Qu’est-ce qu’apprendre ? L’apport des neurosciences

Cet article vient de paraître dans le premier numéro de la nouvelle revue trimestrielle « Pro J » éditée par notre partenaire, l’Asbl ProJeuneS. Les deux derniers numéros de la revue « Résolument jeunes » (36 et 37) ont rendu compte des deux premières conférences du cycle 2011 du cePPecs consacrées à la question « Qu’est-ce qu’apprendre ? » (1). Tout en renvoyant le lecteur à ces deux textes, dont je vais seulement rappeler le propos central, je voudrais ici et dans deux numéros à venir de la revue, reprendre et développer certaines idées trop sommairement exposées précédemment.

Dans son texte sur la transmission, Marcel Gauchet fait l’hypothèse d’un basculement opéré il y a une quarantaine d’années. A la source de ce basculement, il y a l’achèvement d’un processus venu de très loin que l’auteur désigne comme processus de détraditionalisation. Nous vivions jusque là sur un compromis entre tradition et méthode. Avec l’achèvement de la détraditionalisation de nos sociétés, nous sommes passés d’un modèle pédagogique centré sur la transmission de contenus à un autre centré sur l’activité individuelle de l’élève. Mais, du même coup, nous avons basculé dans un nouvel unilatéralisme qui ne se préoccupe plus que des processus personnels d’appropriation en se désintéressant des contenus qui sont en question dans l’opération éducative.
Nous avons ainsi développé une vision strictement individualiste de l’apprendre au détriment de l’acte social de transmission par lequel une génération éduque la suivante, la dite transmission étant dès lors devenue hautement problématique. C’est donc à une redéfinition des raisons fondamentales qui rendent la transmission incontournable que nous avons à travailler, sans nostalgie ni possibilité de retour à un ordre de la tradition irrémédiablement dépassé.
C’est d’un autre point de vue, celui de la clinique, c’est-à-dire de l’observation compréhensive des élèves (compréhensive parce que s’efforçant d’atteindre, dans la logique instaurée par la psychanalyse et la sociologie compréhensive, les opérations subjectives que s’autorisent ou s’interdisent les élèves) que part le texte de Martin Dekeyser et Jean-Marie Lacrosse. Un point de vue nous semble-t-il d’autant plus pertinent, que c’est sur ces opérations internes d’appropriation individuelle que les pédagogies nouvelles mettent l’accent.

Mais l’examen attentif du noyau dur de la pensée pédagogique contemporaine fait apparaître un paradigme hérité du 19ème siècle : un paradigme naturaliste/évolutionniste, inductionniste/adaptationniste et constructiviste/individualiste contre lequel se sont érigées l’ensemble des sciences humaines au 20ème siècle, au nom du caractère « symbolique » de la pensée et de l’activité humaine (elles relèvent du registre des significations et de la culture). C’est grâce à cet examen que nous sommes à même de changer de regard et de repérer chez les élèves une sorte de refus inconscient de pratiquer les opérations mentales qui ne s’inscrivent pas dans ce paradigme alors qu’elles sont justement absentes dans les espèces animales et spécifiques à l’apprentissage humain : la volonté et l’effort, les démarches déductives (en fait la simple logique), la réception. Autrement dit, les élèves d’aujourd’hui ne nous apparaissent pas à proprement parler plus « paresseux » (certains le sont mais pas plus qu’avant), ils croient que les savoirs s’acquièrent naturellement, sans effort et sans volonté. Ils n’ont pas déserté la logique (heureusement !) mais se détournent des opérations abstraites qu’elle met en jeu. Quant à l’écoute et à la réception, ils sont persuadés que Google et Wikipedia feront bien mieux l’affaire que de piètres enseignants dépouillés de tout prestige et de toute autorité sociale.
Nous arrivions ainsi à la conclusion qu’en s’amputant de ce qui représente des dimensions essentielles de l’acte d’apprendre, les opérations spécifiques par lesquelles on accède à un univers symbolique constitué avant soi et toujours irréductiblement extérieur à soi, les élèves se mettent eux-mêmes involontairement en situation d’échec. Une des causes de l’échec scolaire galopant -bien qu’en partie masqué par les aménagements des notes- tient aux interdits édictés par l’unilatéralisme idéologique qui prévaut actuellement. A la lumière de ces deux constats sommairement résumés, je voudrais examiner trois questions qui y sont liées :
1) Que nous enseignent sur ces questions les neurosciences, disciplines qui sont censées rendre compte du soubassement cérébral et neurologique de l’activité mentale ?
2) Les nouvelles pédagogies sont-elles vraiment « progressistes », terme qui leur est spontanément associé au même titre que celui de « nouvelles » ?
3) Quel crédit accorder aux enquêtes comparatives internationales dites PISA (Program for International Student Assessment) ?
Ces deux dernières questions seront traitées ultérieurement.

Quel est l’apport des neurosciences à ces questions ?

A première vue, on serait tenté de répondre de façon quelque peu péremptoire : pas grand-chose. Mais encore, direz-vous ! L’apport des neurosciences s’effectue pour l’essentiel selon deux lignes de force : une voie biologique/physiologique qui nous fournit une meilleure connaissance du cerveau selon l’axe général des sciences de la vie, axe des structures et des fonctions (ou anatomie et physiologie). En quelques décennies, les hémisphères, les noyaux et les aires corticales, les neurones, synapses, circuits neuronaux, neurotransmetteurs et neurorécepteurs sont peu ou prou entrés dans notre univers familier.
Dans le même temps -c’est la deuxième ligne de force- les machines de traitement de l’information, nos inséparables ordinateurs, ont envahi notre vie quotidienne, procurant en miroir à notre propre machine cérébrale de traitement de l’information des modèles de plus en plus riches et de plus en plus précis. Il n’est donc pas question pour moi de nier ou de minimiser les formidables avancées de ces neurosciences.
Le problème serait plutôt celui-ci. En tant qu’elles s’inscrivent dans une théorie de l’humain, elles sont tenues -comme l’économie d’ailleurs dont le problème est par certains aspects similaire- de clarifier conceptuellement et d’organiser hiérarchiquement les découvertes partielles qu’elles opèrent, travail de réflexion dont les sciences exactes sont peu coutumières et que les sciences dites humaines ont malencontreusement abandonné. Ainsi, par exemple, il ne suffit pas de s’appuyer sur la métaphore de l’ordinateur pour étudier le cerveau mais encore et surtout de réfléchir sur ce qui différencie en profondeur l’ordinateur et l’esprit humain. Une telle tâche, que l’on s’appelle Dupont ou Damasio, ne demande pas plus de trois minutes de réflexion : l’homme est capable de penser parce qu’il a un cerveau qui fait du traitement de l’information, l’ordinateur fait du traitement de l’information parce qu’un homme l’a programmé pour le faire. La condition de possibilité est exactement inverse.
Ce que le regretté neurologue Olivier Sabouraud -un des seuls à ma connaissance à ne pas se laisser piéger par les délicieux mirages où s’abîment la plupart de ses collègues- résume en ces termes :
« A l’opposé des ordinateurs, le cerveau n’a pas d’inventeur, d’ingénieur, de constructeur, de programmeur, ni d’utilisateur -ni industriel, ni technicien, aucun génie dans la machine ou autour d’elle. La fonction principale d’un cerveau développé, animal ou humain, est de construire ses propres objets ; non pas de représenter des choses de l’environnement, ou des transformations, ou un soma, qui existeraient déjà quelque part mais de les construire (de les inventer) à partir des signaux reçus (en nombre immense), venant de l’environnement, du corps sensible, du corps temporo-spatial. » (2)
Voilà une proposition qui semble accréditer à première vue le constructionnisme que nous avions préalablement mis à mal. Sauf que la mise en évidence des conditions mêmes dans lesquelles s’opère cette construction aboutit à des conclusions inverses. Mais encore une fois, ce n’est pas en multipliant les recherches et les découvertes « scientifiques » que la connaissance progresse. Ici aussi, c’est la démarche réflexive, et elle seule, qui nous permettra d’avancer. Car malgré l’abondance des recherches, des publications, des budgets consacrés aux recherches sur le cerveau, la clinique bute sur deux obstacles majeurs :
1) elle ne sait que faire du dualisme corps/esprit qu’elle rencontre forcément sur sa route et tente en conséquence de l’escamoter ;
2) elle ne parvient pas à définir la différence entre l’animal et l’humain.

Le dualisme corps/esprit n’est pas l’invention funeste d’un certain René Descartes corrigée par son disciple Spinoza (3). En réalité, ces deux auteurs inaugurent, avec Hobbes, ce qui caractérise au plus haut point la vision du monde selon les modernes : une dualité d’essence entre l’être pensant et le monde à penser (4), accessible seulement de manière indirecte via la subjectivité qui pratique l’objectivation. Cette structure de connaissance s’accompagne d’un mouvement de sens contraire, une conscience de plus en plus marquée de l’union de l’âme et du corps. C’est toute l’histoire de la « psychologie » qui se joue ici avec l’importance croissante accordée aux affects et au corps dans le travail de la pensée elle-même. La psychanalyse en représente un moment crucial mais seulement un moment. Ce passage dans la modernité, du un au deux d’une part, et du deux au un de l’autre, représente une source intarissable de confusions. C’est donc bien plus compliqué qu’un simple passage du dualisme cartésien au monisme revenu en force de nos jours.
Car tout le monde, et les neurologues en premier lieu, sont confrontés à la dualité indépassable du physiologique et du psychologique : comment définir la volonté et la conscience avec les concepts et les outils de la physiologie ? C’est tout simplement impossible. Et plutôt que de reconnaître franchement le problème, les neurosciences tendent majoritairement à l’éluder avec la promesse « qu’il sera résolu un jour », ou des théories floues de la correspondance entre états cérébraux et états mentaux qui évacuent la spécificité même de l’objet à définir et à expliquer.
Le deuxième obstacle, sur lequel butent les sciences du cerveau, tient à l’absence d’une définition claire de la différence homme/animal. Elles s’en tirent en général par l’évocation d’une plus grande « complexité » des productions humaines qui aboutit à anthropomorphiser le comportement animal et à animaliser le comportement humain, soit à avoir perdu à l’arrivée le problème qu’il fallait résoudre au départ.
Comme je l’ai déjà fait remarquer souvent, seule à ma connaissance la théorie de la médiation permet de poser ces problèmes de façon claire et pertinente (5). Non seulement en distinguant quatre plans dans la rationalité humaine (logique, technique, social et éthique) mais aussi en définissant clairement l’accession à l’humain comme un processus d’analyse par lequel le cerveau crée des objets culturels.
L’analyse n’est possible que parce qu’elle s’exerce sur deux axes et comporte deux faces. Il n’y a ici rien d’entièrement neuf. La théorie de la médiation se contente, si l’on peut dire, d’opérer une synthèse entre des données connues depuis le fameux tournant linguistique du début du 20ème siècle : distinction entre les deux faces du signe (signifiant/signifié) et distinction entre deux axes, un axe « taxinomique » qui procède par oppositions et exclusions, un axe « génératif » qui procède par inclusions et hiérarchisations de ces catégories produites par l’autre axe. Ces deux axes fonctionnent donc en quelque sorte en autarcie, en circuit fermé, en tout cas à l’écart des données issues du monde naturel.
On comprend mieux ici ce qui invalide le constructionnisme dans l’apprentissage humain. En tant qu’être de culture, le cerveau humain construit des objets d’un type très particulier pour lesquels le mot le plus adéquat me semble être celui de « significations ». Ce processus justifie également l’usage du mot « médiation » puisque ce n’est que par la médiation des significations que l’homme accède au réel.
Dans cette perspective, la spécificité de l’humain, c’est de mettre en œuvre deux types de construction d’objets, une construction médiatisée et l’autre non médiatisée semblable à la production animale. Ces deux types de production correspondent grosso modo à la divergence de fonctionnement de l’hémisphère gauche par rapport à l’hémisphère droit. Impossible en tout cas de rendre compte du fonctionnement de l’esprit en ignorant ce double registre. Citons Sabouraud :
« On peut concevoir la construction d’objets de type humain (hémisphérique gauche) comme un processus ouvert, producteur d’entités multiples, avec pour seules contraintes et limites qu’elles puissent par oppositions se situer dans un lexique et qu’elles puissent s’inclure par contraste dans du texte. Le signifié ainsi engendré est dépourvu de tout contenu positif. Mais ce produit de l’hémisphère gauche est confronté en permanence avec le travail du côté droit ; et de cet échange procède le « nom », forme creuse, virtuelle, mais attachée à, et comme confirmée par, un objet naturel positivement défini. » (6)
Il resterait à montrer comment cette théorie de l’humain trouve une confirmation expérimentale, principalement mais non exclusivement, dans la clinique des aphasies, ce que nous propose Olivier Sabouraud dans son gros livre (560 pages) « Le langage et ses maux » (7). Faute de pouvoir en rendre compte plus en détail, mentionnons seulement le lien établi de façon très convaincante entre les deux groupes d’aphasies, repérés depuis le 19ème siècle (aphasies de Broca [1824-1880] et aphasies de Wernicke [1848-1905]) et les deux axes, taxinomique et génératif, ainsi qu’à l’intérieur de chacun de ces groupes, des atteintes de type phonologique (portant sur le signifiant) et des atteintes de type sémiologique (portant sur le signifié).
Ce qui nous intéresse ici, c’est donc bien que la pointe avancée et éclairée des sciences du cerveau rejoigne la simple observation dont nous étions partis en commençant ce texte : la réflexion pédagogique du 20ème siècle nous a fourvoyés en reprenant à son compte le naturalisme issu du 19ème siècle. En présentant l’acte d’apprendre comme relevant de la nature, elle a escamoté les vraies questions portant d’une part sur ce qu’il s’agit d’apprendre, d’autre part, sur les raisons pour lesquelles il est si difficile d’apprendre. Curieusement d’ailleurs, cette illusion de la facilité d’apprendre n’a pas gagné le domaine des apprentissages sportifs et corporels où le caractère répétitif, monotone et ennuyeux des exercices, auquel aucune échappatoire n’est possible, ne semble choquer personne. Pourquoi nos délégués aux droits de l’enfant ne fustigent-ils pas les infâmes tortures que font subir à des populations enfantines, dont beaucoup sont d’origine immigrée, les entraîneurs de football, aussi bien dans les petits que dans les grands clubs, et cela avec l’appui massif des familles, qui, du bord des terrains, contemplent pendant des heures ces spectacles humiliants de dressage « autoritaire » !
Qu’est-ce qu’apprendre, revenons-y. C’est d’abord apprendre, ce par quoi il faut commencer sous peine de rendre impossible tout apprentissage ultérieur, et ce avec quoi on n’en a jamais fini, le langage et son maniement. Apprendre, c’est d’abord apprendre à parler et ensuite, ici on est dans le domaine spécifiquement scolaire, apprendre à lire, à écrire et à compter. Et pourquoi est-ce si difficile : parce qu’il s’agit toujours à tous les niveaux, du niveau élémentaire au niveau supérieur, de s’initier à un système de signification cohérent, c’est-à-dire un système qui ne fait véritablement sens que dans sa dimension d’ensemble. S’il est une leçon à retenir des sciences humaines au 20ème siècle, c’est bien celle-là : le caractère inéluctablement holiste de l’esprit et du monde humain-social qui interdit toute assimilation de leur démarche à celle des sciences de la nature (8).
Un jour viendra donc, mais nous ne savons encore ni quand ni en quel lieu du monde à venir, où un ministre de l’éducation inaugurera son mandat en proposant de revenir aux fondamentaux de l’école. Au moins savons-nous déjà que ce jour-là nous serons vraiment sortis du 20ème siècle et entrés dans le 21ème.

Jean-Marie Lacrosse

(1) Marcel Gauchet, La question de la transmission in Résolument jeunes, n°36, septembre-novembre 2011 ; Jean-Marie Lacrosse et Martin Dekeyser, Pourquoi tant d’élèves en échec aujourd’hui ? in Résolument jeunes, n°37, décembre 2011-février 2012. Toutes les conférences de ce cycle sont disponibles à l’écoute à l’adresse suivante : http://www.ceppecs.eu/?p=546
(2) Olivier Sabouraud, En quête d’une théorie de l’humain in Le Débat, 140, p.69
(3) Voir à ce propos Jean-Marie Lacrosse, L’erreur de Damasio
(4) De ce point de vue, la solution spinozienne, un matérialisme panthéiste, représente plutôt un recul par rapport aux avancées de Hobbes et de Descartes.
(5) Pour de plus longs développements, je renvoie au texte déjà cité d’Olivier Sabouraud.
(6) Olivier Sabouraud, En quête d’une théorie de l’humain in Le Débat, 140, p.75
(7) Olivier Sabouraud, Le langage et ses maux, Odile Jacob, 1995
(8) Nous renvoyons à la lettre du cePPecs, 2007-2012. Le cePPecs cinq ans après

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