L’actualité de Lapassade

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Pro J, n°8,  décembre 2013-février 2014.

Le philosophe Georges Lapassade publie sa thèse d’Etat sur l’entrée dans la vie en 1963. Un titre trompeur puisqu’il y propose en réalité une nouvelle conception de l’existence, tant individuelle que collective. « L’homme est non seulement actuellement inachevé – comme le pensaient Marx et Nietzsche – mais il est inachevé dans son être » (1), inachèvement qu’amplifie l’orientation historique des sociétés modernes.

Dans un tel cadre, la vie entière s’identifie au mouvement, au changement, à l’ouverture aux possibles, à la révolution permanente, à l’invention ininterrompue, à l’inachevé, à l’immaturité, au jaillissement, à l’improvisation, à la spontanéité. En regard, la stabilité, la fixité, la maturité, c’est la mort.

Dès lors, les normes et les structures sociales qui font de l’achèvement une finalité constituent un obstacle au plein déploiement de la dynamique vitale, un obstacle illusoire et arbitraire dont il s’agit de s’émanciper, que ce soit l’étalon adulte sur le plan de la vie individuelle ou la société bureaucratique sur le plan de la vie collective. « L’homme n’entre pas une fois et définitivement, à tel moment de son histoire, dans un statut fixé et stabilisé qui serait celui d’un adulte. Au contraire : son existence est faite d’entrées successives qui jalonnent le chemin de sa vie » (2).

Difficile de ne pas reconnaître dans ce qui précède la représentation que nous nous faisons spontanément de l’existence. Or c’était très loin d’être le cas à l’époque où Lapassade écrivait. En ce sens, sa thèse a été prophétique, elle conserve toute son actualité. D’où l’intérêt qu’elle peut susciter encore aujourd’hui pour la réflexion, cinquante après, dans une société qui se consacre massivement à la réaliser concrètement.

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Toute la philosophie classique, systématique, des Anciens aux Modernes, d’Aristote à Hegel, est le produit d’une pensée ayant pour finalité l’achèvement. Et pourtant, Hegel, dans la mesure où sa « philosophie dialectique manifeste le caractère périssable de ce qui est » (3), constitue le témoignage inaugural de la conscience de l’orientation historique de nos sociétés, du caractère producteur du devenir humain et donc, de son inachèvement. Mais il referme aussitôt la brèche, interprétant ce moment inaugural comme celui de la fin de l’histoire, c’est-à-dire de la pleine conscience de ce qui s’y joue (4). Il en est de même de ceux qui à sa suite mettent en question la pensée de l’achèvement. Marx, Nietzsche, Kierkegaard ou Freud laissent l’interrogation sans réponse ou circonscrivent l’inachèvement de l’homme à son entrée dans la vie. Si Heidegger est le premier à penser l’inachèvement ontologique de l’homme, l’existence comme inachèvement permanent se déployant entre les deux limites de la naissance et de la mort, il s’arrête là et ne thématise pas le problème.

Tout reste à faire autrement dit. Il s’agit d’accepter « l’idée d’un processus historique qui n’aurait pas de fin » (5), d’une nature de l’homme qui ne puisse être définie a priori, et d’établir la philosophie qui en découle. C’est l’objet de la thèse de Lapassade qui s’appuie pour ce faire sur l’ensemble des savoirs disponibles à son époque.

L’homme est un néotène

On a coutume depuis longtemps de reconnaître le caractère inachevé de l’être humain à sa naissance. Mais c’est aussitôt pour l’inscrire dans une conception de la vie individuelle comme développement tendant vers une figure achevée qui prend les traits de l’adulte.

Ainsi, la biologie de la croissance postule que le nouveau venu poursuit et achève durant l’enfance son développement entamé durant la vie intra-utérine, un développement qui est beaucoup plus long pour l’espèce humaine en raison de la complexité de son organisation biologique (et psychologique). En quoi consiste ce développement ? Dans le cadre de la doctrine embryologique de la préformation, on considère qu’en dépit de son caractère inachevé, le nouveau venu contient déjà tout ce qu’il pourra être, un ensemble de possibilités qui s’actualiseront au contact de l’expérience et qui s’identifient à la figure de l’adulte. L’enfant est d’emblée l’adulte parfait qu’il sera mais en réduction.

On retrouve encore cette idée chez des auteurs se réclamant de la théorie de l’évolution ou de de la récapitulation lorsqu’ils considèrent le progrès évolutif comme « la conséquence d’un perfectionnement continu des formes adultes » (6), l’histoire de l’individu, l’ontogenèse, récapitulant l’histoire de l’espèce, phylogenèse, en partant de formes adultes passées. Dans ce cadre, les formes infantiles et juvéniles sont nécessairement transitoires et appelées à être dépassées.

C’est un renversement complet de perspective que propose Lapassade en reprenant l’hypothèse de l’anatomiste et biologiste néerlandais Louis Bolk (1866-1930) de la néoténie appliquée à l’homme. Les néotènes, à l’image de l’axolotl, une espèce d’amphibien, sont des êtres qui se conservent dans leur forme immature et larvaire. En inscrivant l’être humain dans ce cadre, son inachèvement prend un caractère permanent, tant au niveau de l’individu que de l’espèce. En effet, sur le plan de l’évolution, la néoténie signifie également que ces formes larvaires stabilisées ont « succédé chronologiquement à une forme adulte ancestrale » en raison d’un processus de retardement et d’allongement de la croissance, autrement dit que « l’enfant peut succéder à l’adulte au lieu de le précéder » (7). Le progrès passe dès lors par la conservation de cette plasticité et de cette indétermination des formes embryonnaires et plus par une maturité sclérosée. En ce sens, l’enfance se prolonge jusqu’à la mort, « la vie entière de l’individu n’étant rien d’autre que le processus de donner naissance à soi-même » (8).

L’adulte est un enfant comme les autres

Sur le plan du développement psycho-affectif maintenant, la psychologie raisonne également en fonction d’une norme adulte, reflet des valeurs de la société existante dans la mesure où elle est associée à une intégration réussie à celle-ci. L’adulte est ainsi défini comme un être hétérosexuel, indépendant économiquement et tolérant, capable de se diriger au moyen d’une conscience morale, de s’ajuster à une situation inévitable avec le minimum de conflits, d’exercer un métier qu’il aime et qu’il accomplit de façon satisfaisante et de tolérer la frustration. Au contraire, l’immaturité, en tant qu’arrêt du développement psychique ou régression à un stade infantile, se caractérise par l’incapacité de contrôler ses émotions, la dépendance vis-à-vis des autres, l’égocentrisme ou égoïsme exagéré, la mauvaise adaptation à la réalité, la timidité, l’attachement à la maison, la rébellion non coopérative, l’inconscience, etc. Celui qui vit son travail comme une aliénation, qui se pose des questions sur le sens de la vie ou est animé par le désir de réformer le monde, bref le révolté apparaît comme un être immature, un enfant.

La cure psychanalytique a également pour finalité, en renforçant le moi, de nous permettre de surmonter en nous l’enfance et ses résidus qui font obstacle à notre inscription dans la réalité et le temps, nous empêchant d’accéder à la maturité et de devenir adultes. La névrose consiste alors en un refus d’être adulte, une fixation ou un enracinement dans l’enfance.

Et pourtant, dans de nombreux textes, Freud soutient qu’il n’y a pas d’affectivité adulte possible, pas d’entrée dans la vie adulte sur le plan affectif. Les premières relations d’objet sont en effet d’emblée inscrites dans l’orbe du désir ou de la libido qu’il conçoit « comme une pulsion de vie marquée par l’inachèvement » (9), indéterminée dans la mesure où elle ne connaît pas son objet. D’où le développement psycho-affectif au travers de la relation d’objet ne consiste pas en une longue maturation sur une route bien tracée débouchant sur une entrée dans la vie sur le mode d’une rencontre avec le monde. Au contraire, marquée par une discorde originelle, elle est conçue comme un affrontement. Raison pour laquelle les premières expériences objectales du sujet envers ses premiers protecteurs sont faites à la fois d’angoisse, car il est livré à leur toute-puissance, et de dépendance à leur égard, détresse et besoin d’amour qui dureront toute la vie et ne seront jamais apaisés définitivement, l’être humain ne cessant sa quête d’objet pour se réassurer perpétuellement.

Freud montre également, dans la lignée de Rousseau et de Hegel, la nécessité de l’humanisation par l’Autre et sa reconnaissance en raison du manque radical qui marque la vie humaine. L’être humain « ne peut accéder à sa condition que par la médiation d’autrui » (10). La prématuration physiologique de l’enfant en fait en effet un être dépendant de son union étroite à sa mère, prolongeant ainsi sa vie intra-utérine et le marquant d’une insécurité profonde et d’un état d’inachèvement affectif. Elle fixe durablement l’enfant à ses premiers objets d’amour et est source d’un besoin de fusion à jamais inassouvi qui découle de son insécurité primitive. Il n’aura dès lors de cesse de quêter l’Autre avec lequel fusionner sur le modèle de son lien premier à sa mère, la rupture de ce lien créant une blessure ineffaçable et marquant la vie d’un manque radical.

Le développement psycho-affectif reste donc perpétuellement inachevé ou immature, un développement sans finalité dans la mesure où les possibilités de chaque âge s’additionnent aux âges qui suivent, le dépassement d’un âge conservant les âges achevés plutôt que les supprimant. L’adulte, ainsi enraciné dans son enfance, celle-ci devient annonce de l’adulte à venir. En ce sens, l’enfance est permanente en l’homme. Il n’y a pas d’adultes mais « des enfants grandis qui s’engagent dans des relations objectales avec d’autres enfants. (…) Sous un certain angle, (Freud montre que) le monde humain reste de part en part un monde d’enfants » (11).

Du devenir adulte…

Enfin, d’un point de vue social et éducatif, la sociologie et la pédagogie conçoivent l’entrée dans la vie comme une intégration et une initiation à la société adulte.

L’entrée dans la vie a pour finalité de devenir adulte au sens d’acquérir une place définitive dans la société dans la mesure où l’on est pleinement capable d’incarner, d’entretenir et de reproduire biologiquement et culturellement l’ordre social. En ce sens, elle prend la forme d’une initiation aux conduites, aux usages, aux valeurs, à la culture de la société. Au moyen d’une pédagogie transmissive, directive et dogmatique, l’adulte fait pression sur l’enfant et exerce un contrôle social sur lui afin de l’élever à son image, c’est-à-dire in fine à l’image de la société et de ses structures ainsi que de l’organisation du pouvoir en son sein.

Dans les sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte est rapide et s’effectue sous la forme d’un rite forçant la sortie de l’état infantile, sanctionnant l’entrée dans l’état adulte via la reconnaissance chez le jeune de ses qualités et l’intégrant à la société au travers d’un nouveau mode d’existence, d’un nouveau rôle et d’un nouveau statut dont la finalité est de perpétuer l’ordre social existant.

Dans les sociétés modernes, la phase initiale de la vie s’allonge et apparaît « une étape de formation qui s’effectue d’abord au cours de l’adolescence, ensuite pendant les années d’essai précédant l’entrée dans l’âge adulte » (12). Mais que celle-ci soit considérée comme le dernier stade du développement intellectuel ou comme une période de marge ou de transition, elle n’en conserve pas moins comme finalité un état adulte achevé.

Dans le monde industriel, l’entrée dans la profession continue de s’opérer sur un mode initiatique, comme dans le compagnonnage. Au sein de l’entreprise moderne, le jeune ouvrier ou apprenti est mêlé aux adultes qui lui transmettent le métier. Des adultes qui apparaissent comme des hommes achevés combinant capacités à former et à travailler, suscitant le désir de devenir comme eux et de se déterminer professionnellement et encourageant l’élan initial des jeunes. D’autant que ceux-ci peuvent observer combien le travail, le savoir-faire, la qualification, la puissance de production procurent de la fierté.

En lien avec la tertiarisation et le fonctionnement bureaucratique de nos sociétés, le système scolaire a pour but de préparer à la vie en organisation en développant les techniques et la science des relations humaines. Il favorise la maturation sociale en encourageant les capacités d’intégration à la société au moyen d’une discipline fondée non sur la coercition mais sur la désapprobation du groupe. L’éducation vise à former des techniciens destinés à s’adapter à la machine sociale afin de la conserver, de la stabiliser, de maintenir son équilibre mais aussi de mieux la faire marcher.

…au devenir soi

Mais tout ceci est remis en question par l’accélération du changement social qui disqualifie la condition adulte en lui ôtant notamment ses capacités à avoir une vision d’ensemble de notre société et de son fonctionnement, les clés pour s’y intégrer et se projeter dans l’avenir. Contrairement à ce que croyaient les Lumières, le progrès (technique) ne va pas de pair avec celui de la conscience dans la mesure où il creuse le hiatus entre l’individu et son environnement, hiatus qui l’oblige à changer et s’y adapter en permanence et le prive du savoir de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Dans ce cadre, qu’est-ce qui distingue encore l’adolescent de l’adulte, l’homme marginal de l’individu intégré ?

Dès lors, Lapassade, dans la lignée des pédagogues libertaires de Hambourg, propose de valoriser en tant que telles et de considérer comme des mondes autonomes l’enfance et l’adolescence, de les décoloniser et de les isoler du monde adulte. L’école ne doit plus préparer à la vie mais au contraire devenir un sanctuaire à préserver de toute influence ou finalité extérieure. « Chaque phase de la croissance a sa maturité propre et doit être traitée sans référence à l’avenir » (13).

La pédagogie nouvelle, à l’image de la philosophie dès ses origines, n’enseigne pas, ne transmet pas, n’endoctrine pas car elle ne fait que dévoiler ce qui était déjà là. C’est une méthode, un entraînement, un exercice. Il s’agit d’adopter une approche non directive, de laisser être, l’être s’affirmant et se structurant de lui-même. Lapassade reconnaît tout de même une part irréductible d’instruction. Mais elle ne concerne pour lui que les bases élémentaires de la communication sociale. Ensuite, plus rien ne la justifie. Les savoirs techniques et savoir-faire ne peuvent plus s’enseigner dans la mesure où la société moderne change sans cesse et les savoirs avec elle. Ce qu’il s’agit désormais d’apprendre, ce qui doit être l’objet de la pédagogie, c’est la capacité à actualiser perpétuellement ses savoirs, à apprendre à apprendre, à s’adapter. Et dans un tel cadre, la conservation de la norme d’un adulte achevé constitue bien évidemment un obstacle.

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Si l’entrée dans la vie n’a plus de finalité, alors c’est la vie entière qui doit être considérée comme une perpétuelle entrée dans la vie, l’éducation, l’enfance et l’adolescence devenant des dimensions permanentes de l’existence. Autrement dit, est-il encore nécessaire d’entrer dans la vie (14) ? Mieux vaudrait abandonner la notion d’entrée qui ne permet pas de « désigner le mouvement permanent par lequel l’homme s’efforce, jusqu’au terme de son existence, d’entrer dans la vie » (15). Le problème ne consiste plus à trouver une éthique permettant de stabiliser sa vie. Au contraire, à l’image du concept politique d’ « entrisme », il s’agit de développer un modèle stratégique pour la vie entière d’opposition interne, d’adhésion sans attachement à ses partis pris afin de conserver perpétuellement la capacité de s’en défaire.

Sur le plan collectif, cela implique d’abandonner toute perspective d’une fin de l’histoire, d’une réconciliation de la société avec elle-même, bref d’un état achevé qui constituerait une nouvelle forme d’aliénation. Dès lors, il faut prolonger indéfiniment la transformation révolutionnaire de la société, l’aliénation prenant sans cesse de nouveaux visages, hier la société de classes et les rapports de production, aujourd’hui l’oppression bureaucratique ou les formes technocratiques de gestion.

Reste que si la révolution devient interminable, permanente, à sans cesse recommencer, à quoi bon la poursuivre si ce n’est pas en vue d’un mieux ? Comme on le voit, on ne se débarrasse pas si facilement de l’idée de progrès car celle-ci est au moteur de l’action historique, c’est-à-dire du caractère producteur du devenir soi comme du devenir collectif. Aussi, en l’évacuant, Lapassade élimine du même coup la condition de l’inachèvement permanent de l’homme qu’il appelle pourtant de ses voeux. Un demi-siècle après lui, il n’est pas impossible que nous soyons pris dans la même contradiction.

Martin Dekeyser

(1) Georges Lapassade, L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, Economica, 1997, p. 3

(2) Ibid., p. 205

(3) Ibid., p. 190

(4) Pour une synthèse de ce moment inaugural, on se reportera à Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, I : La révolution moderne, chapitre 6 (« L’avènement de l’histoire »), Gallimard, Folio, 2013.

(5) Georges Lapassade, L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, Economica, 1997, p. 201

(6) Ibid., p. 15

(7) Ibid., pp. 14-15

(8) Citation du psychanalyste Erich Fromm (1900-1980), ibid.,  p. 20

(9) Ibid., p. 24

(10) Ibid., p. 27

(11) Ibid., p. 31

(12) Ibid., p. 93

(13) Ibid., p.180

(14) J’ai traité cette question dans mon précédent article publié dans Pro J, n°6, juin 2013, Est-il encore nécessaire d’entrer dans la vie ?

(15) Georges Lapassade, L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, Economica, 1997, p. 206

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