On n’échappe pas à la dualité ontologique. A propos de « Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité »

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Nous avons lu le petit livre de conversation de Marc Crommelinck et Jean-Pierre Lebrun (1) avec un préjugé plutôt favorable. Le dialogue neurosciences/psychanalyse nous paraissait préférable au combat héroïque d’un ancien champion et d’un outsider auquel il nous a parfois été donné d’assister au cours de ces trente dernières années. L’autisme, par exemple, a ainsi été le théâtre d’une bataille épique entre les tenants d’un dysfonctionnement neuronal d’une part et ceux d’une interaction pathogène avec la mère d’autre part. Avec un bon sens retrouvé, les auteurs s’entendent ici sur le caractère très probablement plurifactoriel de ce trouble, et plus généralement des troubles qui s’originent dans des stades très précoces de l’individuation psychique. « Il est aujourd’hui établi, suggère Jean-Pierre Lebrun -et cela sans pouvoir être généralisé à tous les cas d’autisme loin s’en faut- que ce sont des éléments de ce microniveau qui peuvent rendre difficiles l’audition, la perception, la parole, et en viennent à attaquer, voire empêcher, la constitution du lien précoce mère-nourrisson tellement importante pour la construction de la réalité psychique de l’enfant… A partir de là, mais sans que cela vaille comme explication finale, on peut alors rendre compte de la difficulté qu’il y a pour un enfant ainsi mis à mal, d’avoir accès au langage » (page 125).

Ajoutons incidemment qu’en déconstruisant « la raison » et en lui substituant quatre types de rationalité -la logique, la technique, l’éthique et la personne- la théorie de la médiation de Jean Gagnepain tire dans le même sens. Elle oblige à prendre en compte dans la psychogenèse des processus de nature très différente et à réévaluer également la part de l’inné et de l’acquis. La même remarque peut s’appliquer à toutes les connaissances récemment acquises sur le fonctionnement du cerveau qui exigent la mise en œuvre de ce modèle plurifactoriel et non réductionniste. Elles nous invitent toutes à sortir d’une opposition frontale, terme à terme, entre la psychanalyse -et les sciences humaines en général- d’un côté, les neurosciences -et les sciences de la nature en général- de l’autre.
En même temps cependant, on ne peut méconnaître ou ignorer la brutalité du tournant naturaliste pris par les dites sciences humaines depuis le début des années 1980. Voilà ainsi une discipline, la psychanalyse, qui pendant près d’un siècle s’est imposée en fer de lance de la redéfinition proprement moderne de l’humain et a marqué de son empreinte le champ tout entier de l’anthropologie, un titre auquel seule sans doute une autre discipline pourrait aujourd’hui prétendre, l’ethnologie, qui a, en quelques décennies, balayé l’idée même de « préhistoire ». Or, cette même discipline se voit battue en brèche depuis une quarantaine d’années, y compris dans le domaine qu’elle s’était le plus farouchement réservée, la psychopathologie, où les disciplines qu’elle avait détrônée autour de 1900 –comme la psychophysiologie- semblent à nouveau s’imposer.
Le retour en majesté de ces « naturwissenschaften », comme on les désignait alors, peut dès lors aisément faire croire à un séisme intellectuel d’une nature et d’une ampleur identique à celui qui a ébranlé la pensée européenne quatre siècles plus tôt, appelons-le le séisme galiléo-cartésien puisque nous savons tous que le fameux dualisme cartésien n’a pu émerger que dans le sillage de la révolution scientifique moderne des années 1620-1630. Tout l’enjeu de la réflexion contemporaine sur ces questions nous semble tenir dans ce dilemme : faut-il interpréter le tournant naturaliste opéré par les sciences humaines à partir des années 1980 comme un approfondissement et un parachèvement de la révolution scientifique moderne et de ses conséquences philosophiques ? C’est ce que nous pensons. Ou bien faut-il y voir une liquidation en bonne et due forme des derniers vestiges de dualité ontologique, liquidation étroitement liée, dans l’esprit de ses promoteurs, à la phase ultime de « sortie de la religion ».
C’est l’interprétation qui prévaut dans les médias et dans l’opinion. Ils avalisent sans hésitation les conclusions d’un neurologue californien, Antonio Damasio, promu au rang de star des médias, pour qui Descartes avait tort là où Spinoza avait raison en faisant du corps et de l’esprit des attributs de la même substance. Dans cette perspective, les seules divergences qui peuvent subsister sont méthodologiques et non ontologiques : elles concernent la méthode -réductionniste versus non réductionniste- mais en aucun cas la réalité même que l’on vise (« l’ontologie »). Ce que déclare très clairement Jean-Pierre Lebrun dès le premier chapitre du livre, « Quelle épistémologie pour les neurosciences ? » « J’insiste donc sur ce que je pense repérer, à partir de ce qui se joue entre neurosciences et psychanalyse, comme étant l’enjeu crucial de tout cela : savoir si notre société, qui doit aujourd’hui se remodeler sur le fonctionnement de la science -là où hier, elle l’était sur la religion- va le faire sur ce mode réductionniste ou pas ! Qu’elle doive adopter le monisme matérialiste plutôt que le dualisme et considérer comme périmé le modèle d’hier tel qu’il était transmis par la tradition est devenu évident (…) mais le tout est de savoir si elle va le faire en adoptant la voie réductionniste ou si, au contraire, elle va procéder à ce changement en donnant la place qu’il convient à ce que veut dire être un sujet humain parlant, un parlêtre comme aimait à la dire Lacan »(page 35).
Une fois le problème ainsi formulé, on peut d’un même mouvement -et sans contradiction apparente-, balayer la dualité ontologique et reconnaître l’héritage du tournant des années 1600-1650, un tournant que, pour éviter toute confusion, je me refuse désormais à nommer autrement que tournant galiléo-cartésien, marquant par là le caractère indéfectiblement solidaire des deux auteurs, l’apport de l’un ne pouvant se comprendre sans l’apport de l’autre. Descartes, dans « Les principes de la philosophie » (1644), interprète l’idée galiléenne selon laquelle « le monde est écrit en langage mathématique » par une formule qui est véritablement l’acte de naissance de la connaissance moderne : nous connaissons « par figures et par mouvements ». Ce qui laisse ouverte la question des figures et des mouvements en question, de leur nature même (de leur « ontologie »), de leur indétermination, de leur degré de certitude et d’incertitude, c’est-à-dire principalement de la béance du trou laissé dans ces figures et mouvements par la question de l’avenir, avenir de l’univers d’une part de l’humanité de l’autre par exemple.

Nommer ainsi les choses fait mieux apparaître la contradiction logique qui sous-tend ce développement de Marc Crommelinck : « … Malgré le caractère aporétique de ce dualisme, on doit aussi rappeler que le dualisme cartésien a eu des effets positifs sur le développement de la connaissance en général, car il fut certainement un des facteurs responsables de la naissance et de l’essor d’une science exacte des corps vivants, même s’il le fut sur le modèle très mécanistique du corps machine… En tout cas, Descartes a rendu possibles une physiologie et plus largement une biologie scientifique qui in fine ont alors pu s’appuyer sur les mêmes schémas de pensée que ceux de la physique naissante » (page 18).
Et comme cette « nouvelle philosophie de l’esprit » est vouée, selon ses adeptes, à redéfinir en profondeur les enjeux éducatifs, Entrées Libres, la revue de l’enseignement catholique francophone, pousse le bouchon un cran plus loin : « De Platon à Descartes, on a admis que l’esprit est une substance différente du corps. C’est le dualisme ontologique. Le pari cartésien a permis l’autonomie des sciences et tous les progrès technologiques qui en sont la conséquence. Dans un même temps, il a donné un statut à la pensée et a autorisé l’individu à se penser comme sujet. Cela a ouvert la voie à l’approche du sujet au singulier et, in fine, à la psychanalyse freudienne admise comme discipline scientifique. C’est ce dualisme cartésien que bousculent les neurosciences et leur monisme matérialiste. Cette unité indivisible de l’être est bien le noyau dur des neurosciences, qui considèrent que les états mentaux et comportementaux sont des propriétés de ces systèmes complexes que sont les cerveaux. » (2)
Il faudrait cependant que l’on m’explique par quelle ruse de l’histoire un schème mental qui a été à l’origine de pratiquement tout ce que la modernité a produit de singulier et d’exceptionnel peut ainsi être « bousculé » au nom même de la poursuite de cette modernité ? On retrouve d’ailleurs ici le problème récurrent qui mine la réflexion à l’ère postmoderne : la passion du futur et du nouveau génère un aveuglement quasi systématique sur les conditions de possibilité de l’innovation, nous y reviendrons car c’est bien là que réside le point aveugle, le trou noir de la pensée aujourd’hui.
Quand plus loin dans le livre, Jean-Pierre Lebrun réitère la même proposition, il ne fait pour lui aucun doute qu’elle s’inscrit dans la droite ligne des travaux de Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde et l’avènement de la démocratie : « Ce dualisme cartésien qu’il s’agit d’abandonner n’est d’ailleurs pas sans résonner avec la dualité humain-divin que nous sommes désormais contraints de quitter sous la houlette de ce que tu as appelé monisme matérialiste, et j’ajouterais volontiers que c’est donc bien aussi sous la poussée des découvertes des neurosciences, mais tout autant du remaniement épistémologique qu’elles impliquent, que nous sommes obligés de revoir notre copie en quelque sorte » (page 169).
C’est donc bien cette même absence de réflexion sur les conditions de possibilité du nouveau qui est à l’œuvre chez nos auteurs et plus largement dans le mainstream intellectuel contemporain. Relisons « Le désenchantement du monde » et en particulier la deuxième partie sur le christianisme et le développement occidental : les figures du sujet humain (pp.232-303) ne peuvent se comprendre qu’inscrites dans la filiation du sujet divin tout-puissant (pp.133-231). En d’autres termes, la révolution galiléo-cartésienne est inimaginable en dehors du cadre chrétien occidental. Ni les religions asiatiques, ni la raison grecque, ni même la version orientale du christianisme n’auraient pu engendrer un tel bouleversement de la connaissance d’abord, de la réalité ensuite. C’est dans la marmite de la théologie chrétienne que s’est mitonnée cette improbable synthèse contradictoire entre un schème d’origine païenne (l’incarnation) et un schème d’origine juive (un sujet divin séparé du monde qu’il a créé). Dès le concile de Chalcédoine, en 451 après Jésus-Christ, la christologie pose clairement le problème des deux natures en une seule personne. Voici la formule : « Un seul et même Christ doit être reconnu en deux natures sans confusion, sans altération, sans division, sans séparation, la différence des natures n’étant nullement supprimée par l’union mais les propriétés de l’une et de l’autre étant sauvegardées en une seule personne et une seule hypostase ».
Ce que l’on peut reprocher à Descartes est peut-être bien l’inverse exact de ce que lui reproche Damasio. Descartes était assez au fait de la nécessaire union de l’âme et du corps et de l’impossibilité de concevoir l’âme autrement qu’incarnée, d’où l’importance qu’il accorde à la question des passions. Ce qui lui échappait, c’était plutôt l’autre moitié de la doctrine : l’altérité radicale de ce sujet tout-puissant, ce tout-autre capable d’écrire le monde en langage mathématique à qui il attribue une transparence à lui-même et une substantialité à l’ancienne, que les pensées ultérieures de la subjectivité viendront démentir.
C’est là un des arguments que propose Vincent Descombes à l’appui de sa thèse en philosophie de l’esprit, « les théories se distinguent entre elles par leur ontologie : par exemple, la psychologie mentaliste donne à l’esprit la même structure ontologique qu’à la nature, car elle parle de changement d’état d’esprit comme elle parlerait d’un changement d’état de l’eau contenue dans la bouilloire. Autrement dit, ce n’est pas la logique qui tranche mais la métaphysique. Le fait qu’une théorie soit satisfaisante du point de vue de la forme logique (hypothético-déductive) ne suffit pas à l’imposer ni même à la rendre plausible. Le problème est de savoir si les modèles proposés par une théorie respectent les conditions ontologiques d’une description du mental : et ces conditions ontologiques doivent être fixées à titre de principe, donc par une démarche philosophique de la part du psychologue ou de l’anthropologue » (3).
Or, conclut Descombes de cette salutaire mise au point, si l’on regarde les choses sous cet angle, « derrière le dualisme cartésien il y a donc nécessairement du point de vue des catégories utilisées, un monisme métaphysique » puisque chez Descartes, « un seul système de concepts métaphysiques suffit à tous les besoins.(…) Si Descartes parle d’une différence réelle entre l’âme et le corps, c’est parce qu’il suppose qu’on peut concevoir ces deux choses comme séparées : l’une pourrait exister sans l’autre. C’est pourquoi il conclut que le sujet d’attribution des opérations mentales doit être considéré comme une substance à part entière » (4). On pourrait dire en boutade que Descartes est à moitié chrétien et à moitié grec ou qu’il est trop « cartésien », au sens que l’on donne aujourd’hui à ce qualificatif, pour accéder aux arcanes et aux paradoxes de la théologie chrétienne.
A la même époque que Descartes, Hobbes anticipe d’ailleurs la problématique kantienne des limites de la connaissance humaine : s’il avalise la formule cartésienne des « figures et mouvements », ses objections portent justement sur le résidu de « monisme métaphysique » qu’il décèle chez Descartes : nous n’avons, dit-il, aucune idée « de Dieu, de la substance et du moi ». Nous ne connaissons que « l’écorce et la surface des choses ». Il faut insister sur la coïncidence des avènements : en même temps que l’humanité découvre sa toute-puissance technique et scientifique, elle prend conscience des limites de sa connaissance de l’être même des choses et du monde. La révolution scientifique moderne dissocie radicalement l’être et le connaître, la réalité du monde et sa représentation subjective, mais ce n’est que peu à peu que cette dualité épistémique s’avèrera déboucher sur une dualité ontologique, fermant définitivement la porte à toute forme d’unité ontologique, qu’elle soit matérialiste ou spiritualiste. Et cela, même s’il convient de reconnaître que la solution kantienne distinguant phénomènes et noumènes, ne résout pas le problème de la conjonction de ce sujet humain radicalement invisible (sinon à travers ses productions) et détaché du cosmos d’une part, de la prise objective et redoutablement efficace qu’il s’assure sur le monde d’autre part. Enigme absolue à l’abri de laquelle seulement pourra s’élaborer la dualité ontologique. C’est parce que l’homme sait désormais que ses objets de connaissance ne sont que des productions et des extériorisations de son psychisme (ce qui ne veut pas dire qu’ils « n’existent pas » évidemment, ils existent autrement que dans les anciennes métaphysiques !) qu’il peut de mieux en mieux y distinguer les objets naturels et ceux qui ne sont pas dans la nature, appelons-les les artéfacts.
La dissociation épistémique opérée à l’origine débouche ainsi sur une dualité ontologique qui ne s’imposera définitivement qu’à la fin du 19ème siècle avec la distinction des « geisteswissenschaften » et des « naturwissenschaften » dont nos modernes « sciences humaines », sociologie, psychologie, linguistique, sont le fruit. Si ce processus de conquête de la dualité ontologique est si mal connu et compris aujourd’hui -au point de constituer le véritable point aveugle des sciences humaines-, c’est qu’il a été envisagé par ses instaurateurs eux-mêmes comme une question de méthode. Alors que, sous la différence de l’idéal méthodologique des sciences naturelles (expérimentation, formalisation, mathématisation) et de celui des sciences humaines (comprendre un phénomène en le situant dans l’histoire) se cache une question, plus vaste et plus profonde, d’ontologie du social. Ce que Durkheim expose, on en conviendra, de façon assez maladroite en marquant la différence radicale de son entreprise avec celle d’Auguste Comte, inventeur du mot sociologie, et ses émules : « Et pourtant la société n’est pas un organisme. (…) Entre l’organisme et la société il y a solution de continuité. (…) S’il en est ainsi la sociologie n’est pas un simple prolongement et comme le dernier chapitre de la biologie » (ce qu’elle était chez Auguste Comte dans son système général des sciences).
L’essentiel est pourtant bien dit dans cette citation de Durkheim : la sociologie ne peut éclore comme discipline à part entière que par une désorganicisation du social, de même que la psychologie suppose une dénaturalisation du psychisme qui conduisent à reconnaître pleinement le pluralisme ontologique, c’est-à-dire l’existence de niveaux de réalité qui ne peuvent se recomposer en un ensemble homogène. Tel est, me semble-t-il, le sens qu’il s’agit de donner à la fameuse formule durkheimienne « expliquer le social par le social », qui possède son équivalent implicite chez Freud « expliquer le psychique par le psychique ».
Voilà me semble-t-il en quoi nous sommes pour longtemps encore, pour toujours sans doute, héritiers du dualisme cartésien. Même si bien sûr, sur un plan anthropologique, il nous est impossible de concevoir ce dualisme de l’esprit et du corps comme celui de deux substances, l’une machinique, l’autre cogitante et quasi-angélique. Toute la suite de l’histoire de l’anthropologie a précisément consisté à opérer une conjonction entre ces deux « substances », conjonction placée sous le signe de l’affect et dont la pensée freudienne est en quelque sorte l’aboutissement. Mais un aboutissement temporaire et voué à être progressivement dépassé, c’est bien ce que souligne également Marcel Gauchet dans son « Essai de psychologie contemporaine » : « Freud critique l’égalité établie entre esprit et conscience. Mais il semble admettre que l’égalité continue de valoir entre pensée et conscience. Tout au plus admettra-t-on qu’il y a des infiltrations de l’inconscient au sein de la pensée, mais la pensée comme telle est réputée échapper à l’inconscience. Le pas supplémentaire qui est aujourd’hui à l’ordre du jour consistera à placer la marche de la pensée sous le signe de l’inconscient, de l’articulation dynamique entre conscient et inconscient pour mieux dire, et, d’autre part, à mettre l’affect au centre de ce fonctionnement » (5).
En tentant de ramener la question ontologique à une question méthodologique, nos auteurs s’interdisent d’ailleurs d’accéder à cette dimension d’autoproduction artificielle de l’humanité. Si cette tentative d’interdisciplinarité laisse finalement le lecteur sur sa faim, malgré les indéniables compétences des auteurs, chacun dans son domaine concerné, c’est qu’en se focalisant sur les questions du comment et du pourquoi et cela dans leur dimension quasi exclusivement physiologique ou psychophysiologique, ils laissent peu de place à la question du quoi. La question du lecteur attentif revient après chacun des chapitres : chapitre 2, le concept d’émergence, mais émergence de quoi ? chapitre 3, les causalités, ascendante et descendante, mais descendante d’où et de quoi ? Très peu d’histoire, très peu de politique, très peu de société dans ce livre sinon occasionnelles et comme surgies de l’extérieur du propos principal des auteurs et du fil rouge de leur discussion.
C’est en réalité tout le domaine de l’exceptionnalité humaine qui risque de passer à la trappe si l’on accepte ces raccourcis simplificateurs auxquels les médias et une partie de la réflexion académique nous ont habitués depuis quarante ans. Un domaine qui avait pourtant, dans les parages de 1900, trouvé son concept unificateur : le symbolique ou, mieux encore peut-être, le politique entendu comme « institution symbolique du social ». Le paradigme structuraliste avait décanté après avoir hésité entre deux thèses alternatives : soit poser les règles et les représentations comme des structures mentales, physiquement présentes dans l’organisme, soit définir l’esprit objectif comme un esprit social, « un ordre de sens présupposé par toute manifestation d’intelligence de la part d’un sujet » (…) « l’esprit est présent dans ses phénomènes, donc dans le monde, dans les pratiques symboliques » selon la définition qu’en propose Vincent Descombes dans « La Denrée mentale » et, ajoute-t-il, il n’y a littéralement dans les têtes des gens « que les conditions personnelles, donc physiques (physiologiques) d’une participation à ces pratiques et à ces institutions » (6).
Que la nature même de cette denrée mentale, fruit d’une dialectique extériorisation/intériorisation, demeure profondément énigmatique, nul ne songe à le nier. Comment faire tenir ensemble les propriétés de cet être qui est à la fois intentionnel et impersonnel, holiste et individualiste, c’est bien le défi que se proposait de relever le concept de symbolique, qui l’avait emporté au terme, apprend tout étudiant en première année de sociologie, d’un match épique entre Gabriel Tarde et Emile Durkheim, finalement remporté par le second.

Il faut bien avouer que ce nouvel épisode « impérialiste » des sciences exactes et l’installation sournoise d’un paradigme naturaliste a quelque chose de profondément déroutant pour les sciences de l’homme. Il avait eu son heure de gloire dans la deuxième moitié du 19ème siècle avec l’ambition positiviste de faire jouer à « la science » le rôle autrefois dévolu à la religion et à la philosophie. C’est la pratique intensive des sciences elles-mêmes qui avait dégonflé cette baudruche et dégrisé les scientifiques eux-mêmes sur la portée de leur entreprise. Loin de faire émerger une science de l’être ou une science de la réalité, les avancées scientifiques poussaient les sciences vers une fragmentation et une dissociation des images du réel, désenchantant rapidement la foi dans cette sorte de religion de la science. C’est ce constat qui avait finalement amené la reconnaissance d’un domaine propre à l’humain -susceptible lui aussi d’être fragmenté et abordé sous différents regards et différentes disciplines- mais passible comme tel d’une définition générale : le domaine humain comme domaine du symbolique, comme je viens de le rappeler.
Que s’est-il donc passé pour que ce qui semblait définitivement acquis soit à ce point remis en cause en quelques décennies ? On peut difficilement invoquer les formidables avancées dont les sciences de la nature ont été le théâtre ces derniers temps. Quand les connaissances en biologie, en zoologie, en neurologie progressent, elles ne le font qu’à l’intérieur du cadre épistémologique historiquement défini. Comme le fait justement remarquer Francis Wolff (7) , si j’analyse l’homme en tant qu’animal ou l’esprit en tant que cerveau, je ne peux trouver au terme de mes observations et de mes raisonnements que de l’animalité ou de la matière vivante. La conclusion de l’enquête est forcément liée au postulat épistémique de départ. Le même auteur fait d’ailleurs remarquer que ce n’est pas des sciences de la nature elles-mêmes qu’est sorti ce paradigme naturaliste : elles ont toujours été naturalistes, le sont restées et le resteront par vocation et par définition. Le tournant naturaliste est le fait des sciences de l’homme elles-mêmes.
Encore une fois, précisons-le bien, il ne s’agit ici ni d’ignorer ni même de critiquer les prodigieuses avancées que réalisent la zoologie, la biologie et la neurologie. Elles apportent certainement des éclairages nouveaux sur la manière dont se pose le problème des frontières ou des limites entre humain et non-humain par exemple. Ce qui est en cause c’est leur prétention à monopoliser unilatéralement le champ de la définition de l’humain. Ce qui se traduit très prosaïquement par un déplacement massif des budgets de recherche et des techniques d’intervention sur l’homme. Et concourt évidemment à laisser dans l’ombre les dimensions collectives de la vie humaine, le politique et l’histoire.

Plutôt que de voir dans ce retour du paradigme naturaliste une rupture significative avec le mouvement même de la modernité, qui est aussi et avant tout le mouvement par lequel l’humanité apprend à mieux se connaître et à mieux se reconnaître dans sa singularité, je propose deux explications de portée plus limitée qui permettent cependant d’en rendre compte pleinement et exhaustivement.
La première raison est directement liée à la « sortie de la religion ». Certes, du temps même de Durkheim et de Freud, le couple conceptuel nature/surnature avait été mis hors-jeu. Les dichotomies nature/culture, instinct animal/institution sociale, loi universelle/règles variables selon les différents groupes humains, signal naturel/signe humain arbitraire, besoin animal/désir humain, évolution/histoire semblaient bien avoir supplanté le couple nature/surnature. Mais, après le dernier tournant théologico-politique des années 1970, il ne s’agit pas seulement de ne plus se référer à une surnature dans la définition de l’humain mais d’en finir avec tout ce qui pourrait ressembler à des vestiges de celle-ci. Problème, cette sorte d’ultra-naturalisme nous ramène au 19ème siècle, qui avait lui aussi connu ses épisodes de « monisme matérialiste » (8) , et gomme entièrement la découverte par Durkheim et Freud d’un domaine de la réalité jamais nommable et jamais nommé, parce qu’il était recouvert par la référence à la surnature.
Avançons une seconde hypothèse en proposant un déplacement des termes mêmes du problème qui nous semble faire mieux ressortir les contours mêmes de l’hypothèse. Insensiblement en effet les termes du problème se sont déplacés : la question qui est aujourd’hui sur le devant de la scène est moins celle des rapports du corps et de l’esprit que celle de l’exception humaine et de la continuité ou discontinuité radicale de l’espèce humaine vis-à-vis des autres espèces animales. Le sentiment d’urgence et le caractère brûlant de la question sont évidemment en lien avec la crise écologique dans laquelle s’enfonce l’espèce humaine. La proposition cartésienne au fondement de la raison moderne que les hommes « se rendent comme maîtres et possesseurs de la nature » a débouché aujourd’hui sur ce que Dany-Robert Dufour appelle « Le délire occidental » (9), un délire d’autant plus dangereux qu’avec la mondialisation il a gagné la planète entière. Au terme du processus, c’est l’ensemble des représentations et des pratiques humaines qui a été absorbé dans la sphère de l’intériorité subjective. L’humanité est ainsi devenue un intérieur sans extérieur qui ne pouvait que buter sur l’obstacle de la réalité naturelle. Comme tout délire, le délire occidental était appelé à se fracasser un jour sur l’obstacle de cela même qui rend possible l’existence de quelque chose comme une humanité.
Et, comme les autres délires du 20ème siècle également, le délire racialiste par exemple, celui-ci reposait sur les vestiges d’un schème ontologique plurimillénaire : le schème de la hiérarchie, schème hérité de l’organisation hétéronome du monde certes, mais encore agissant pendant la longue période de transition de l’hétéronomie à l’autonomie. La supériorité reconnue de la culture sur la nature et l’opposition nature/culture reposait d’ailleurs elle aussi sur le schème hiérarchique nature/surnature. Elle situait l’humanité sur un échelon intermédiaire entre l’ange et la bête. Le prodigieux intérêt que suscitent les questions liées à l’intersection de l’humanité et de l’animalité, et particulièrement dans les jeunes générations, témoignent de la nécessité où nous nous trouvons de redéfinir ces termes en profondeur. Poser le problème en termes de continuité versus discontinuité de l’espèce humaine nous paraît représenter une première étape de cette redéfinition. Elle nous fait passer d’une vision en quelque sorte spatiale, avec un haut et un bas, à une vision temporelle, avec un avant et un après, de l’humain. Ou, pour le dire autrement, d’un schème hiérarchique à un schème historique. Elle est un des derniers aspects -et non le moindre- de l’entrée de l’humanité dans la condition historique. Et ajoutons ceci : ce n’est sans doute pas un hasard si le premier auteur à raisonner en termes historiques, Jean-Jacques Rousseau, formule la question dans ces termes : la perfectibilité de l’espèce humaine est cette « qualité très spécifique qui la distingue », et « sur laquelle il ne peut y avoir de contestation », quand bien même « les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputes sur cette différence de l’homme et de l’animal ». C’est, ajoute Rousseau, la faculté de se perfectionner qui « à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ».
Avec Rousseau nous étions donc entrés dès 1754 dans une première étape de la redéfinition de l’humain selon un schème non hiérarchique. L’évolutionnisme issu de la réflexion darwinienne n’a fait que conforter et amplifier ce schème historique. A l’intérieur d’un cosmos lui-même en évolution, l’histoire de l’espèce humaine représente un type d’évolution tout à fait exceptionnel présentant des propriétés qu’elle a peu à peu découvert après une longue phase d’entrée dans l’histoire « à reculons ».
La raison moderne est par excellence celle qui lui a fourni les outils, les méthodes et les concepts aptes à en rendre compte de façon plus précise et plus englobante. La critique des comportements humains face aux animaux, la conscience aigüe de l’extermination et de la disparition d’espèces animales, la volonté de rétablir avec les animaux une communauté d’appartenance basée sur notre capacité commune à éprouver de la souffrance et des émotions sont en réalité produits par la raison moderne elle-même. C’est au moment même où l’homme prend conscience d’une forme d’extériorité radicale vis-à-vis de la nature et des conséquences catastrophiques que celle-ci risque de provoquer si elle continue de se déployer sans limites ni réflexion que naît cette idée d’une exigence et d’une responsabilité morale de notre espèce vis-à-vis de la nature dans son ensemble et des espèces animales en particulier. Mais si celle-ci semble dans un premier temps nous rapprocher des autres espèces, elle nous en éloigne tout autant par la conscience qu’aucune espèce animale n’a intégré dans sa conduite vis-à-vis d’elle-même ni vis-à-vis des autres ces normes et ce sentiment moral.
Nous voilà ainsi embarqués dans une deuxième étape de la condition historique qui nous autorise à en redéfinir la conscience comme un approfondissement de la raison moderne et non comme son dépassement vers les affabulations que produit le moment « postmoderne ».
Le raisonnement lié à la conscience historique interdit en effet de concevoir aussi bien une discontinuité pure qu’une continuité pure. Il exclut aussi bien le discontinuisme que le continuisme et permet de penser ensemble la continuité et la rupture. Plus aucun historien sérieux ne fait par exemple de la révolution de 1789 un événement surgi de nulle part sans prendre en considération les trois siècles pendant lesquels se sont lentement mis en place les éléments qui la constituent : le cadre étatique/national, les droits de l’homme, l’histoire. Le titre donné à ce texte est inspiré, on l’aura compris, de celui qu’avait proposé Marcel Gauchet dans sa réponse à Emmanuel Terray « On n’échappe pas à la philosophie de l’histoire » (10). Sur le plan proprement épistémologique, on n’échappe pas à la dualité ontologique pour la même raison qu’on n’échappe pas à la philosophie de l’histoire : parce que la catégorie de totalité -à côté de celles d’intentionnalité et d’impersonnalité- est une des contraintes majeures du fonctionnement même de notre esprit. Elle n’implique aucunement la croyance que nous pourrions accéder à la totalité de l’être. Ce type d’illusion nous est définitivement épargné. Mais elle exige en tant que telle que nous reconnaissions des propriétés du mental/social qui n’existent pas ailleurs dans l’univers, en tout cas pas à l’horizon borné de notre connaissance. Car s’il en était ainsi, ça se saurait, sûrement…

Jean-Marie Lacrosse

(1) Marc Crommelinck et Jean-Pierre Lebrun, Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité. Psychanalyse et neurosciences, Editions Eres, 2017

(2) Anne Leblanc, Entrées Libres, n° 129, mai 2018, pp.14-15

(3) Vincent Descombes, La denrée mentale, Editions de Minuit, 1995, p. 115

(4) Idem, p. 116

(5) Marcel Gauchet, Essai de psychologie contemporaine II, L’inconscient en redéfinition,  La démocratie contre elle-même, pp. 263-295

(6) Vincent Descombes, op.cit., p.94

(7) Francis Wolff, La question de l’homme aujourd’hui, dans un dossier de la revue Le Débat n° 180 intitulé Définir l’homme, p.23

(8) Dans le même dossier du Débat, voir l’article d’Etienne Bimbenet, Penser l’hominisation, p.47

(9) Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, Les liens qui libèrent, 2014

(10) Repris dans La condition politique, collection Tel, 2005, pp.181-203

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