Au nom de quoi évaluons-nous les élèves ?

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°28, septembre-novembre 2009.

Les professeurs sont confrontés à un nombre croissant d’élèves qui paraissent ne pas avoir leur place dans la classe. Ne disposant pas des prérequis nécessaires aux nouveaux apprentissages, ceux-ci décrochent rapidement et nécessitent un encadrement spécifique destiné à leur faire rattraper leur retard. D’année en année, les enseignants sont ainsi contraints à consacrer de plus en plus de temps à revoir une matière mal assimilée, à travailler des compétences qui auraient dû être suffisamment intégrées auparavant. L’objectif de suivre tout le programme devient alors un parcours du combattant. Certains abandonnent, reportant le problème sur le collègue suivant, d’autres luttent tant bien que mal, risquant parfois d’être convoqués par leur direction pour se voir reprochés, suite aux plaintes d’une partie de leurs élèves, de ne pas se mettre à leur niveau.

L’institution scolaire apparaît bel et bien divisée quant à la question de l’évaluation des élèves, certains estimant que l’on place la barre de plus en plus bas, d’autres un peu voire beaucoup trop haut. C’est lors des conseils de classe que ces divergences apparaissent avec le plus d’acuité. La multiplication des professeurs différents, le manque de temps et de coordination du fait de l’absence d’une personne prenant en charge l’ensemble ne font que renforcer le problème. Peu importe que certains se taisent ou que d’autres prennent la parole, tous ne peuvent que constater l’absence de critères communs d’évaluation. Sitôt qu’un professeur aurait la malencontreuse idée d’entamer une discussion sur le sujet, il se verrait rapidement répondre que le conseil de classe n’est pas le lieu propice à cet effet. Le plus souvent, les interventions se limitent à des considérations moralisatrices ou à de la psychologie de bazar, quand elles ne consistent pas malheureusement à défendre son pré carré. Enfin, le fait de considérer isolément chaque élève, rendant caduque toute comparaison avec ses pairs aussi bien qu’avec les différents ensembles auxquels le rapporter, achève de rendre l’entreprise évaluatrice ingérable.

En guise de réponse à cette crise de l’évaluation imputable, selon eux, à la résistance d’un modèle ancien rigide incapable de tenir compte de la diversité et de la spécificité des élèves, les pédagogues en appellent à un nouveau modèle commun d’évaluation qui permettrait de saisir l’individu dans sa singularité. Je voudrais montrer, au contraire, que l’individualisation de l’évaluation via la notion de compétence est un symptôme de la crise de l’évaluation, qu’elle accentue plutôt qu’elle ne la solutionne. Outre ses effets de désorganisation et de paralysie sur les évaluateurs que j’ai déjà rapidement évoqués, elle emporte avec elle une transformation du cadre au nom duquel on évalue les élèves, transformation qui, en absolutisant la rationalité mathématico-scientifique, aboutit à une conception asociale et anhistorique de l’exercice de la pensée, la privant ainsi de la majeure partie de la réalité objective à laquelle elle est censée s’appliquer.

Les tenants des compétences soutiennent qu’enseigner revient, dans toutes les matières, à donner aux élèves les moyens de trouver une solution (ou un nombre limité de solutions) aux problèmes qui leur sont posés sous la forme de questions les impliquant au sein d’une situation à résoudre. Rappelons qu’en mathématique, un problème est soit une question où l’on indique le résultat que l’on veut obtenir et où l’on demande les moyens d’y parvenir soit une question où l’on indique les moyens et l’on demande le résultat. Résoudre un problème, c’est le décomposer en les éléments qui le constituent, c’est-à-dire soit donner les moyens de cette décomposition (la procédure de résolution) à partir de l’application de ceux-ci (la solution), soit donner le résultat de cette décomposition à partir des moyens de celle-ci qu’il n’y a plus ensuite qu’à appliquer. Etre compétent, c’est résoudre un problème en ce double sens de connaître à la fois sa procédure de résolution et d’être capable de l’appliquer pour trouver la solution.

Il s’agit de réfléchir dans un monde où le problème, la solution et la procédure de résolution sont déterminables a priori. Autrement dit, il s’agit de raisonner au sein d’un monde fini et transparent, connaissable car décomposable de part en part en éléments ultimes, au sein duquel chaque élément n’a qu’un nombre limité et défini de relations avec les autres éléments, relations dont la nature est elle-même limitée le plus souvent à la causalité. Ce monde ne correspond donc pas au monde réel. Il s’agit d’un modèle.

Les travaux conjoints du neurologue Olivier Sabouraud (1) et du linguiste Jean Gagnepain ont bien mis en lumière le fait que la pensée se fonde, en dernier recours, sur les rapports de création réciproque entre deux capacités d’analyse, l’une de classification (taxinomique), qui identifie des éléments par oppositions distinctives et exclusions réciproques, l’autre de hiérarchisation, qui fonde des unités en découpant dans un ensemble et en leur attribuant une position au sein de celui-ci. Ces deux capacités s’exercent l’une sur l’autre, travaillent avec ce que l’autre lui fournit, c’est-à-dire en dehors de tout contenu positif, de toute référence à la réalité objective. Ainsi en est-il de la modélisation mathématico-scientifique dont le fonctionnement autarcique est assuré par l’application du principe « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Pour que ces créations abstraites se concrétisent et puissent faire l’objet d’un échange et d’un partage, afin que ces formes et ces significations deviennent communes, il faut qu’elles s’inscrivent dans un cadre restreint (une langue par exemple), que s’imposent à elles la contrainte d’une convention historique déterminée collectivement, nécessairement extérieure à l’individu. Or pour ce faire, il est nécessaire non seulement que le dit individu fasse l’objet d’une éducation mais que s’exerce à travers lui une autre capacité d’analyse, la personne, qui assure son inscription dans le social et lui permette de s’abstraire de lui-même afin d’entrer en relation avec autrui. L’exercice de cette capacité n’est pas prioritaire dans les branches mathématiques et scientifiques qui peuvent ainsi atteindre des degrés d’abstraction très élevés (2). En revanche, que dire des matières littéraires et des humanités au sens large qui ne peuvent faire l’impasse sur le contenu et dont une partie du travail repose sur l’interprétation, c’est-à-dire la capacité à déterminer l’ensemble ou le contexte auquel il est nécessaire de faire référence pour penser, sauf à réduire la lecture à un décodage ou l’histoire au matérialisme historique.

L’école ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur ce travail, d’autant plus que les élèves sont en contact dès leur plus tendre enfance, via les médias notamment, avec quantité d’informations qui débordent du modèle mathématico-scientifique. Ils savent pertinemment que le monde dont on leur parle n’est pas le monde réel mais une modélisation de celui-ci qui ne rend pas compte de quantités de choses qui font partie de la réalité et qui ne leur échappent pas complètement. Ils en déduisent rapidement que ce qui leur est enseigné correspond à un savoir circonscrit car produit par un modèle qui simplifie la réalité et ne s’applique qu’à des objets limités.

Si nous réduisons l’éducation à la modélisation mathématico-scientifique, non seulement nous abandonnons les élèves et les laissons se débrouiller seuls lorsqu’ils ne peuvent s’empêcher de s’aventurer en dehors de l’ensemble limité auquel elle fait référence, y compris lorsqu’ils nous posent des questions durant les cours, mais aussi et surtout, notre enseignement devient dogmatique. En effet, si le « toutes choses étant égales par ailleurs » signifie en principe que la réalité qui déborde l’objet limité que l’on se donne n’est pas intégralement connue, le fait d’absolutiser le modèle revient à remettre en cause ce principe et à considérer, telle une vérité révélée, que toute la réalité est connue a priori. Outre que cela a pour conséquence de faire passer au second plan le problème du contenu positif auquel doit s’appliquer la pensée sous peine de délirer, l’application généralisée de ce principe provoque la dissociation des capacités d’analyse (entre autres classificatoires, hiérarchiques et sociales précédemment citées) que l’on force à s’exercer chacune séparément. C’est ainsi que l’évaluation via les compétences morcelle l’exercice de la pensée en faisant l’impasse sur l’ensemble au sein duquel les inscrire comme sur le principe de leur agencement mais aussi exclut a priori toute référence à la réalité objective.

Néanmoins, il importe ici de préciser pourquoi, s’il est nécessaire de redonner toute sa place au travail de la pensée en société au sein de l’éducation, celui-ci ne peut se pratiquer qu’avec les adolescents, au niveau de l’enseignement secondaire, et non avec les enfants. En effet, ceux-ci, s’ils participent bien de la raison en ceci qu’ils mettent en œuvre précocement des facultés, dont celles que nous avons déjà relevé, qui sont en leur principe identiques à celles des adultes (et des adultes en devenir que sont les adolescents), s’en différencient très nettement si l’on considère la manière avec laquelle ils actualisent leurs capacités dans le cadre d’une interaction sociale. Les psychologues cliniciens constatent ainsi l’incapacité qu’ont les enfants de relativiser et de coordonner les différents points de vue pour les resituer et les faire valoir dans le même contexte, d’abstraire un point de vue en fonction de contraintes précises et de situer la construction choisie par rapport au contexte dans lequel elle doit s’insérer, l’impossibilité qu’ils ont de se décentrer, de faire abstraction d’eux-mêmes (3).

Ainsi, si les enfants peuvent classer et hiérarchiser, en revanche, lorsqu’ils sont confrontés à la possibilité de classements successifs, ils ne disposent pas de la forme d’abstraction leur permettant de déterminer la prépondérance de tel mode de classement sur un autre, c’est-à-dire de mettre en œuvre leurs capacités logiques à partir d’un certain point de vue nécessitant un recul sur une situation qui est sociale en son principe. De la même manière, sur le plan technique, le dessin infantile pêche par absence de mise en perspective à partir de laquelle la réalisation s’ordonnerait en une réelle composition tandis que sur le plan éthique, c’est l’adhérence au point de vue de l’autre, l’absolutisation de la règle, qui traduit là encore la difficulté de l’enfant dans son rapport à autrui.

Ce qui fait ici défaut à l’enfant et qui, au contraire, caractérise l’entrée dans l’adolescence, c’est l’émergence à la personne, à la capacité dont nous avons déjà parlé d’être-en-société, d’entrer dans un rapport de réciprocité avec ses interlocuteurs, d’être responsable et autonome. L’enfant n’est pas une personne, sinon par la procuration qu’il donne à ses parents qui assument en son nom l’exercice de cette capacité. C’est pourquoi la question du contenu sur lequel sa pensée s’exerce est pour lui secondaire et qu’il se prête facilement au jeu et à l’imaginaire. Si nous avons certes connu des génies précoces dans les domaines des mathématiques (Pascal) ou de la musique (Mozart), nulle trace de tels surdoués en culottes courtes dans les sciences humaines pour la bonne et simple raison qu’ils ne disposent pas encore de la capacité de participer pleinement de la réalité sociale. Par contre, à partir de l’âge de douze ans, il importe dans l’enseignement d’exercer l’être social auquel ont émergé les adolescents sous peine de les infantiliser.

Nous percevons mieux maintenant le formidable paradoxe évoqué au début de ce texte : au nom de l’individualisation des savoirs et des évaluations, nous débouchons sur le modèle de connaissance et d’évaluation le moins individualisable. Et nous percevons aussi ce que l’absolutisation du modèle mathématico-scientifique a de réducteur : elle traduit la volonté de l’école de se préoccuper uniquement de la méthode et de laisser aux individus les contenus objectifs dont elle ne reconnaît pas le caractère institué (c’est-à-dire déterminé collectivement) et qu’elle se refuse donc à imposer. Ce faisant, elle maintient les adolescents en dehors du monde social au moment même où ils sont en quête d’exercer la capacité d’être-en-société à laquelle ils viennent d’émerger. C’est l’inscription en société qui permet à la pensée de s’exercer sur des objets communs. A contrario, une conception asociale de la pensée la condamne au fonctionnement autarcique. Ainsi, la dissociation de la méthode et du contenu objectif auquel l’appliquer est sans doute l’une des raisons les plus profondes de la désaffection grandissante des élèves à l’égard des savoirs et de l’éducation en général.

Mais elle a une autre conséquence, plus grave encore. L’institution scolaire, en excluant de l’éducation et de son cadre évaluatif la référence au monde commun institué, évacue du coup la dimension institutionnelle qui lui confère l’autorité sociale au nom de laquelle elle a prétention à éduquer et évaluer les élèves et qui la légitime à leurs yeux comme à ceux de leurs parents et de la société toute entière.

Martin Dekeyser

(1) Voir Olivier Sabouraud, En quête d’une théorie de l’humain et Philippe de Lara, Du langage à l’anthropologie générale in Le Débat, 140, mai-août 2006

(2) Quoique les professeurs de mathématique et de sciences constatent les difficultés grandissantes des élèves tant dans l’usage des symboles conventionnels que dans la compréhension des énoncés des questions qui leur sont posées lors des évaluations.

(3) Voir Jean-Claude Quentel, L’enfant, De Boeck, 1993

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