La Belgique telle qu’elle s’ignore (bis)

En 1997, j’avais publié sous ce même intitulé, dans la prestigieuse revue française Le Débat (1), un texte qui, par sa teneur et sa longueur même, s’apparentait plus à un « essai » qu’à un simple « article ». Le texte commençait par ces mots : « La Belgique existe. Mais, depuis toujours, elle existe sur un mode tel que l’on peut ne pas voir qu’elle existe. Dans cette ruse suprême réside sa singularité. Le profil bas qu’elle adopte avec opiniâtreté, jusqu’à laisser croire qu’elle n’existe pas, dissimule une identité puissante, distinctive et persistante mais qui s’exprime avant tout défensivement ». Je concluais cette introduction par un diagnostic sans ambigüité : la crise que nous traversons est plus une crise de représentation qu’une crise d’identité. Elle provient d’un « décalage entre l’identité vécue et ressentie, d’une part, la teneur des discours politiques et des schèmes intellectuels à même d’en fournir une expression, d’autre part».

Le texte, totalement à contre-courant, avait été beaucoup lu à l’époque mais « sous le manteau », ne donnant lieu qu’à l’un ou l’autre compte rendu dans la presse et à une émission radio de Jacques Bauduin. Dans les partis politiques, seul Ecolo avait donné un large écho public à cette vision hétérodoxe de notre réalité nationale (2).Treize ans plus tard, au vu des péripéties récentes, du Bye Bye Belgium de 2006 à l’irrésistible ascension de la NVA, consacrée par les élections de ce 13 juin 2010, je devrais légitimement me poser la question : ai-je été aveuglé dans mon diagnostic par un amour excessif de la Belgique qu’ont cru y déceler certains journaux de l’époque (3) ?

Eh bien, je ne le pense pas pour peu que l’on s’accorde sur trois propriétés fondamentales du monde humain-social concerné par de telles analyses. Trois dimensions qu’il est utile de se remémorer tant elles sont structurellement brouillées par l’environnement médiatique dans lequel nous sommes immergés . La dimension du politique, véritable infrastructure de nos sociétés démocratiques comme on vient encore de le voir à l’occasion de la crise financière. La dimension de la durée : le poids de l’histoire longue ne disparaît pas parce que le présentisme l’ignore. Elle passe dans l’inconscient où elle échappe totalement à notre emprise et neutralise notre capacité même de créer du nouveau. La dimension symbolique enfin -le sens des choses dit prosaïquement- que notre aliénation à l’économie réduit à un supplément d’âme, relevant de l’émotionnel, alors qu’elle est la substance même de notre vie psychique et matérielle.

Une fois retrouvées ces boussoles et déblayés ces unilatéralismes qui brouillent nos repères, qu’est ce qui s’impose à notre regard ? Une contradiction massive. C’est l’élément le plus stable et le plus permanent de la question nationale belge depuis au moins 40 ans, une contradiction qui surplombe et domine toutes les questions institutionnelles dans ce pays. Tentons de la formuler de la manière la plus nette et la plus simple possible : si l’on est UN, on n’est pas DEUX, et si l’on est DEUX, on n’est pas UN. Ce n’est ni le bon docteur Jekyll, ni l’abominable mister Hyde qui nous démentiront.

Or, concrètement, depuis 40 ans sans exception, tous les sondages en règle en témoignent : il n’y a qu’UN peuple qui se sait et s’auto-proclame tel à hauteur de plus ou moins 90%, avec une différence de plus ou moins 5% entre le nord et le sud du pays. A défaut de référendum -maintes fois demandé aussi bien par des constitutionnalistes que par des sociologues- on est bien là dans le fameux « plébiscite de tous les jours » cher à Renan. Ou, pour prendre une référence plus centrale encore, celle du Contrat Social de Rousseau, une volonté générale aussi massive et aussi inébranlable « ne peut errer », elle est tout simplement « infaillible » et il faut se considérer comme un être supérieur au peuple, un dieu en quelque sorte, pour l’ignorer ou la bafouer (4).

A l’opposé, tout ce qui dans ce pays relève du système de représentation politique et médiatique suppose avérée l’existence de DEUX peuples ou anticipe pour un futur proche leur glorieux avènement. Cela va de la scission radicale des partis politiques à la funeste métaphore du mariage « inéluctablement voué au divorce tant les difficultés du couple paraissent insurmontables ». L’évocation de ces DEUX peuples relève de la contrainte mentale, de l’habitus aurait dit Bourdieu : pourquoi, quelques lignes plus haut, me suis-je moi-même senti quasi obligé de mentionner cette insignifiante différence de 3 à 7% dans les sondages qui font fonction par défaut de référendum permanent?

Mais il y a plus : c’est l’histoire de ce pays elle-même qui est entièrement falsifiée et contrefaite pour asseoir la légitimité de cette supposée dualité d’essence. Officiellement, il ne s’est rien passé en 1830 en dehors des occultes manœuvres des grandes puissances de l’époque. Et, bien sûr, comme chacun sait, la ridicule devise « l’union fait la force » renvoie à la tentative avortée d’associer ces DEUX peuples, ethniquement si différents et si opposés (5).

Pourtant la genèse de cette épuisante schizophrénie, qui se forme puis se cristallise au début du XXème siècle, a été minutieusement reconstituée par nos collègues historiens. Lode Wils (6), seule source disponible au moment où j’écrivais ce texte en 1996, en avait fourni un récit détaillé dès 1992. A quelques détails près, Jean Stengers et Eliane Gubin (7) en ont confirmé la trame en 2002. C’est bien la même histoire qui s’impose au chercheur, qu’il soit professeur à la KUL ou à l’ULB : l’histoire compliquée et profondément intriquée de deux mouvements sociaux, le mouvement flamand et le mouvement wallon, qui, pour atteindre leurs objectifs propres et parfaitement légitimes, sont devenus synchroniquement anti-belges et se sont retournés contre la communauté historique qui les avaient fait naître, travaillant de concert à sa liquidation. Un scénario de type oedipien qui relève de la psychothérapie collective! Un siècle plus tard, le peuple-père (ou mère ?) est toujours là, bien vivant, et les deux peuples-enfants aussi, avec les mêmes profils idéologiques contrastés qu’au départ, correspondant à ce qui serait ailleurs la droite et la gauche, mais avec, on en conviendra, une personnalité « nationale » bien plus consistante au nord qu’au sud.

De quels ingrédients historiques s’est nourrie cette situation, en apparence de plus en plus inextricable ? Il n’est pas difficile de voir le rôle majeur qu’y a joué la construction européenne telle qu’elle s’est faite de 1945 à 2005, date du refus simultané en France et aux Pays-Bas, validé dans les deux cas par un référendum en bonne et due forme, du Traité constitutionnel européen. Un refus qui signifiait clairement la fin d’un projet européen fondé sur les régions et le renvoi aux calendes grecques de l’édification d’une Nation Européenne. Il n’y a plus qu’en Belgique que l’on feint de croire que le dépassement des nations et l’avènement des identités « post-nationales » représentent encore un horizon crédible. Que ceux qui en douteraient regardent ce qui se passe en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne.

C’est pourtant cette perspective post-nationale qu’a évoquée à nouveau Bart De Wever lors de ses premières interviews d’informateur, comme le faisait précédemment José Happart dans tous ses discours. On peut y voir la reconnaissance implicite que l’indépendance de la Flandre ne pourrait s’envisager qu’avec l’apport d’une énergie extérieure et que l’on ne parviendrait pas à casser la baraque belge en s’y prenant seulement de l’intérieur. Le paradoxe, et non le moindre, du rejet de l’Europe des nations est qu’elle enfante…des nations.

Nul doute également, c’est le deuxième ingrédient historique, que la nation flamande en devenir capte dans l’air du temps néo-libéral de quoi entretenir son imaginaire d’indépendance : l’individualisme fragmentateur, le présentisme et l’économisme qui dominent les esprits font oublier les revirements de la conjoncture économique sur le long terme tandis que le victimisme -horizon indépassable de notre temps selon la formule de l’historien Krzysztof Pomian (8)- ranime la flamme de combats terminés et gagnés depuis longtemps. Pas très difficile dès lors pour la NVA d’endosser le maillot jaune des héros du temps présent : la victime qui gagne.

Nul doute enfin que la consistance de l’identité nationale flamande s’alimente également à une troisième source, jaillie, elle, de l’histoire millénaire de l’Europe. La Flandre éternelle des artistes « flamands », de Van Eyck à Bruegel, de Maeterlinck à Jacques Brel, de Marieke à Frida la Blonde, « entre les tours de Bruges et Gand ». Ce n’est pas la même Flandre bien sûr, mais la mythologie, à la différence de l’histoire, s’embarrasse peu de ce genre de considérations.

Alors, docteur House, diagnostic à revoir ? Sûrement, sur un point essentiel. En 1997, j’avais fait grand cas de « l’attachement profond du peuple belge à son identité nationale ». Je n’avais pas suffisamment pris en compte un élément essentiel : dans le climat de dépression morale qui accable nos sociétés, des évolutions peuvent survenir sans que personne ou presque personne ne les ait voulues mais n’ait non plus rien fait pour les empêcher. Voilà où nous en sommes après avoir désactivé la volonté, aussi bien dans l’existence collective qu’individuelle, comme si l’humanité pouvait se faire sans elle, comme si, dans l’espèce humaine, les choses pouvaient marcher toutes seules sous la conduite d’une mystérieuse main invisible. Il est peu probable dans ces conditions que nous puissions sortir à court terme de l’ornière dans laquelle nous sommes embourbés. Il faudra pourtant bien un jour que nous nous remettions, dans tous les domaines, à savoir ce que nous voulons car, comme le dit un proverbe sénégalais : « Un chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut pas suivre deux chemins à la fois ».

Jean-Marie Lacrosse


(1) La Belgique telle qu’elle s’ignore, Le Débat, n°94, mars-avril 1997, pp.12-41

(2) Les états généraux de l’écologie politique. Belgique, disparition d’une nation européenne? Luc Pire 1997, pp.17-30

(3) Par exemple, la sympathique recension de Francis Unwin « Les drôles de Belgique de de Heusch et de Lacrosse » dans La Meuse-La lanterne

(4) Du contrat social, Livre II, chap. III, Si la volonté générale peut errer, « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne.(…) Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point ». C’est de cette doctrine fondatrice que sortent directement toutes les procédures électorales ou référendaires mises en place par nos régimes démocratiques (ainsi que les sondages qui se veulent scientifiques): la confidentialité absolue du vote garantie à chaque citoyen individuellement, procédure dont la transgression suscite les plus vives indignations dans l’opinion, on vient encore de le voir tout récemment.

(5) Il s’agit bien sûr, faut-il le rappeler, de tout autre chose : l’union des catholiques et des libéraux.

(6) Lode Wils, Histoire des nations belges, Quorum 1992, Labor 2005

(7) Jean Stengers et Eliane Gubin, Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, Tome 2, Le grand siècle de la nationalité belge, Racine 2002

(8) Krzysztof Pomian, Victime. L’horizon indépassable de notre temps, Le Débat, n° 160, mai-août 2010, pp. 265-269

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