Les tragédies de la rage adolescente

Article écrit par Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°28, septembre-novembre 2009.

Quelques jours à peine après la tuerie de Virginia Tech, Jonathan Littell, Prix Goncourt et Grand Prix de l’Académie française en 2006 pour son roman « Les Bienveillantes », publiait un « point de vue » dans le quotidien « Le Monde » du 22 avril 2007 sous le titre « Cho Seung-hui, ou l’écriture du cauchemar ». Il y proposait de reconnaître dans deux pièces de théâtre du tueur, disponibles sur Internet grâce à l’obligeance d’un de ses anciens condisciples, une forme de littérature. « A leur lecture, écrit Littell, nul ne pourra dire que Cho Seung-hui avait du talent ; pourtant, ces brèves pièces, maladroites et juvéniles, bien mieux que de nombreuses œuvres publiées, nous disent crûment la vérité d’une rage sans fond ; et si nous voulons bien faire nôtre la définition de la littérature que nous propose Georges Bataille, celle de textes auxquels ‘sensiblement leur auteur a été contraint’, alors, d’une certaine manière, nous devons reconnaître qu’il y a ici littérature, une forme de littérature : quelque chose qui se dit » (1).

Reste que, si nous pensons comme Jonathan Littell que Cho Seung-hui, avec ses moyens malhabiles, « disait beaucoup de choses en ces quelques pages » et que « avant d’acheter des armes, Cho Seung-hui a tenté d’écrire, de mettre en scène, devant ses pairs, des éléments de son désarroi » (2), c’est l’interprétation même de ce désarroi, tel que Littell entreprend de commencer à le définir dans ce texte, qui ne nous paraît guère convaincante. Elle nous entraîne d’emblée vers une psychologie des profondeurs où dominent un certain nombre de thèmes chers à la psychanalyse freudienne (« la terreur abjecte de l’adolescent aux contours flous, terreur qui assaille le corps de toute part, qui revient comme merde, vieillesse, obésité, et hantise de la sodomie, qui est figurée sous la forme de la bouffe qui étouffe (…), de l’interdit opposé au jeu (…), d’une mère passive et violée, de l’angoisse et de l’inceste (…) ». Loin de nous, bien au contraire, l’idée de dénigrer ou de minimiser la contribution qu’une psychologie des profondeurs pourrait apporter au déchiffrement de ces effroyables égarements de l’esprit. Mais, outre que nous ne disposons pas ici du matériau le plus à même de nous guider vers ces zones d’apnée, la clinique individuelle du tueur, une telle plongée risque de nous faire manquer ce qui se donne à voir le plus directement, à la surface même de ces récits. Or il est de bonne méthode, nous semble-t-il, de pratiquer une stricte économie des moyens interprétatifs en s’efforçant de coller au récit et d’en dégager la cohérence intrinsèque.

En l’occurrence, l’univers campé par ces pièces ne nous est pas totalement étranger. Cela fait maintenant une bonne dizaine d’années qu’une poignée de réalisateurs nous proposent des films traitant, à travers le prisme de la jeunesse contemporaine, de la situation d’anomie et de tension qui règne tant au sein de la famille que de l’école. Ainsi, « Elephant » de Gus Van Sant, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, s’essaie à brosser le portrait, certes impressionniste, des deux jeunes responsables de la tuerie de Columbine à travers l’exposé systématique de leur environnement humain, social et même naturel. Si l’on peut à juste titre reprocher au film de ne pas expliciter suffisamment son analyse, préférant mettre en avant la dimension d’étrangeté et d’incompréhensibilité de l’acte fou, dont il cherche pourtant un peu maladroitement par ailleurs à expliquer les divers rouages, il n’a pas échappé à certains qu’on pouvait y voir, entre autres choses, la mise en scène délibérée d’un monde sans adultes.

C’est, par exemple, par l’évocation de ce film et du drame qu’il relate que s’ouvre la pénétrante analyse d’Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot sur « La Confusion des Âges », première partie de leur « Philosophie des âges de la vie » (3) : « Des élèves marchent dans les couloirs interminables de leur high school. Ils sont seuls, livrés à eux-mêmes. Ils marchent, s’arrêtent et repartent, tout au long d’une journée remplie d’insignifiantes occupations. Et puis, à quelques infimes détails, on perçoit qu’une tragédie se prépare : une de ces tueries absurdes et imprévisibles dont les lycées américains – Columbine en 1999 – furent le théâtre. Tel est le fil conducteur, au premier abord déconcertant, adopté par Gus Van Sant dans le film Elephant, Palme d’or 2003 au Festival de Cannes. Pourquoi, se demande-t-il, des jeunes sans histoire se mettent brusquement à tirer sur tout ce qui bouge ? Au terme du film, une ébauche de réponse apparaît : parce que les adultes ont disparu ».

Reste que ces tentatives cinématographiques, à quelques exceptions près, se heurtent à chaque fois aux limites d’une approche trop extérieure à leur objet. C’est bien entendu sur ce point que les pièces de Cho Seung-hui nous intéressent plus particulièrement puisqu’elles objectivent une réalité saisie pour ainsi dire de l’intérieur. Elles sont l’œuvre d’un auteur qui participe pleinement de ce qu’il tente de nous dire et qui nous permet, de la sorte, de saisir non plus une projection du monde adolescent éventuellement déformée par le regard de l’adulte mais de coller au plus près de ce monde même.

Il importe cependant de ne pas se méprendre dans l’abord de ces pièces. L’incompréhension dont elles ont fait l’objet aussi bien avant qu’après la tuerie du 16 avril 2007 n’est que la conséquence d’un puissant écran idéologique qui empêche de traiter ces textes comme ils sont. Nous nous proposons modestement dans cet article de rendre compte en l’analysant de ce qui s’y donne à voir, ni plus ni moins. Bien que, répétons-le, d’autres approches puissent également se justifier, ce n’est à notre avis qu’au prix d’une recontextualisation sociologique de ces pièces qu’il nous sera possible d’exposer l’espèce de perception extra-lucide du malaise contemporain dans la famille et dans l’éducation dont elles témoignent.

L’éclipse de l’institution

Deux dernières observations avant d’entrer dans le vif du sujet, une sur la discipline, l’autre sur le cadre d’interprétation dont participe notre analyse.

Les deux auteurs de ce texte pratiquent depuis plus d’une décennie une discipline qui porte le nom, un peu barbare il est vrai, de psychopathologie historique. Cette discipline réunit des psys – psychiatres et psychologues –, des sociologues et des travailleurs sociaux pour tenter d’éclairer des questions qui pâtissent cruellement de la séparation opérée au 20ème siècle entre la psychologie d’une part, la sociologie de l’autre.

Cette démarche nous paraît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la réalité, aussi bien individuelle que sociale, est totalement obscurcie par cette puissante idéologie qui semble proclamer : il n’y a que des individus. Le social n’est alors conçu que comme la rencontre de ces individus harmonieusement arbitrée, suppose-t-on, par le marché et les intérêts. C’est ce que l’on appelle dans le langage courant le néolibéralisme à ceci près qu’il faut y voir selon nous non pas un phénomène relevant de l’économie mais un phénomène idéologique qui s’applique à toutes les sphères de l’existence. Ce puissant trompe-l’œil idéologique est le résultat de ce qui constitue la vague de fond de nos sociétés depuis une trentaine d’années : l’hyperindividualisation.

Le social y perd toute ressemblance avec ce qu’il était pour les fondateurs de la sociologie, Durkheim et Mauss, et ce qu’il reste évidemment encore aujourd’hui : le social, c’était et c’est toujours le domaine de l’institution. Tout dans l’espèce humaine est institué et c’est ce qui la distingue de quelqu’espèce animale que ce soit. A commencer au niveau le plus élémentaire par le langage, mais aussi le marché, les jeux comme le football ou les échecs, etc. L’humanité est constituée de part en part d’institutions. L’individu coupé de l’institution n’est qu’une abstraction, une robinsonnade disait Karl Marx. Il y a d’ailleurs une institution spécifique à la modernité : l’institution de l’individu.

Cette idéologie anti-institutionnelle, principale cause, entre parenthèse, de la crise financière et économique que nous connaissons, ne nie pas totalement l’existence d’institutions. Mais loin d’y reconnaître la condition même de toute activité humaine, avec sa capacité de liberté et d’inventivité, elle n’y voit que des instances oppressives susceptibles de menacer notre liberté et donc appréhendées de façon répulsive. L’institution, pour le contemporain lambda, c’est l’Etat, la Police, l’Armée, etc.

Cette vision tronquée du monde humain entraîne évidemment les conséquences les plus lourdes pour cet âge de la vie qu’est l’adolescence dont nous pouvons donner une définition précise : l’adolescence, c’est l’âge par lequel passe l’enfant pour accéder à la personne, c’est-à-dire pour devenir acteur dans le social. Mais comment entrer dans le social quand celui-ci n’a plus ni visage ni nom autre que celui d’une jungle où il faut gagner à tout prix et tirer son épingle du jeu, un social où circulent deux idéaux majeurs : devenir riche et/ou célèbre. La plupart des adolescents parviennent à sortir de cette épreuve sans trop de dégâts mais aussi sans grande envie de s’intégrer dans une telle société. Quelques-uns, plus nombreux qu’auparavant, et ce n’est hélas pas fini, se suicident ou deviennent des « mass-murderer » (tueurs de masse) comme Cho Seung-hui.

Richard McBeef ou la figure institutionnelle empêchée

Nous disposons de deux courtes pièces en un acte rédigées par Cho Seung-hui pour un cours d’exercices d’écriture (« playwriting ») dans le cadre de sa licence d’anglais. La première, et de loin la plus intéressante, s’intitule « Richard McBeef » (4). Elle met en scène trois personnages : le beau-père (Richard), la mère (Sue) et le fils (John), âgés respectivement de quarante et de treize ans.

L’action débute dans la cuisine, par une belle matinée ensoleillée. John entre dans la pièce pour prendre une barre de céréales tandis que Richard est assis et lit le journal. Il salue John en faisant mine de sourire. Celui-ci lui répond en l’appellant « Dick » (diminutif de Richard mais aussi pénis en argot). Richard préférerait qu’il dise « papa ». Fâché, John lui fait remarquer qu’il n’est pas son père. Afin d’entamer une conversation, Richard prend une chaise et s’assied en face de lui. John l’envoie sur les roses, quitte la pièce et va s’asseoir devant la télévision dans le salon. Richard le suit et tente de raisonner l’adolescent : « Je ne suis peut-être pas ton père biologique mais je suis ton nouveau père. Nous vivons sous le même toit… Allons, fils, donne-moi une chance ». Il met sa main sur le genou de John. Celui-ci la lui retire aussitôt tout en l’accusant de pédophilie.

Tandis que Richard lui demande la raison profonde de sa colère, John lui répond qu’il a assassiné son père. Richard s’en défend. John l’accuse alors d’avoir caché le meurtre, comparant cela à une conspiration telle que celle commise par le gouvernement à propos de John Lennon et Marilyn Monroe. Richard interloqué, John poursuit en lui rappelant qu’il a travaillé comme fonctionnaire (huissier) par le passé. Richard veut répliquer mais John l’interrompt violemment en l’insultant. Richard se fâche et s’apprête à lever la main sur John quand sa mère descend les escaliers.

Celle-ci plonge aussitôt sur son fils pour le protéger puis prend vigoureusement Richard à partie : « Qu’est-ce que tu es en train de faire à mon fils ? (…) Tu allais le frapper ? ». Elle l’accuse de duplicité : « Tu disais que tu voulais avoir une chouette conversation pour t’entendre avec lui. Et c’est cela que je te surprends en train de faire ! Quel genre de beau-père es-tu ? Tu prétends être sympathique tout en arborant un faux sourire sur ton visage bouffi ! ». Richard tente de prendre la parole mais Sue ne l’écoute pas et le coupe aussitôt. Parvenant néanmoins à lui dire qu’il s’est fait insulter tandis qu’il essayait d’avoir une discussion normale avec son fils, Sue lui répond que cela est tout à fait impossible et qu’il ferait mieux de montrer un peu de compassion à l’égard de John car il vient tout juste de perdre son père. Ce dernier interrompt alors la conversation en affirmant que Richard a tenté de toucher ses parties génitales.

Furibonde, Sue frappe Richard à de multiples reprises, s’aidant même de ses chaussures. Celui-ci l’effleure avec son bras et lui demande de l’écouter. Effrayée par le geste, Sue l’accuse aussitôt de vouloir la frapper elle aussi. Elle court se réfugier dans la cuisine et, tout en jetant tout ce qui lui passe sous la main sur Richard, crie à John d’aller s’enfermer dans sa chambre. Elle insulte Richard et court dans la cave tandis qu’il tente de la raisonner. Il finit par se mettre à genoux, levant les mains en l’air. Tandis qu’elle lui jette encore des objets à la figure, il lui explique que, bien que John cumule les troubles de la puberté et ceux provoqués par la mort inopinée de son père, il finira bien par surmonter ces épreuves si on lui en laisse le temps. Sue visiblement un peu calmée, Richard l’appelle par son petit nom puis lui propose de monter dans la chambre pour pratiquer une levrette comme elle l’aime.

Pendant ce temps, John, dans sa chambre, jette des flèches sur une photo de Richard tout en proférant des menaces de mort à son encontre. Il rejoint ensuite sa mère dans la cave et lui dit que Richard a tué son père et l’a frappé. Sue prend alors une tronçonneuse et la brandit face à Richard qui sort de la maison et va se réfugier dans sa voiture. Une demi-heure plus tard, John rejoint Richard et s’assied sur le siège passager. Tout en mangeant une barre de céréales, il se demande pourquoi il fait si beau dehors. Tandis que Richard est encore rouge de colère après ce qui vient de se passer, John lui explique d’un ton méprisant pourquoi il ne l’aime pas : « Tu veux savoir pourquoi je ne t’aime pas ? Parce que tu ne peux pas vraiment nourrir ma mère. Tu gagnes le salaire minimum. Tout ce que tu sais faire, c’est la baiser. Tu es un moins que rien. (…) Et tu me demandes de t’appeler papa ? D’accord. Eh papa, tu es un trou de cul ! ». Richard, furieux, lui demande alors comment il ose parler comme cela à son beau-père. John prend sa barre de céréales entamée et lui enfonce dans la bouche pour essayer de l’étouffer. Richard le repousse puis lui porte un coup mortel tandis qu’il venait encore une fois de l’insulter.

Cette première pièce installe d’entrée de jeu un climat de tension entre John et Richard. Au sourire forcé de Richard succède aussitôt une réplique de John qui ramène Richard à la fois dans un rapport d’horizontalité avec lui (c’est entre pairs qu’on s’appelle par son diminutif) et le réduit à son organe sexuel, évacuant du même coup toute dimension, sinon de génitalité, du moins de parentalité. Or si Richard ne peut être reconnu par John comme son (beau)-père, que peut-il être sinon l’objet du désir de sa mère.

Si l’on peut supposer que le rapport entre John et Richard était déjà tendu avant que l’action ne commence pour nous, on comprend assez vite que la colère de John va progresser à mesure que Richard tente de se mettre en position de (beau)-père. John ne cesse d’empêcher que cette configuration se mette en place : en insultant Richard, en quittant la pièce au moment où celui-ci veut entamer la discussion, en se mettant devant la télévision. Puisqu’il n’a en face de lui qu’un individu, John ne voit pas pourquoi il devrait faire un quelconque effort pour s’entendre avec lui s’il n’en ressent pas la moindre envie. Après tout, pourquoi lui impose-t-on la compagnie de ce type ? Aussi, lorsque Richard met sa main sur son genou, c’est aussitôt à un désir dont il ferait l’objet qu’il attribue ce geste. Si Richard cherche à nouer à ce point un dialogue avec lui, et ce malgré les multiples refus que John lui a opposés, cela ne peut être à son sens que parce qu’il a des vues sur lui. Sinon, comment expliquer une telle obstination dans sa volonté de proximité et d’entente ? Richard se voit identifié à un pédophile par un John de plus en plus violent, à proportion de la connotation qu’il vient de donner au geste de son beau-père.

A travers la tension entre John et Richard, Cho Seung-hui met en scène deux configurations possibles pour saisir la réalité sociale. D’une part un rapport purement interindividuel, de l’autre un rapport institutionnel de parenté. Leurs positions sont en effet présentées ici comme absolument irréconciliables puisque, si pour John la scène s’inscrit dans un cadre purement individuel, pour Richard, au contraire, c’est la nécessité d’établir un rapport de parentalité qui prévaut. Notons bien qu’il n’est pas ici question de proposer une double nature des acteurs, à la fois parents et individus. Au contraire, la pièce somme chacun de choisir son camp si l’on peut dire. Davantage, elle n’aura de cesse de présenter le point de vue individuel comme offensif et celui de l’institution comme défensif. C’est John qui accuse et le (beau)-père qui va tenter de se défendre.

A ceci près que John en vient ensuite à accuser Richard du meurtre de son père. Se plaçant cette fois-ci du côté de l’institution, il reproche à Richard d’avoir tué la figure qui l’incarnait pour lui et cela, pour finir dans les culottes de sa mère, autrement dit, dans un but purement individuel puisque relevant du désir sexuel. On le voit, John occupe une position tout à fait ambivalente vis-à-vis de l’institution puisque, tout en refusant à Richard d’occuper la position de (beau)-père, il lui reproche d’avoir éliminé celui qui l’occupait jadis. Dans l’esprit de John, il y a manifestement confusion entre la fonction parentale et l’individualité concrète qui l’occupe temporairement.

John accuse ensuite Richard d’avoir caché le meurtre et compare cette conspiration à celles commises par le gouvernement à l’encontre de John Lennon et Marilyn Monroe. Voilà maintenant John qui reproche à Richard d’avoir participé de l’institution (en tant que huissier), assimilant automatiquement le dit point de vue de l’institution à la raison d’Etat, par définition opaque aux individus et susceptible de leur part de diverses projections fantasmatiques complotistes. En somme, Richard incarne le point de vue de l’institution au sein de la famille, et c’est bien de cela que John l’accuse. Autrement dit, il reconnaît ici la fonction institutionnelle de (beau)-père de Richard mais sur un mode répulsif. En réalité, John n’a de cesse de diminuer Richard. S’il est un père, cela ne peut être qu’un meurtrier. S’il ne l’est pas, ce n’est qu’un partenaire sexuel de sa mère.

Il s’agit maintenant d’introduire le troisième terme de la pièce : la mère (Sue). Celle-ci apparaît au moment où Richard menace John de sa lourde main, exaspéré par son entreprise systématique de mise en pièce tant de la fonction qu’il occupe que de son individualité. Aussitôt, elle adopte le point de vue de John. C’est son fils, sous-entendant par là que Richard ne peut en être le (beau)-père. Elle joue son fils contre Richard. Le voyant lever la main sur John, elle s’offusque d’une telle attitude, à contre-courant de celle conciliante et sympathique qu’elle attendrait d’un beau-père. On perçoit ici l’incertitude permanente qui risque de peser sur ces familles dites « recomposées » : la famille est-elle faite d’un duo mère-fils ou d’un trio (beau)-père, mère, fils. Situation rendue encore plus problématique par le matriarcat psychique qui est devenu aujourd’hui la norme dans toutes les familles, recomposées ou non : c’est désormais la femme qui porte l’autorité dans la famille.

Prenant le relais de son fils, elle poursuit en n’accordant pas le moindre crédit à la parole de Richard, parole qu’elle n’hésite pas à couper. C’est à cet endroit que l’on apprend la mort récente du père (un mois). Richard nous ayant signifié précédemment qu’il était présent sur le bateau lors de l’accident, on peut raisonnablement supposer qu’il fréquentait déjà la mère, qu’il avait peut-être déjà des vues sur elle (et réciproquement) voire qu’il était déjà dans son lit avant que le père ne meure. Reste qu’elle n’a pour ainsi dire pas pris le temps du deuil, ce qui, on peut le comprendre, peut exciter la véhémence de John à l’égard de cet intrus qu’est Richard. Le père étant en quelque sorte encore présent symboliquement, on ne voit pas comment Richard pourrait s’y substituer.

John aurait pu également reprocher la situation à sa mère. Il n’en est rien. Sa fonction maternelle l’empêche de la saisir comme objet de désir. Or la présence de Richard ne signifie que cela. John va ensuite exacerber ce point de vue en rappelant à sa mère qu’il s’est aussi intéressé sexuellement à lui. Mais pour Sue, la fonction filiale de John occulte toute dimension explicite de désir à son égard. A la violence de John découlant du fait que Richard ne puisse que s’intéresser sexuellement à sa mère va répondre celle de Sue, révulsée qu’il puisse être supposé avoir fait des avances à son fils. Il n’est pas difficile de saisir ici une figure du couple fusionnel réunissant la mère et le fils, une des configurations possibles de la famille monoparentale contemporaine face à l’intrus. S’il n’y a pas d’inceste sur le plan réel, reste qu’au niveau symbolique, on n’en est pas loin. La mère nie, tout comme John, la dimension de l’institution en refusant à Richard de tenir cette position lorsqu’il fait mine de l’occuper, en ne lui accordant aucun crédit (en tant que figure institutionnelle), en l’insultant, en lui coupant la parole (en tant que parole de l’institution) mais aussi en vidant sa fonction de toute substance.

Richard n’a plus alors qu’à lever les mains en l’air et se mettre à genou, tel un criminel qui accepte de se rendre aux forces de police (le point de vue de la loi étant ici incarné par le couple mère-fils en tant que figure exemplaire de la famille monoparentale). Bien que la mère semble ensuite reprendre la raison au nom du point de vue de l’institution proposé par Richard, il est curieux de constater que ce dernier l’interpelle ensuite par un diminutif fortement connoté la rappelant à lui comme partenaire sexuel (« honey-poo »). Comme si elle ne pouvait entendre son discours en tant que (beau)-père que déguisé sous le masque de l’individu, possible sujet et objet de désir. Mais c’est sans compter sur le rappel à l’ordre de John qui vient asséner une troisième accusation. Pédophile, bisexuel, violeur, violent, psychopathe et meurtrier, Richard devient en plus, aux yeux de la mère, le fossoyeur de l’institution en tant qu’assassin du père.

C’est dans le dénouement que ce drame de la confusion des places atteint son maximum d’intensité. Car le long acte d’accusation exposé par John à la fin de la pièce le place, lui, individu hyperindividualisé, en position de procureur de la vertu contre le caractère « individualiste » de Richard. L’acte d’accusation est éloquent. Il ne peut s’occuper de sa mère ni sur le plan financier ni sur le plan sexuel. C’est un paresseux, un impuissant qui passe son temps à s’engraisser. Comment un tel individu n’ayant aucun sens de l’institution pourrait-il faire fonction de père ? On ne peut ici que comprendre le point de vue de John, tout en trouvant pour le moins étonnant non seulement qu’il ne se soit pas appliqué ce jugement à lui-même (comble du clivage qui l’anime) mais qu’il fasse précisément ce reproche au seul personnage de la pièce qui s’est évertué tout au long de celle-ci à rappeler le point de vue de l’institution. John déroule un discours qui ne peut se supporter d’aucun statut qui le légitime et ce procès apparaît comme une mystification. John n’est nullement en position de juge. Pas de tiers possible en effet dans des relations purement dyadiques. Ce face à face inclut dès lors nécessairement la disparition de l’autre comme clarification du différend qui les oppose. John tente alors d’étouffer Richard mais c’est le plus fort qui bien entendu l’emporte. La disparition de l’autre, ce sera heureusement dans la plupart des situations réelles non le meurtre mais la rupture du couple ou une sorte de compromis fragile basé sur l’accoutumance réciproque.

Mr Brownstone ou le casino-monde

La seconde pièce s’intitule « Mr Brownstone » (5). Elle met en scène quatre personnages : trois adolescents de dix-sept ans (John, Jane, Joe) et leur professeur de mathématique (Mr Brownstone), âgé de quarante-cinq ans.

L’action prend place dans un casino. Les trois adolescents conversent, assis devant des machines à sous. Ils n’en reviennent pas d’avoir pu entrer avec une fausse identité. Les voici enfin tranquilles, dans le seul endroit où ils peuvent souffler car ils n’y rencontreront pas l’un de leurs professeurs : Mr Brownstone. John : « C’est comme un parasite. Il vit de la misère qu’il inflige aux autres ». Jane : « J’espère que ce vieux pet aura une attaque cardiaque et tombera mort comme les personnes âgées sont supposées le faire ». Les trois compères s’insurgent contre le comportement injuste d’un professeur qui se permet de retirer des points lorsque vous oubliez de lui rendre deux devoirs ou de vous retenir après l’école pour une blague inoffensive à son encontre. John : « Il nous a tous violés. N’est-ce pas ce que font les professeurs ? ». La scène se conclut par des menaces de mort proférées par le jeune trio.

Mr Brownstone entre dans le casino et se dirige dans leur direction. Il s’étonne de les trouver dans un tel endroit. Ceux-ci font mine de ne pas l’avoir remarqué. John : « Est-ce moi ou est-ce que cela sent le mal ici ? ». Jane : « Pas juste le mal mais aussi le vieux ». Pour l’avoir ainsi humilié, Mr Brownstone les menace de sanctions à l’école dès le lundi. Les trois adolescents continuent à parler de lui comme s’il n’était pas présent. Joe : « Ah ! Ce vieux pet ! Je hais cet homme ! ». Puis ils commencent à chanter une chanson homonyme destinée à le ridiculiser. Le visage de Mr Brownstone devient menaçant.

Souriant, John joue et gagne le jackpot. La sirène retentit. Les trois compères exultent, se prennent dans les bras et s’embrassent. John : « Nous sommes riches ! Plus de Mr Brownstone ! ». Les autorités du casino viennent à sa rencontre. Un sourire apparaît sur le visage de Mr Brownstone. Celui-ci, se faisant passer pour plus âgé qu’il n’est, accuse les adolescents de l’avoir poussé de sa place lorsqu’ils ont vu qu’il avait gagné alors qu’en plus ils n’ont pas l’âge légal pour participer à ce genre de jeu. Après un contrôle d’identité confirmant l’accusation, les agents de sécurité embarquent John, Jane et Joe. Le représentant du casino donne le ticket gagnant à Mr Brownstone tout en s’excusant d’avoir laissé passer de tels gangsters. Tandis que Mr Brownstone sourit, les trois adolescents jurent qu’il ne s’en sortira pas comme cela.

Cette seconde pièce, moins intéressante que la première, reprend sur un mode impressionniste des éléments déjà relevés dans « Richard McBeef ». En effet, bien que le personnage principal soit ici un représentant du corps professoral et non plus parental, c’est encore une fois de l’effacement de la dimension institutionnelle dont il est ici question à travers le portrait que dressent les trois jeunes d’une des figures qui est censée l’incarner pour eux. On ne saisit la cohérence de la description qu’ils font de leur professeur qu’en la replaçant dans une vision du monde au sein de laquelle l’éducation et les actes qu’elle suppose ont perdu tout sens.

C’est ainsi que les trois élèves présentent d’emblée Mr Brownstone comme un persécuteur. Perçu en tant qu’individu et non pas en tant qu’éducateur, les sanctions qu’il leur inflige ne peuvent en effet être conçues autrement que comme témoignant d’un intérêt spécifique et obstiné à leur égard. Ils iront d’ailleurs jusqu’à l’accuser de viol. Ce qui veut dire qu’ils n’ont pas consenti à être éduqué par lui, c’est-à-dire à devoir contre leur gré apprendre des contenus et des savoirs qu’ils n’ont pas produits mais qui leur sont transmis par celui-ci. Comme tous les élèves d’aujourd’hui, ils se perçoivent comme des autodidactes. Ils considèrent l’école comme un vaste marché d’idées au sein duquel ils viennent puiser selon leur bon vouloir en contribuant à « construire des savoirs ». Malheureusement, on voit difficilement comment concilier cela avec l’enseignement des mathématiques par exemple.

Tout acte posé par Mr Brownstone, à défaut de pouvoir être interprété et légitimé en tant qu’acte éducatif, est aussitôt décodé comme l’expression d’un motif strictement individuel. Ainsi, nos trois jeunes ne peuvent expliquer la sévérité dont leur professeur fait preuve dans l’exercice de sa fonction que par sa constipation. Toute sanction est interprétée comme un acte de violence à leur encontre. L’image du parasite se nourrissant du malheur d’autrui vient alors se greffer sur celle du harceleur. On comprend dès lors la violence de leur discours à l’encontre de Mr Brownstone puisqu’elle ne fait en fin de compte que répondre à celle exercée sur eux par celui-ci pour des motifs, à leurs yeux, arbitraires.

Il importe maintenant de signaler un élément radicalement neuf dans cette seconde pièce et qui permet de faire le distinguo entre les personnages de Richard McBeef et Mr Browstone. McBeef est en quelque sorte un héros de tragédie. Chaque fois qu’il essaie de bien faire, cela se retourne immanquablement contre lui. Chaque fois qu’il tente de réintroduire le point de vue de l’institution, son acte est aussitôt réinterprété par Sue et son fils dans un cadre hyperindividualiste et devient un élément à charge contre lui. Il incarne bien dans cette première pièce la figure institutionnelle empêchée.

La seconde pièce se présente tout autrement. Elle nous expose plutôt le problème d’un monde dans lequel règne une double morale qu’illustre à merveille le personnage de Mr Brownstone et ce, de deux manières (6).

D’une part, son entrée en scène au sein du casino et sa réprimande à l’égard des trois jeunes fait ressortir le décalage entre deux conceptions radicalement différentes du monde mais s’exerçant néanmoins de manière concomitante. D’un côté, l’image du casino renvoie à un monde au sein duquel c’est la loi de la jungle qui l’emporte. Pour réussir, il ne faut compter que sur soi-même, jouer son va-tout, tenter sa chance et laisser faire le hasard. De l’autre, la figure institutionnelle du professeur fait signe plutôt vers l’idée de l’honnête homme et d’un monde conçu comme état de société.  Dans ce cadre, c’est l’exercice de la raison et plus particulièrement la connaissance des règles de la vie sociale et de l’intérêt général qui les sous-tend qui peut procurer une maîtrise relative du monde. En exposant ainsi ces deux visions opposées du monde, Cho Seung-hui n’essaie pas du tout de faire œuvre moralisatrice. Il décrit plutôt une situation dans laquelle le fait même que la morale effective qui règne dans la société, ici figurée par le casino, coexiste avec une morale humaniste enseignée au sein des écoles en complète opposition avec elle, rend cet enseignement absolument vain. D’où l’attitude de complet détachement des trois élèves face à celui qui l’incarne pour eux, Mr Brownstone. S’ils font mine de ne pas le voir, c’est parce que précisément il ne représente pas pour eux la réalité du monde.

C’est d’ailleurs ce que, d’autre part, Mr Browstone va venir confirmer lui-même en conclusion de la pièce. En mentant et en trichant pour s’enrichir mais aussi pour se venger de ses élèves, il cesse d’incarner la figure institutionnelle pour adopter la loi du casino et, du même coup, il manifeste l’écart entre la morale qu’il affiche en tant que professeur et celle qui existe réellement dans la société.

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Les deux pièces que nous venons brièvement d’analyser dessinent un même cadre. Tentons maintenant de l’expliciter en associant les divers éclairages qui le traversent.

Comme nous l’avons dit précédemment, c’est d’abord via le prisme de l’institution que Cho Seung-hui choisit de parler du contemporain. Tout en mettant en avant deux figures problématiques de celle-ci au sein de nos sociétés (7), à savoir la famille et l’école, il nous montre à travers le portrait qu’il en dresse à quel point le processus de désinstitutionnalisation qui s’y applique les transforme en profondeur. Le déplacement du centre de gravité, tant de la famille que de l’école, de l’institution vers l’individu a pour conséquence d’éclipser aux yeux des individualités qui les composent les raisons d’être de ces institutions. Mais ce n’est pas pour autant que leur dimension institutionnelle cesse de s’imposer à nous. Simplement, elle ne nous est plus spontanément compréhensible dans le temps même où elle subit la concurrence de représentations individuocentrées qui ont prétention à la remplacer purement et simplement.

Ainsi, en ne concevant plus la famille et l’école qu’à partir de motifs d’association strictement individuels, non seulement on transforme leurs attributions mais on les vide progressivement des moyens de réaliser les fonctions traditionnelles qu’on continue par ailleurs à leur attacher. Les individus qui les composent se trouvent alors pris dans des contradictions insolubles entre les nouvelles et les anciennes fonctions des sphères familiales et scolaires, quand ils ne sont pas tout simplement empêchés de les réaliser lorsqu’ils le souhaitent parce qu’ils en ont perdu le sens. C’est cette situation d’anomie qui génère un malaise diffus dans nos sociétés tant au sein de la famille que de l’école. Elle va jusqu’à produire une rage qui débouche sur des actes de violence à l’intérieur de ces deux formes, actes dont nous entendons de plus en plus parler à travers les médias et dont la tuerie de Cho Seung-hui fait incontestablement partie.

Afin de mieux faire ressortir les nouvelles représentations de la famille, de l’école et, plus généralement de la société, produites par ce double mouvement de décomposition institutionnelle et de recomposition individuelle, il n’est pas inutile de s’attarder un peu sur la signification des lieux choisis par Cho Seung-hui pour situer l’action de ses deux drames. Si l’on combine les pièces, ce qui ressort en effet, c’est la vision d’un casino-monde conçu comme une jungle et face auquel la famille, seule, apparaît comme un cocon protecteur. L’action de « Richard McBeef » est confinée à un espace domestique totalement isolé du monde extérieur et au sein duquel l’enfant est menacé par la figure étrangère du (beau)-père qu’il ne reconnaît pas et surprotégé par sa mère considérée comme unique figure parentale. Celle de « Mr Brownstone » prend place, quant à elle, dans un casino dont on ne sort à aucun moment, lieu au sein duquel c’est la loi du plus fort, quand ce n’est pas le hasard, qui règne en maître, comme en atteste le comportement de leur professeur.

Cette représentation de la société s’éclaire dès lors que l’on veut bien considérer l’implicitation de sa dimension institutionnelle et le recouvrement de celle-ci par des motifs purement individuels. Si la famille n’est plus le relais mais le dernier bastion face à un monde dangereux, c’est bien évidemment parce qu’elle n’est plus conçue comme une institution destinée à produire des sociétaires mais plutôt comme une association d’individus réunis sur base d’affinités électives. Dans un tel cadre de pensée, l’extérieur et l’étranger ne peuvent être considérés que sous le signe de la coercition et de l’imposition. En effet, la tolérance n’est le propre que d’un individu déjà rompu aux règles de la vie sociale. On ne naît pas honnête homme, on le devient via l’éducation parentale et scolaire. Si la famille ne s’en charge plus, si l’école a de plus en plus de peine à le faire, rien d’étonnant à ce que la première apparaisse comme un refuge et la seconde comme une prison. A considérer le monde uniquement sous l’angle du consentement individuel à celui-ci, on en vient nécessairement à rejeter l’élément de l’ensemble qui nous en fait participer : la société. Dès lors, celle-ci ne peut plus apparaître que comme une jungle.

L’angoisse d’un monde sans adultes

Entre autres effets de ce double processus de désinstitutionnalisation et d’hyperindividualisation du monde que les pièces de Cho Seung-hui mettent en scène, nous souhaiterions maintenant parler des transformations qu’il implique dans le rapport entre générations. Nous ne retiendrons ici que les termes de la redéfinition contemporaine des âges de la vie qui nous importent pour notre démonstration (8).

A notre sens, l’élément principal de cette redéfinition, c’est le déplacement du sens général de la vie et des âges qui la ponctuent d’une conception placée sous le signe de la génération et du remplacement des individus, valorisant en conséquence l’âge adulte en tant qu’expression de la maturité, à une autre, délivrée de la contrainte de reproduction et valorisant dès lors la jeunesse comme expression de l’ouverture à tous les possibles. On retrouve ici sur le plan physiologique ce que l’on relevait plus haut sur le plan social puisque le retrait de l’institution s’exprime aussi par la libération des individus tant du lien de société que de la perpétuation de celle-ci.

Si nos sociétés valorisent à ce point la jeunesse, comme en témoignent d’ailleurs tous les personnages des pièces, à l’exception notable de Richard McBeef, c’est au prix d’une méconnaissance foncière du vécu de ceux qui sont censés l’incarner exemplairement : les jeunes. Et ceci pour une raison simple. A travers la valorisation contemporaine de la jeunesse, notre société met en avant le fait de conserver de la puissance d’avenir. Si l’on veut bien considérer qu’un des moyens de cette puissance, entre autres choses, c’est l’argent, force est de constater que les jeunes n’en sont pas les plus pourvus. Aussi est-il nécessaire de dissocier la jeunesse en tant qu’âge de la représentation générale de la vie à laquelle on l’associe. C’est au prix de cette confusion qu’on s’est éloigné progressivement de la réalité des jeunes. Notons que cette méconnaissance des jeunes par les adultes est renforcée par l’autonomie relationnelle et matérielle précoce qui leur est accordée au motif précisément de leur jeunesse puisqu’ils doivent avoir les moyens de réaliser la puissance qu’ils incarnent.

Au-delà de cette question, c’est plus généralement le rapport entre les générations qui risque de basculer dans une incompréhension réciproque et ceci, à cause de l’effacement du sens même de la maturité. Il n’est en effet plus possible de tenir compte des difficultés posées par la succession des générations dès lors que l’idée même de remplacement des individus ne fait plus sens. En ce cas, nous ne sommes plus que des contemporains et rien d’autre. Les problèmes posés par l’insertion des jeunes dans le monde, par le passage de témoin de sa prise en charge, de même que ceux inhérents au fait de le quitter pour les personnes âgées, s’ils persistent inévitablement dans le vécu de chacun, ne sont plus susceptibles d’une prise en compte voire d’une résolution dans les termes exacts dans lesquels ils se posent dès lors qu’ils ne peuvent plus être saisis qu’à travers le prisme individuel. Les difficultés inhérentes à chaque âge ainsi qu’à leur composition ne font ainsi qu’empirer. Chacun est renvoyé à lui-même : une enfance ignorée, une jeunesse méconnue, une avancée en âge et un vieillissement impensables. Quant à la coexistence des individus plus ou moins âgés, elle devient délicate à règler et produit des situations paradoxales comme, entre autres, un marché du travail hostile à la fois à l’engagement des jeunes et des plus âgés.

S’il n’y a plus que des contemporains immatures, c’est que nous vivons dans un monde qui n’est pris en charge par personne. Sous l’effet de l’irresponsabilité généralisée, la société disparaît ainsi pour faire place à la jungle. Aussi, du point de vue d’un jeune, le discours moralisateur que ses aînés lui assènent sur le mode de l’injonction au sein de l’école comme de la famille ne peut-il être perçu que comme une coquille vide. D’abord parce qu’il ne voit pas de raison de s’y plier s’il n’y consent pas. Mais surtout parce qu’il constate au quotidien l’écart significatif entre ce discours et la morale effective de la société. Les deux pièces illustrent bien cette situation et, plus particulièrement, « Mr Brownstone ». Son attitude à la fin de la pièce vient d’ailleurs confirmer cet écart puisqu’il ne respecte pas les règles sociales dont il est censé être le garant par ailleurs.

Renvoyés à eux-mêmes et censés assurer leur protection par leurs propres moyens, les jeunes doivent se débrouiller avec cette double morale. Ils adoptent alors un certain cynisme qui consiste à renvoyer à leurs aînés l’image de la société qu’ils attendent puisque ceux-ci ne savent pas la réalité qui suppose, elle, pour s’en sortir, de ne pas faire de vague et prêter allégeance si nécessaire. Jamais n’est pris en compte le problème principal de la prise de pouvoir de petits tyrans illégitimes du fait du retrait de l’institution. Et comment pourrait-il l’être puisque ce sont précisément les aînés à qui revient la charge de garantir pratiquement le respect des règles de la vie sociale qui refusent de le faire ? Pire encore, les « adultes » interprètent bien souvent comme un danger ce qui n’en est pas un et, réciproquement, ne tiennent pas compte des situations dangereuses depuis le point de vue de l’enfant et/ou du jeune.

C’est peut-être ici que l’on peut établir un lien entre les pièces de Cho Seung-hui et la tuerie qu’il a commise. Dans le testament audiovisuel qu’il a transmis aux médias le jour même du massacre, il se met en scène en tant que justicier, armé pour affronter la jungle urbaine, figure extrême de la masculinité.  Dans son discours enregistré, il dit son dégoût de la morale effective de la société et en impute la faute aux adultes qui ne protègent plus. Face à cette jungle, il décide de faire le ménage seul. On ne peut s’empêcher de penser à son personnage de tragédie, Richard McBeef. A défaut pour l’adolescent de pouvoir s’identifier positivement à une figure institutionnelle (McBeef), au moins peut-il se venger de l’humiliation subie à travers lui par le genre masculin tout entier. Même si la folie de son acte est incontestable, il est saisissant de constater à quel point celui-ci relève d’une conception du monde mise en scène précédemment dans ses pièces et dont nous avons cherché à montrer qu’elle est fondée dans la réalité.

« Qui saura lire les hiéroglyphes du délire déchiffrera le secret de notre architecture intime » (9) écrivait Marcel Gauchet dans sa préface au « Sujet de la folie » de Gladys Swain. S’il reste encore beaucoup à faire pour entendre les fous, peut-être est-ce aussi parce que nous sommes loin de nous entendre tout court.

Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser

(1)  Cho Seung-hui, ou l’écriture du cauchemar in Le Monde, 22 avril 2007

(2)  D’autres personnes partagent visiblement notre avis comme en témoignent les adaptations théâtrales d’amateurs filmées et disponibles sur Youtube.

(3)  Philosophie des âges de la vie, Grasset, 2007, p. 31

(4)  http://www.thesmokinggun.com/archive/years/2007/0417071vtech1.html

(5)  http://nightskymine.blogspot.com/2007/04/virginia-tech-gunman-cho-seung-huis_17.html

(6)  Nous nous appuyons ici sur la pénétrante analyse de Dominique Ottavi, Prévenir la violence, dire le mal in La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 65, septembre 2006

(7)  Notons qu’il introduit une troisième figure de l’institution, celle de l’Etat, à travers le délire complotiste de John dans « Richard McBeef ».

(8)  Marcel Gauchet, La redéfinition des âges de la vie in Le Débat, 132, novembre-décembre 2004

(9)  Marcel Gauchet, De Pinel à Freud in Gladys Swain, Le sujet de la folie, Calmann-Lévy, 1997 (1977), p. 8

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