Les jeunes face à une double morale

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°30, mars-mai 2010.

Quel est le rapport des jeunes d’aujourd’hui à la norme sociale ? Si nous sommes tous d’accord pour reconnaître une part irréductible de délinquance dans notre société, en revanche, les désaccords surviennent lorsqu’il s’agit de déterminer l’ampleur comme la nature des faits mais aussi s’il convient ou non d’associer délinquance et jeunesse.

Quoiqu’il en soit, le comportement d’une partie des jeunes suscite suffisamment d’interrogations pour que les uns appellent en aval à davantage de mesures répressives, les autres en amont à plus de prévention. Je voudrais montrer que tous font fausse route pour la bonne et simple raison que la source de ces comportements délictueux est une injonction sociale tantôt en contradiction avec celle au nom de laquelle sont prises ces mesures répressives tantôt en affinité avec celle au nom de laquelle est pratiquée la prévention.

Autrement dit, ces jeunes ne sont pas des barbares qu’il faudrait civiliser. Au contraire, ils se conforment à une norme sociale qui les enjoint d’en transgresser une autre. De l’explicitation de cette double morale qui régit nos sociétés et du rapport que les jeunes entretiennent à celle-ci dépend la juste appréciation de ce qui se joue au travers de ces actes délictueux et de ce qu’il convient d’en tirer comme conclusions sur les mesures à mettre en œuvre pour y faire face.

L’individu à la fois source et produit de la norme

Pour comprendre le rapport des jeunes d’aujourd’hui à la norme sociale, il convient tout d’abord d’expliciter la spécificité moderne de la norme. Celle-ci est indissociable de la genèse de l’individu moderne puisqu’il est le support de l’individu abstrait de droit au fondement de la norme moderne. Autrement dit, traiter du rapport des jeunes à la norme, c’est traiter du rapport qu’ils établissent entre leur individualité concrète et la norme de l’individu de droit. Or ce rapport a varié depuis l’apparition de l’individu de droit au travers du droit naturel notamment parce que l’un de ses termes, l’individualité concrète, s’est considérablement transformé sous l’effet de ce rapport. Il convient donc de retracer l’évolution du rapport entre l’individu de droit et l’individualité concrète censée l’incarner si nous souhaitons comprendre où nous en sommes aujourd’hui.

Toute société se donne des règles valables pour tous qui déterminent ce qui est légitime comme ce qui est susceptible de sanction collective afin d’assurer une coexistence possible entre tous les individus qui la composent. S’il n’y a pas de société sans norme sociale, celle-ci s’institue collectivement dans des formes très diverses à travers le temps et l’espace. Cette variabilité sociale-historique de la norme s’accompagne dans toute société du renouvellement des générations qui pose le problème de sa perpétuation. L’éducation des nouveaux venus, en leur transmettant le sens de ce qui les a précédés pour qu’ils puissent le perpétuer, a pour but de pérenniser l’ordre social afin d’assurer la continuité de l’humanité dans le temps.

Dans les sociétés traditionnelles, la permanence de l’ordre social est garantie par la fidélité au passé, c’est-à-dire la reproduction de la norme léguée par l’héritage ancestral. C’est ce fondement qui va peu à peu s’effondrer sous l’effet de l’orientation des sociétés modernes en fonction de l’avenir et du changement, initiant à mesure de son effritement un lent travail de refondation à partir d’une nouvelle source de la légitimité : l’individu de droit.

L’idée émerge durant les 17ème et 18ème siècles au travers de l’abstraction du droit naturel : dans l’état de nature antérieur à l’état de société, les individus dotés d’une égale liberté ont passé contrat afin de produire la société. Les concepteurs de la notion s’accordent néanmoins à reconnaître qu’il s’agit sinon d’une fiction, du moins d’un passé à jamais révolu. A la surprise générale, la révolution française fait émerger concrètement l’individu des droits de l’homme et avec lui l’espoir de fonder la société moderne sur de nouvelles bases. Cette entreprise se révélant rapidement un échec, l’idée est remisée au placard et on en revient à appréhender l’individu comme inscrit d’emblée dans un ordre social qui l’enserre. Le 19ème siècle fait apparaître néanmoins sur fond d’une autorité du passé qui perdure un individu à l’initiative de l’histoire et de la dynamique sociale.

C’est ce compromis de l’ancien et du moderne qui se défait aux environs de 1900. Au nom de l’idée abstraite de l’individu de droit qui fait un retour inattendu est critiquée la réalité d’un individu concret dont la liberté postulée masque mal l’aliénation réelle. La conclusion est simple. Puisqu’il n’est pas donné d’emblée, c’est à la société de prendre en charge la production concrète de l’individu de droit au moteur de sa dynamique de changement. Pour devenir moderne et le rester, pour perpétuer l’ordre moderne au travers du renouvellement des générations, la société va devoir se produire autre en accouchant en son sein du nouveau fondement qu’elle se donne, c’est-à-dire en produisant l’individu producteur d’elle-même.

Ce processus d’individualisation va peu à peu s’étendre à tous les individus durant le 20ème siècle, y compris aux enfants dont il faut préserver l’individualité de tous les rets, à commencer par la famille, qui faisaient l’armature de l’ordre traditionnel et la produire via l’appareil institutionnalisé d’éducation. Cette production sociale des individus va avoir des effets imprévus sur les individus concrets qui vont progressivement en infléchir les modalités. En libérant l’individu de ses anciennes attaches, le processus d’individualisation va faire apparaître l’irréductible singularité de chacun. Il se révèle au final que la production concrète de l’individu universel des droits de l’homme est également la meilleure voie de sa singularisation, ce qui n’est pas sans compliquer grandement l’éducation.

Au nom de l’individu de droit, d’une part, la société doit agir sur l’individu concret pour l’extraire de son milieu particulier et produire son individualité et, d’autre part, elle doit préserver et favoriser la singularité du dit individu qui va émerger du fait de cette extraction et de cette production. La norme de l’individualité expressive, qui enjoint et encourage l’individu à manifester son irréductibilité face à la société, en s’associant comme le double de la norme de l’individu droit, va ouvrir l’épineux problème de savoir à quel niveau doit intervenir la collectivité, quelle doit être la nature et l’ampleur de son action puisque c’est au nom de l’individu qu’elle est sommée d’un côté d’agir sur lui, de l’autre de s’abstenir de toute intervention voire de le laisser agir contre elle.

Cette contradiction a été évacuée du débat public et nous avons renoué depuis une trentaine d’années avec la croyance en une individualité qui, sous ses deux visages, serait donné d’emblée, dès la naissance. Sous l’effet de cette confusion entre l’individu universel de droit et son double, l’individu singulier, nous en sommes venus progressivement à concevoir a priori ce que nous considérions pourtant à produire a posteriori. Dans la logique d’une telle croyance, toute action de la société sur l’individu est frappée d’illégitimité.

Les contradictions de l’école au nom de l’individu

Prenons l’exemple de l’école. La transmission, c’est-à-dire le fait d’apprendre des autres, y est de plus en plus réduite à la part congrue et disqualifiée au bénéfice unilatéral de l’apprentissage à partir de soi. L’élève doit construire et s’approprier les savoirs dont il estime avoir besoin. Il dispose donc de ce que l’enseignant propose. Puisqu’on postule qu’il est la source unique de l’apprentissage, plutôt que d’agir sur l’élève en difficultés scolaires, on l’autonomise et on le responsabilise davantage encore alors que son échec traduit une incapacité à se supporter de lui-même. L’aveuglement en la circonstance est une conséquence directe du fait que l’on postule comme émanant d’emblée de l’élève une capacité à produire par l’intervention de la société.

Il en est de même pour la discipline. Tout écart par rapport à la norme paraît inconcevable puisque l’individualité du jeune à préserver implique qu’il soit capable de se discipliner lui-même. D’où la difficulté grandissante de justifier une sanction dénigrée et de moins en moins appliquée. Plutôt que d’incarner de l’extérieur la limite qui leur fait défaut, nous accordons de plus en plus de place à l’expression de l’intimité singulière des élèves, rendant les motifs impersonnels de la répression arbitraires, et préférons signer des contrats avec eux alors même que leurs incivilités répétées traduisent leur manque de ressources personnelles en la matière.

Mais le problème est plus grave encore. Nous sommes en train d’écraser la jeunesse sous le poids de l’idéal et de l’enfermer dans une injonction paradoxale qui produit au final davantage de conformisme et d’aliénation que de liberté. D’un côté, nous favorisons et valorisons l’expression sans entraves des jeunes au nom de l’irréductibilité individuelle qu’ils manifestent. De l’autre, nous les dévalorisons et les sanctionnons lorsque l’expression de cette irréductibilité ne manifeste pas l’idéal de l’individu de droit qu’elle est censée incarner. Nous ne mettons plus en place les moyens de produire concrètement cet idéal puis reprochons aux jeunes qu’il leur fasse défaut. Mais comment pourraient-ils manquer de ce qui est censé émaner d’eux d’emblée ?

Cela n’est pas sans conséquences sur l’évaluation qui, via son individualisation progressive, prend un caractère de plus en plus arbitraire. Certaines transmissions familiales, horizontales ou communautaires implicites sont identifiées à tort comme des expressions d’une irréductibilité individuelle et évaluées en tant que telles à la faveur ou à la défaveur de l’élève selon qu’elles cadrent ou non avec ce que recouvre pour l’enseignant l’individualité qu’il évalue. A défaut de les identifier, ces diverses pressions extérieures méconnues ne peuvent être combattues pour certaines ou produites chez ceux qui en sont dépourvus pour d’autres dès lors qu’elles contribuent à l’émancipation de l’élève.

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Bien que la délinquance n’affecte qu’une minorité de la jeunesse, l’augmentation croissante de ses écarts par rapport à la norme témoigne du déséquilibre de plus en plus important dans nos sociétés en faveur de l’expression individuelle débridée au détriment de la production d’un individu émancipé et singulier, déséquilibre qui oblige ceux qui font encore preuve de réalisme à exercer cette action nécessaire de la société de manière officieuse voire implicite dans un contexte généralisé où elle est explicitement battue en brèche y compris au sein des institutions éducatives.

Martin Dekeyser

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