Aide à la jeunesse : lorsque le parent paraît

 Au milieu des années 1970, une émission radio intitulée « Lorsque l’enfant paraît » et animée par Françoise Dolto voit le jour sur les ondes de France Inter. Cette émission avait pour objectif d’introduire au sein du cercle familial une nouvelle conception de l’enfant. Ce n’est plus une vision de l’enfant centrée sur ses besoins corporels et physiologiques, un nourrisson, mais sa prise en considération comme un individu à part entière, une personne, un bébé. L’enfant devient un être au progrès permanent dont la phase infantile est déterminante pour le futur. Raison pour laquelle les parents de la génération 68 étaient à l’écoute de conseils et de recettes pédagogiques offrant la possibilité d’entendre la souffrance de l’enfant en lien avec l’éducation répressive. Comme le souligne Laurence Gavarini (1), « un savoir acquis ne suffit probablement pas à transformer les représentations sociales en profondeur. C’est donc plutôt l’ambition créatrice et radicale de toute une génération qui a permis de jeter un autre regard sur le berceau ».

Ce nouveau rapport à l’enfant que Dolto vulgarise via les ondes de France Inter est en lien avec un souci éducatif de plus en plus important qui vise à préparer les nouveaux venus à l’avenir. Souci éducatif conjugué notamment à la nécessité de parler à l’enfant dont Dolto introduit le concept de « communication humanisée ». L’enfant est en souffrance et la parole du parent a une fonction d’apaisement. Ce concept met en lumière la transformation du rapport entre les adultes et les enfants. La domination éducative n’est plus de mise. Elle est remplacée par un modèle éducatif et relationnel basé sur un statut d’égal à égal : l’enfant est une personne, tout comme l’adulte. Dans le même mouvement, de nombreux espoirs d’émancipation vont se transférer sur les enfants et se traduire par d’un côté, un nombre croissant de propositions pédagogiques à travers le développement psychomoteur et des jeux pour éveiller les enfants. De l’autre, les lieux d’accueil vont être progressivement perçus comme des lieux, si ce n’est de répression, du moins des lieux traumatisants : « Ils sont les théâtres de ces inévitables traumatismes liés aux séparations décelées à la lumière des travaux sur les enfants placés hors de leur famille » (2). Aucune structure traditionnelle de garde ou d’éducation ne sera épargnée par la critique. En effet, les capacités d’innovation et de changement de l’enfant deviennent progressivement de nouvelles valeurs sociales d’une génération « révolutionnaire » (3).

Depuis, de nombreux livres s’intéressent à la question de la place de l’enfant dans notre société, il sera tour à tour, victime, roi, tyran,… On s’inquiète dorénavant de la question de l’autorité, des limites qui auraient disparu. Mais ces enfants sont-ils vraiment des rois ou des tyrans ? Ils sont effectivement idéalisés et choyés, mais dans les faits ils sont confrontés à des situations familiales, des parcours scolaires et sociaux de plus en plus complexes, souvent difficiles et surtout organisés par des adultes eux-mêmes pris dans des tensions éducatives. Ces enfants ne seraient-ils pas le produit de notre société mais aussi le miroir de la famille contemporaine ? Famille que Louis Roussel qualifie d’ « incertaine » (4) et dont les repères éducatifs sont brouillés par une affectivité qui barre toute référence au collectif. Dès lors, il devient nécessaire de comprendre les transformations du rapport que les parents entretiennent aux institutions pour comprendre certaines difficultés vécues par les enfants ou les adolescents.

Pour capter ce rapport des parents aux institutions, le travail dans l’Aide à la jeunesse en Milieu Ouvert est un bon observatoire des tensions entre famille et institution, tout particulièrement avec l’école. Ce type de service propose un accompagnement pour des jeunes de 0 à 18 ans et leur famille. Les demandes sont de tous types mais la majorité d’entre elles concerne l’école et la famille. Sur le plan scolaire, ce sont essentiellement des problématiques qui tournent autour de l’orientation (choix d’un type d’enseignement, d’une école,…) et du renvoi en cours d’année pour des raisons principalement liées à des problèmes de violence, de racket, d’incivilité et de vols. Les familles qui poussent la porte du service sont généralement d’un niveau socio-économique bas et cumulent souvent plusieurs difficultés : non maîtrise de langue, famille nombreuse, moyens matériels insuffisants,… Elles se présentent rarement de leur propre chef car elles sont orientées par l’école, le PMS ou, dans des cas plus difficiles, par le Service d’Aide à Jeunesse et le Conseil des Pouvoirs organisateurs de l’Enseignement Officiel Neutre. Dès la première rencontre, l’attente des parents est forte : quelque soit la problématique, ils désirent immédiatement une réponse à leur problème. Dans le cadre d’un renvoi par exemple, ils ne comprennent pas la nécessité de faire un travail avec l’enfant. Ils situent le problème à l’extérieur du cercle familial (l’école, les professeurs, les jeunes,…). D’autant plus que la responsabilité d’inscrire l’élève exclu dans une autre école ou dans une autre institution permettant de satisfaire à l’obligation scolaire, doit être assumée par l’école source (décret «Missions» du 24 juillet 1997). À ce titre, rencontrer les parents s’avère parfois difficile et il arrive que l’adolescent se présente seul dans le service. Or s’il s’agit d’un renvoi, les causes sont diverses car elles peuvent provenir d’un acte de violence ponctuel ou d’incivilités répétées. L’importance d’une rencontre avec les parents est donc nécessaire pour connaître le passé scolaire de l’élève ainsi que son environnement familial, d’autant plus que ceux-ci sont souvent en manque d’informations et ne connaissent pas le système éducatif.

En ce qui concerne la scolarité, que ce soit pour une simple orientation ou une recherche d’école dans le cadre d’un renvoi, il apparaît très vite que la relation que la famille entretient avec l’institution scolaire est chargée d’un lourd climat de méfiance. Les parents restent toujours concernés par la réussite scolaire de leur enfant mais ils ne montrent aucun intérêt pour l’institution. Ils demandent une bonne école, stricte, avec un cadre, sans violence, sans «voyous», une école qui permettra de socialiser l’enfant, de l’éduquer à la civilité et à la citoyenneté. Mais cette préoccupation pour l’établissement se traduit par une attitude défensive, inquiète et surtout revendicative face à l’école. En effet, il n’est pas rare qu’un parent désire porter plainte contre l’école parce que celle-ci a renvoyé son enfant et menace donc l’avenir de ce dernier. Même si peu de parents passent à l’acte car la procédure est lourde, on constate que le nombre de recours contre les décisions des conseils de classe concernant la réussite d’un élève dans l’enseignement secondaire a augmenté de 15% au cours de l’année scolaire 2008-2009.

Si la famille est considérée comme le lieu privilégié de l’épanouissement de l’enfant, l’école est devenue un terrain que les parents ne maîtrisent pas, un endroit potentiellement dangereux pour l’enfant. Son rôle doit s’inscrire dans un objectif d’éducation tout en n’envahissant surtout pas l’espace du cercle familial. Les parents précisent qu’il ne peut y avoir aucune contrainte à la maison mais que si contraintes il y a, celles-ci ne doivent en aucun cas peser sur la vie des parents. Ils ont assez de stress dans leur travail et ils ne veulent pas d’un stress supplémentaire apporté par l’école. L’école est donc perçue comme une contrainte pesant sur leur enfant et sur la vie familiale sans aucune anticipation d’un retour positif, autrement dit, les parents n’imaginent même pas que les contraintes actuelles vécues par l’enfant sont nécessaires pour le futur. Comme nous le confirme cette maman, il n’y a plus d’attente de satisfaction pour plus tard, l’enfant doit être heureux et s’épanouir ici et maintenant : « Ce n’est pas possible, mon fils est un ange à la maison ! Mais à l’école, il ne trouve rien pour lui. Je crois qu’il n’est pas fait pour ça… Il faut lui trouver autre chose car je vois bien qu’il est malheureux ».

Dans une éducation où l’extérieur est à l’origine des problèmes de l’enfant, il n’est pas étonnant de voir surgir un comportement de défiance de la part du jeune envers les institutions, les intervenants, les autres, mais aussi un sentiment que rien ne dépend de lui. Ce type d’éducation est insécurisant pour l’enfant et conduit ce dernier à ne produire aucun effort pour réussir à l’école mais aussi aucun effort pour se réinsérer dans une nouvelle école en cas de renvoi puisque l’institution scolaire est à l’origine de tous ses malheurs. Dans un entretien individuel, un jeune confie « je m’en fous ! Elle n’avait pas à me parler comme ça [la prof] ! C’est toujours la même chose, on fait sa vie, son business mais pas moyen d’avoir la paix. Elle ne devait pas me parler sur ce ton et tout cela ne serait jamais arrivé. Si je l’ai poussée contre le mur c’est parce qu’elle ne me respecte pas » et « de toute façon c’est la même chose partout, ils nous saoulent avec leurs histoires » pour finir par « c’est vot’ job de me retrouver une école… ». Dans certains cas, le jeune changera régulièrement de type d’enseignement et d’école jusqu’à ses 18 ans, moment où il ne sera plus soumis à l’obligation scolaire et se sentira enfin libre : « Plus que 6 mois à tirer ! Je vais pas encore attendre deux années de mécanique avec ces bâtards. Moi, dès que j’ai mes 18 ans, je me casse. Je fais mon business, je trace ma vie. »

Une autre difficulté surgit de façon récurrente lorsque, en tant que travailleur, il faut s’adresser aux parents en vue de leur exposer la réalité de l’institution scolaire, son univers de normes et de règles mais aussi ses missions pédagogiques. Ils ne veulent entendre parler que de leur enfant, de ses difficultés particulières en vue de trouver l’école qui l’acceptera comme tel. Tout ce qui est de l’ordre de l’accès à des règles, à des normes, à des savoirs abstraits, à un rapport à l’autre, paraît difficilement acceptable. En effet, l’école c’est-à-dire la classe, les éducateurs, les professeurs, les cours, doit s’adapter à la personnalité de l’enfant : « C’est inadmissible ! Mon enfant est tête en l’air. Il est toujours dans la lune, oublie des affaires, un peu distrait quoi ! Et voilà, il oublie souvent son journal de classe donc il ne sait pas faire ses devoirs. Sans journal de classe, comment il saurait quoi faire ? Alors ensuite, il arrive à l’école sans avoir rien fait et la prof lui met des punitions ! Sa prof est cassante ! C’est trop stressant ce système. Ce serait pourtant plus simple de comprendre que mon fils est comme ça, on va pas le changer ! ». Si d’un côté, nous pouvons faire le constat d’une certaine sécurité gagnée au niveau familial (allocations, aide de l’état, services sociaux,..) d’un autre, il apparaît que les parents rencontrés ont d’énormes difficultés à se représenter le rôle parental. Ils se concentrent sur le bonheur actuel de leur enfant ou adolescent mais l’idée d’une préparation conjuguée au futur, d’une aide à l’émancipation au sens propre, c’est-à-dire à sortir de la tutelle parentale pour aller vers autre chose, est une idée qui semble avoir disparu. Ils s’inquiètent de la situation économique future de l’enfant mais sans aucune conscience quant à la nécessité d’acquérir une culture qui va permettre de s’insérer dans le monde social, dans lequel il sera toujours difficile de trouver sa place.

Rappelons que la famille est considérée comme une institution lorsqu’elle garde des rapports avec la société publique. Or la vie publique est aujourd’hui pensée en termes d’indépendance radicale des individus et non plus en termes d’aptitude à se conduire selon des règles que l’on a librement acceptées, autrement dit en devenant autonome. Si l’enfant est postulé comme être dont l’autonomie n’est pas à conquérir disposant d’une liberté et d’une indépendance dès la naissance, il ne doit donc pas faire un travail sur lui-même. Dans le cas qui nous intéresse ici, nous constatons que les parents ne vont pas signifier à l’enfant qu’il va vers autre chose et que, méthodiquement, les institutions vont essayer de le conduire vers des apprentissages, des normes sociales,… L’enfant n’apprend pas cela dans sa famille et n’intériorise donc pas ce rapport pédagogique qu’il retrouvera à l’école. On comprend dès lors la difficulté de l’enfant à tenir en place dans un lieu dont il n’arrive pas à saisir l’essence même. Pour ajouter à cette incompréhension, les familles considèrent le fait qu’il est nécessaire de tout expliquer, de tout justifier vis à vis de leur enfant. Cela amène de nombreuses situations délicates dans lesquelles le parent, ne sachant pas justifier sa position, se tourne vers le travailleur pour que celui-ci prenne la responsabilité à sa place. On retrouve alors un discours du type « Moi, je te laisse le choix mais tu vois, c’est monsieur qui décide », ce qui enferme la discussion dans un rapport de personne à personne et permet au parent de préserver la relation sans heurt qu’il vise à entretenir avec l’enfant.

Pour conclure, force est de constater que l’institution scolaire dans sa mission socialisante peut difficilement s’appuyer sur le ressort de la famille. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris » écrivait le poète (5) mais aujourd’hui cela semble avoir pour effet d’éclipser la part d’articulation de la famille à la vie publique. Il n’y a donc pas de véritable démission des familles car il se transmet toujours quelque chose mais ce qui est transmis semble jouer contre les institutions et donc, contre la famille elle-même. Il est dès lors important de souligner qu’il est nécessaire d’articuler l’aide apportée aux jeunes et une action décisive en direction des familles. Un travail doit être réalisé en vue d’opérer une prise de conscience de la part des parents que leurs attitudes ne sont pas sans conséquences.

Bruno Sedran

Notes :

(1) Gavarini, Laurence (2001). La passion de l’enfant. Paris : Editions Denoël 2001, p. 56

(2) Ibidem, p. 98

(3) Ibidem, p. 85

(4) Roussel, Louis, (1989). La famille incertaine. Paris : Editions Odile Jacob.

(5) « Lorsque l’enfant paraît » est un poème de Victor Hugo, extrait de son recueil Les feuilles d’automne, 1831.

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