« L’Europe vit une crise de croyance dans la croissance »

Propos recueillis par Bernard Poulet et publiés dans le magazine l’Expansion de janvier 2012.

Pour le philosophe et économiste Jérôme Batout, notre continent est le premier à connaître une perte de confiance dans l’économie comme force structurante du réel et notamment du politique.

Jérôme Batout a eu l’intuition que ses recherches sur la finance ne pouvaient être envisagées qu’à travers la philosophie. « L’Itinéraire de la valeur », la thèse qu’il vient de soutenir, est une reconstitution sur la très longue durée de la manière dont l’humanité a tenté de donner un sens à son action. Cela lui permet d’avoir une lecture très originale et stimulante de la crise actuelle.

Qu’est-ce qui vous permet de dire que l’idée de croissance n’a pas toujours conduit les sociétés humaines ?
Les hommes ont toujours agi sur ce qui les environne : c’est une constante. Simplement, ils n’ont pas toujours donné à cette action la même finalité. Dans les sociétés dites « premières », il y a une « économie », mais, loin d’être tournée vers la croissance, elle est marquée par une volonté de constance : les hommes agissent dans le but de re-former à l’identique le monde tel qu’ils croient l’avoir reçu de leurs ancêtres – contrairement à nous, qui agissons en vue de le transformer.

Une étude internationale placée sous l’égide de l’OCDE a d’ailleurs montré que le phénomène appelé « croissance économique » est apparu aux alentours de l’an mille à partir d’une zone, l’Europe occidentale. C’est finalement assez récent.

A l’intérieur du dernier millénaire de développement, on peut situer deux intentions distinctes. Au XIXe siècle, on transformait le réel en visant un horizon de l’économie qui était un état stationnaire : l’abondance. Cette volonté d’abondance est frappante chez l’ensemble des économistes classiques : chez Marx, Smith, Ricardo ou Malthus et jusqu’à Keynes, il y a l’idée que le développement économique parviendra à un terme, moment de « résolution du problème économique », selon Keynes.

Nous sommes sortis de cette vision. Par quoi se caractérise l’époque contemporaine ?
Si les sociétés premières sont dans la volonté de constance, et si les sociétés européennes sont, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans la volonté d’abondance, on pourrait dire que nous sommes dans la volonté de croissance. Dans la pratique, cela semble revenir au même : on transforme le réel. C’est dans le registre des croyances que se situe le basculement : il se produit quand les hommes ont collectivement cessé de croire qu’il peut exister quelque chose comme un moment d’abondance où tous les problèmes seront résolus. En 2011, plus personne ne croit qu’il y aura un jour un moment d’abondance et que l’histoire s’arrêtera là.

Avec la croissance, par différence avec l’abondance, nous sommes orphelins d’une croyance dans la fin de l’histoire. Graham Bell vivait dans l’espoir de mettre au point le téléphone ultime ; un siècle plus tard, Steve Jobs ne se faisait aucune illusion : un iPhone de dernière génération chasse l’autre. Cela peut sembler de faible conséquence. Mais, dans les profondeurs, cette situation d’une croissance sans autre horizon qu’elle-même est angoissante. On ne sait plus au nom de quoi on transforme le réel.

Le problème ne se situe pas dans l’économie à proprement parler, mais dans l’environnement de sens qui la constitue. Quelque chose de considérable s’est dérobé sous nos pas.

Vous faites une différence entre volonté d’abondance et volonté de croissance. Mais cette dernière est-elle si nouvelle ? On avait déjà de la croissance avant 1945.
En termes statistiques, il y a longtemps qu’on enregistre de la croissance. Ce qui autorise à séparer un moment abondance d’un moment croissance ne se situe pas dans les statistiques, mais dans le symbolique.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la croissance était orientée vers la volonté d’abondance, et personne ne se souciait donc de mesurer la croissance. C’est seulement lorsque la croissance est devenue un but en soi qu’on a vu se développer les gigantesques appareils de comptabilité nationale.

La dissipation de la croyance à l’abondance est sans doute fortement liée à l’épreuve des totalitarismes. Les religions séculières ont disqualifié la fin de l’histoire : l’idée semblait tentante, mais sa mise en pratique s’est révélée abominable. Ce moment totalitaire correspond à la dernière tentative de gouverner les sociétés humaines depuis une extériorité religieuse. Après la guerre, c’est par une autre extériorité qu’on a été tenté de gouverner le politique : l’économie. Si un fait me semble frappant, c’est combien, depuis 1945, on a demandé à l’économie de nous aider à gouverner politiquement les démocraties.

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