’elle procure à ses adeptes. Il faut citer aussi la fortune du mot « addiction » mis aujourd’hui à toutes les sauces, dont il est difficile de ne pas voir le lien qu’il entretient avec l’adhérence à soi que produit ce nouvel individualisme. Mais, si ces manifestations ont bel et bien été enregistrées, l’interprétation qu’il convient d’en donner reste confuse et incertaine. Les causes de cette nouvelle psychologie sont-elles à chercher dans la psychologie elle-même ? C’est l’hypothèse que privilégient en général les médias qui déchiffrent dans la politique des « batailles d’egos », dans le football des « égos surdimensionnés », dans les relations de travail et de couple des « pervers narcissiques » qu’il faut impitoyablement traquer. Précisons le propos : il  y a bien sûr des individus narcissiques, égoïstes, vaniteux, harceleurs, etc… Et on n’a pas attendu le 17ème siècle et les maximes de La Rochefoucauld pour constater l’amour tout-puissant de soi qui travaille le cœur humain, y compris dans ses mouvements les plus généreux et désintéressés.

Mais le paysage qui nous est donné à voir ici ne relève pas de la psychologie individuelle. Il coïncide étroitement avec un remaniement en profondeur de l’articulation entre l’être-soi et l’être-ensemble. L’avènement des droits de l’homme, qui sont devenus notre idéal suprême depuis la fin des années 1970, est seul à même de rendre compte d’une telle métamorphose. Ce n’est pas seulement l’identification au collectif qui s’est dissoute, il y a substitution d’une autre identification à celle-ci, remplacement par l’identification de l’individu à son statut de droit. C’est proprement ce qui consomme la rupture et c’est ce qui justifie de parler d’une psychologie de l’individu de droit, notion qui autrement pourrait paraître remarquablement arbitraire. Jusqu’alors en effet, le droit, entendons le droit au sens des droits fondamentaux, le droit du légitime, le droit était resté essentiellement extérieur à l’expérience personnelle. Si grand que pouvait être son rôle dans la sphère extérieure, le droit restait de l’ordre d’une référence intellectuelle abstraite ou d’un outil social par rapport à un domaine de l’intériorité qui semblait lui être entièrement étranger. Ici, non seulement le droit entre dans l’idée de soi, dans le rapport immédiat de soi à soi, mais il en devient constitutif. Il faut parler d’un soi par le droit, d’un soi advenant sur le terrain ou sur la base du droit. Lequel ouvre un espace qui est justement celui de cette saisie directe de soi par soi. Formulons-le autrement : dans le régime précédent d’articulation au collectif, ce qui me passait par la tête était d’emblée, via l’inconscient bien sûr, passé au crible de la place qu’il était susceptible d’occuper dans le mouvement d’ensemble des idées et des représentations. Dans celui qui prévaut aujourd’hui, tout ce qui me passe par la tête, fantasmes, idées, rêves…, est d’emblée légitimé par cette incorporation du droit pour autant qu’il n’empiète pas sur le droit des autres à leurs idées et à leurs fantasmes, ce qui justifie de parler d’une immédiateté de soi à soi.

Un moi dissocié

Revenons à Jonas Khemiri. Est-il conscient de mettre en scène dans cette pièce une figure historique du moi, assez éloignée, il faut bien le constater, de celle théorisée par Freud ? Peut-être la question est-elle finalement sans importance. Car il apparaît assez clairement que le centre de gravité du moi qu’il dessine est la dissociation et non le conflit qui était au cœur de la réflexion psychanalytique. La conflictualité entre les trois états du moi est ici de l’ordre de la chamaillerie plus que du conflit structurant que générait la tension entre le dedans pulsionnel et les réquisitions intériorisées du dehors, qu’elles relèvent du principe de réalité ou des impératifs de la civilisation. Les aspirations à se dépasser que ressent l’héroïne viennent, elles aussi, de l’intérieur. Elles prennent la forme de rêves exotiques, d’autant plus puissants qu’ils risquent moins de déboucher sur la réalité. Ce qui domine dans ce psychisme liquide et chaotique, c’est bien la dissociation : dissociation et séparation vis-à-vis du monde, des autres et finalement de ce soi qui s’avère insaisissable et tout entier occupé à s’échapper de lui-même. Voici un extrait significatif :

1

Maintenant, on peut arrêter ces putain de recherches dentaires à la con et commencer à se consacrer à des choses plus importantes ?

2

Comme quoi ?

1

Comme genre un tout petit truc qui s’appelle le génocide au Darfour ? Ou le droit aux soins des sans-papiers ? Ou…

3 (l’interrompt)

S’il te plaît, toi qui est si engagée.

2

Tu pourrais pas nous expliquer ce qui se passe réellement au Darfour ? Qui tue qui, en fait?

1 (incertaine)

Ben, en fait, c’est un dirigeant vraiment méchant qui s’appelle genre…. Du coup, j’ai oublié son nom, juste parce que vous me le demandez… mais, en tout cas, en collaboration avec genre… l’OTAN, il a ordonné un nettoyage ethnique anti… tutsi et hutsi.

3

Pourquoi ?

1

Ça a rapport avec ce truc, là, entre les chiites et les sunnites. L’Islam. Mais au départ, c’est la faute du colonialisme et du capitalisme.

3 (ironique)

Tu as bien étudié depuis la dernière fois.

C’est donc bien d’identité qu’il est question ici. Un mot entre parenthèses qui jusqu’à ces dernières années était marginal dans le vocabulaire des sciences sociales tant il semblait purement tautologique. Eh bien cette tautologie apparente recouvre désormais tout le domaine de son ombre tutélaire. La question que pose ce scénario mais qu’évitent soigneusement d’expliciter les discours et les commentaires qui l’entourent, par peur sans doute de troubler le sommeil enchanté de l’identité multiple et plurielle, est bien celle-ci : cela peut déjà coûter très cher d’être trois, mais alors, être cent… Voilà qui dépasse sans doute les capacités de nos misérables « économies psychiques », en tout cas celles de la plupart d’entre nous. Mais ici, comme dans les crises économiques et financières, le secret de polichinelle est bien gardé, l’horizon est limpide, le soleil radieux d’une nouvelle aube ne va pas tarder à se lever. Comme le crie pathétiquement le moi vieillissant du personnage : « Il n’est jamais trop tard pour des gens comme nous. Souvenez-vous-en ! Avant d’abandonner, souvenez-vous que la dernière heure ne sonne jamais et que personne ne peut être plus nombreux que nous, my hair is black  and black is black and… ». Le commentaire des actrices sur leur personnage semble d’ailleurs tout autant faire fi du caractère problématique de cette identité multiple : « On n’est jamais totalement une seule chose et on peut passer dans sa vie par des moments où on a envie de tout balancer et de partir vivre dans un autre pays, et puis par d’autres moments où on a envie de construire… Je ne veux pas me laisser enfermer dans un seul de ces trois personnages ». Ou : « C’était important d’avoir rêvé à la fois d’être une femme au foyer modèle et d’aller sauver des enfants en Ouganda. Il ne faut pas abandonner le combat de vouloir mener tous ces rêves de front. Quelque part, cette pièce nous dit de ne pas nous laisser enfermer dans une seule voie. En fait, même les rêves qu’on a perdus, c’était chouette de les avoir rêvés ».

Si l’on veut avoir une chance de sortir de cette douce béatitude, peut-être faudrait-il commencer à prendre en compte que ce moi liquide et fuyant ne représente qu’une des faces de la réalité psychique contemporaine. L’autre face est celle d’un moi d’une solidité à toute épreuve, arc-bouté sur ses droits individuels et son identification à lui-même au prix d’un intenable solipsisme, un solipsisme paradoxal puisqu’il ne peut vivre autrement qu’hyper connecté. Derrière les images paradisiaques d’une identité en forme d’archipel tropical où le moi vogue sans peine ni souci d’un îlot à l’autre, se cache une forteresse imprenable, un bastion sans faille ni brèche. On disait jadis « sous les pavés, la plage ». Il faudrait plutôt dire aujourd’hui « sous la plage, les pavés ».

On peut cependant considérer qu’avec cette pièce, Jonas Khemiri a fait la moitié du chemin. Ses pièces antérieures, comme cette « Invasion » que j’ai évoquée plus haut, s’emboîtaient parfaitement dans le multiculturalisme ambiant qui pousse à déchiffrer dans l’époque actuelle « de fausses réflexions sur l’identité nationale », dans une société « de plus en plus plongée dans le racisme ordinaire ». La fortune récente du mot identité est d’ailleurs en réalité le strict corrélat de la vision individualiste dominante. Elle vise à prolonger les droits des individus dans le droit de chacun à sa propre culture. Elle débouche et ne peut déboucher que sur des dialogues de sourds puisque l’identité en question est clouée au pilori lorsqu’il s’agit de l’identité majoritaire « nationale », qui prétend se défendre et se nourrit du fantasme de sa propre mort, tandis que les identités minoritaires (de culture, de genre, de préférence sexuelle, etc.) sont revendiquées haut et fort, en tant évidemment, selon la vulgate de la lutte des classes, qu’elles sont minoritaires et dominées (ou même qu’elles ont été dominées dans un passé qui s’étend de plus en plus loin). Le glissement qu’a opéré Khemiri de cette idéologie, issue de ce que Jean-Pierre Le Goff nomme le gauchisme culturel, vers la prise en compte d’un problème identitaire généralisé est donc hautement significatif. Il lui reste à considérer, avec tout le talent dont il dispose, l’ancrage de cette question dans la conjoncture hyper individualiste que nous traversons et dans l’idéologie néolibérale qui n’en est que la traduction discursive, le multiculturalisme n’étant finalement qu’une des variantes possibles de cette idéologie.

Ce glissement thématique coïncide d’ailleurs avec un glissement dans l’opinion publique européenne et les préoccupations qui la travaillent. C’est le phénomène du djihadisme qui a révélé ce nouveau malaise dans la civilisation, bien différent de celui que Freud avait diagnostiqué en 1929. Il nous aura fallu patauger quelque temps avant que le phénomène ne soit clairement identifié grâce aux remarquables enquêtes de quelques auteurs-clés (2) et à l’analyse qu’en propose David Le Breton. A l’adolescent qui cherche passionnément un ordre à l’incohérence éthique de ce monde, écrit-il, « on donne des réponses simples, sans nuances, sur les grandes questions de l’existence, là où justement nos sociétés ont perdu une part de leur capacité d’orientation anthropologique en livrant l’individu à une liberté sans limite mais difficile à assumer » (3). Dans un premier temps, on a pu tenir sur le phénomène en question deux positions finalement aussi fausses l’une que l’autre : tout cela ne concerne que l’Islam, nous n’avons rien à voir avec cette barbarie et, à l’opposé, tout cela n’a rien à voir avec l’Islam. Face à ces simplifications, l’expression du psychanalyste Fethi Benslama fait mouche : c’est en quelque sorte un « surmusulman » qui a pris la place du surmoi freudien, il s’agit bien d’Islam donc. Mais cette « radicalisation », ce grand bond en avant dans le fanatisme meurtrier, s’avère souvent être un choix purement personnel, opéré dans la solitude d’Internet, indépendant de tout endoctrinement ou manipulation et ses adeptes, pour une part non négligeable, se recrutent dans des milieux sociaux privilégiés et culturellement éloignés de l’Islam institutionnel. C’est arrivé près de chez nous en quelque sorte.

Ce visage soudain et inattendu de la crise européenne signale-t-il le retour et l’actualité de la problématique pascalienne ? Pour Pascal, rappelons les termes de son pari, seule la foi chrétienne pouvait assurer à l’homme de vivre un véritable destin en dépit de sa fragilité intrinsèque. Elle seule pouvait faire droit à la « grandeur de l’âme humaine » (Fragment 742, Sellier) dont il se sait et se sent le dépositaire obligé. Le thème de l’élection divine, thème central du calvinisme puis du jansénisme, qui a refait surface dans le djihadisme, est sans doute ce qui noue le plus étroitement les deux conjonctures. Un thème qui percute à nouveaux frais dans les conditions culturelles qui sont les nôtres aujourd’hui. D’une part, parce que la question de la contingence de notre être individuel prend une acuité extrême dans un monde où il est entendu qu’il faut savoir « se vendre » et se faire reconnaître pour exister. Un monde où notre place est à prendre, alors qu’elle nous était donnée dans l’ancien monde. Et un monde, d’autre part, dont les traits contrastent puissamment avec la chaleureuse « estime de soi » que nos parents ont tenté d’insuffler aux enfants du désir que nous sommes tous. « On commence à l’entrevoir, écrit Marcel Gauchet, nombre d’enfants du désir ne sauront jamais bien qui ils sont, ni ce qu’ils veulent. A des degrés divers, ils manqueront du pouvoir qui naît de se sentir absolument comptable de ses actes et de son sort, comme de l’assurance de leur unicité en même temps que de leur banalité -soit ces dimensions dont le faisceau complexe  constitue la personne (4)».

Mais à la différence du pari pascalien, c’est à l’extérieur de la tradition européenne que s’est édifiée cette offre spirituelle d’un nouveau type. Face à une telle menace, la réponse principale, me semble-t-il, ne peut en aucun cas être seulement ni d’abord militaire. La question est avant tout de savoir ce que nous pouvons offrir comme idéal mobilisateur dans la voie laïque et démocratique, on devrait même dire « socialiste », au sens originel du terme, que nous avons empruntée depuis deux siècles. Sur ce plan, ni le scepticisme postmoderne qui nous affaiblit intellectuellement, ni le droit-de-l’hommisme qui nous cuirasse moralement ne suffiront. Ne suffira pas non plus l’idéologie néolibérale et sa promesse juridico-technico-économique : plus de droit pour assurer la justice, plus de technique pour garantir la puissance et plus d’économie pour pérenniser la richesse. Sera sans doute requise une capacité inédite d’invention, de réflexion et de redéfinition en profondeur de ce que nous voulons être collectivement. Heureusement pour nous, européens, ce travail de réflexion et de redéfinition est profondément enraciné dans notre tradition depuis de nombreux siècles.

Jean-Marie Lacrosse

(1) Voir Henri Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au 17ème siècle, Vrin, 1978

(2) David Thomson, Les français jihadistes, Les Arènes, 2014. Fahrad Khosrokhavar, Quand Al-Qaïda parle, Grasset, 2006. Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise « djihadiste », Ivry, Editions de l’Atelier, 2015

(3) David Le Breton, Jeunesse et djihadisme, Le Débat, n°188, janvier-février 2016

(4) Marcel Gauchet, L’enfant du désir, Le débat n°132, novembre-décembre 2004

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