Quelle émancipation de la jeunesse ?

Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Résolument jeunes, n°29, décembre 2009-février 2010.

Nous tenons des propos contradictoires sur la jeunesse. Certains proclament que son émancipation n’est pas achevée, d’autres qu’on lui accorde trop de libertés. Certains glorifient la créativité de son expression spontanée, d’autres la trouvent par trop soumise au conformisme social du marché. Alors, la jeunesse, trop libre ou pas assez ?

Tout dépend du sens que l’on donne au mot jeunesse bien entendu. D’une certaine façon, une jeunesse pas assez émancipée, ce seraient des jeunes pas assez jeunes, et réciproquement. Mais de quoi parle-t-on si l’on dissocie ainsi les jeunes de la jeunesse ? A qui d’autre qu’eux cette idée pourrait-elle s’appliquer et, dans ce cas, comment continuer dans le même temps à les spécifier ?

Il me paraît indispensable de retracer l’histoire de la jeunesse, l’histoire de cette idée, mais aussi l’histoire de son émancipation, de la place qui lui est reconnue dans la société, bref, l’histoire du statut social de la jeunesse, si l’on souhaite éclairer les termes du désaccord. Pour ce faire, nous disposons d’une thèse remarquable d’un chercheur québécois (1). On peut, montre-t-il, distinguer trois étapes principales dans cette histoire.

Dans les sociétés traditionnelles, les jeunes ne sont pas jeunes si l’on peut dire car ce qui fonde pour nous la spécificité et la légitimité de leur statut social, le fait qu’ils incarnent le changement et le progrès, n’est pas reconnu dans ces sociétés. Celles-ci privilégient au contraire le legs du passé, s’organisent à le perpétuer et à contenir ce qui pourrait le transformer.

Pour ce faire, elles intègrent les jeunes à un ordre auquel ils doivent se soumettre, ordre qui s’étend à la majeure partie de la vie individuelle, et les subordonnent aux adultes, adultes qui incarnent cet ordre social, le leur transmettent et veillent à ce qu’ils le respectent. En contrepartie, les jeunes remplissent certains rôles, occupent ces statuts, reçoivent une reconnaissance sociale et une identité.

C’est dans la seconde moitié du 18ème siècle qu’apparaît la jeunesse au sens où nous l’entendons et que commence sa phase d’émancipation et d’autonomisation. C’est la réorientation de nos nations européennes en fonction d’un avenir supposé meilleur que le passé et non plus de la tradition qui donne une valeur et un statut inédits à la jeunesse, faisant d’elle l’incarnation par excellence du changement. Toutefois, ces nouvelles conditions sociales n’affectent à cette époque que les enfants de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie car la majorité des jeunes est maintenue au travail précoce via la révolution industrielle qui a lieu simultanément.

La révolte adolescente

Il faut attendre la seconde moitié du 19ème siècle pour que les classes moyennes et supérieures commencent à prolonger la période de dépendance de leurs enfants, les conservant à domicile, les retirant du monde du travail et les obligeant à aller à l’école, leur interdisant des conduites précoces qui leur étaient autrefois accessibles telles que la consommation d’alcool, les plaisirs sexuels, la fréquentation du sexe opposé, etc. Les jeunes sont ainsi mis en attente dans un état de dépendance et un statut infantilisant de plus en plus longs. C’est ce statut social inédit que découvre la psychologie naissante aux environs de 1900 et dont elle fait un stade universellement répandu du développement psychique : l’adolescence.

Parallèlement, ces conditions sociales nouvelles vont permettre l’autonomisation de la jeunesse et son avènement comme classe sociale à part entière. C’est au sein de l’école que les jeunes vont prendre conscience de leur situation commune de subordination et d’exclusion du monde social, situation qu’ils vont renverser à leur avantage en profitant de l’espace radicalement autonome qui leur est ainsi accordé pour développer leur propre culture et conquérir une certaine indépendance vis-à-vis du monde adulte.

C’est la grande époque de la créativité et de la révolte adolescente, créativité qui découle de la tension entre la représentation socialement valorisée de la jeunesse – les jeunes sont censés prendre une place à part entière pour changer le monde et le rendre meilleur – et la réalité des jeunes qui doivent pour cela subir de longues frustrations, privés de libertés et de loisirs réservés aux adultes.

J’extrais de la thèse de Jacques Goguen une citation des Wandervögel, dans leur manifeste de 1913 du Hoher Meissner, qui suffit pour illustrer l’aspiration latente et profonde qui est celle de la jeunesse vers 1900, moment qui se situe en quelque sorte à l’apogée de ces fortes tensions créatrices :

« La jeunesse qui n’était jusqu’ici qu’un appendice de l’ancienne génération, tenue à l’écart de la vie publique, cantonnée dans le rôle passif de l’apprenti et dans les jeux aimables mais futiles, commence à se fixer elle-même le cours de sa vie, indépendamment des habitudes paresseuses des vieux préceptes dictés par de hideuses conventions, elle aspire à un mode de vie qui convienne à la nature de la jeunesse tout en lui permettant de prendre au sérieux elle-même et son action et de s’intégrer comme un facteur particulier dans l’action culturelle générale… ».

La culture adolescente a représenté une part importante de la culture, de la seconde moitié du 19ème siècle qui a vu émerger la poésie de Gérard de Nerval puis d’Arthur Rimbaud jusqu’au rock puis à la pop d’Elvis Presley et des Beatles. On peut estimer que ce foyer exceptionnel de créativité s’est éteint avec la révolte qui le portait dans les années 1970, au moment précisément où la jeunesse s’est vue consacrée socialement, c’est-à-dire lorsque sa phase d’émancipation et d’autonomisation s’est achevée.

Le sacre de la jeunesse

Nous sommes entrés depuis lors dans une autre phase. Grâce au développement des médias et de la consommation de masse, les jeunes se sont constitués en peuple autonome dont la légitimité a été finalement reconnue au tournant des années 1970. La jeunesse a triomphé. Elle s’est radicalement autonomisée. Les jeunes sont parvenus à se faire reconnaître comme acteurs collectifs à part entière. Ils n’ont plus besoin d’accéder au statut d’adulte pour être considérés comme des acteurs de plein droit et peuvent conserver les caractéristiques modernes du statut juvénile (demeurer chez ses parents ou sous leur dépendance, être célibataire, sans enfants, continuer ses études) tout en étant admis au rang de producteurs de la société. La jeunesse n’incarne plus un autre monde à venir mais une dynamique actuelle.

Reste que le sacre de la jeunesse a transformé la dite jeunesse. En réalisant aujourd’hui ce qui, hier, était différé à demain, il a produit l’effacement de la dynamique de la révolte et de la créativité adolescente et a permis son extension à tous les âges de la vie et à l’ensemble de la société. Nous avons une jeunesse sans révolte et interminable, une jeunesse qui fait société et vit dans un monde sans adultes.

Ce qui était une dynamique de changement résultant de l’articulation entre le monde passé à changer et le monde à venir est devenu une dynamique de pure sécession. La jeunesse moderne conservait l’idée d’une précédence du monde passé sur la possibilité de son changement tout en valorisant celle-ci au contraire des sociétés traditionnelles. La jeunesse hypermoderne se caractérise par le fait qu’en triomphant, elle s’est séparée du monde social qui la conditionne et dont elle dépend. Force est de constater qu’elle ne s’articule plus à la réalité partagée et passée, d’où l’effacement de la tension qui animait sa révolte mais aussi la difficulté de sortir de son état de changement permanent.

Les jeunes se vouent désormais avant tout à leur épanouissement personnel présent et ne manifestent aucune envie, ni de reprendre l’histoire en charge, ni de sortir de leur condition qui leur paraît beaucoup plus enviable que celle des dits « adultes » qui ont, par ailleurs, pour principal objectif de rester jeunes. La société se faisant jeune de part en part, c’est la culture jeune, populaire, commerciale, axée sur l’image et la musique qui devient la culture dominante et légitime, engendrant une véritable tyrannie de la majorité bien mise en évidence par la sociologue Dominique Pasquier (2) et reléguant la culture classique aux marges.

La jeunesse contre elle-même

Revenons maintenant à notre question de départ : la jeunesse est-elle trop libre ou pas assez ?

Nous avons déjà réglé la question du conformisme jeune. A partir du moment où toute la société se fait jeune, la culture jeune devient dominante et le conformisme se pare des habits du changement. D’où une inversion complète des termes de notre problème. Si la jeunesse peut paraître insuffisamment jeune, c’est-à-dire pas assez émancipée, ce n’est plus pour les mêmes raisons qu’auparavant. Ce n’est pas d’autonomie qu’elle manque, ce qui nécessiterait de poursuivre son émancipation vis-à-vis de la réalité sociale partagée, mais, au contraire, c’est l’achèvement et la radicalisation de son autonomisation qui, en s’étendant à l’ensemble de la société, la prive de tout rapport à la réalité partagée et passée, l’enferme en elle-même et l’aliène en la contraignant à une dynamique de changement qui tourne à vide pour ainsi dire.

En cessant d’être une dimension sociale incarnée par des acteurs spécifiques pour s’appliquer à l’ensemble de la société au travers des individus qui la composent, la jeunesse se retourne contre ceux qui sont censés en être les principaux bénéficiaires, les jeunes. Ceux-ci paraissent n’avoir plus aucune raison de se révolter car plus rien ne semble entraver la réalisation au présent du changement qu’ils incarnent. Le problème, c’est que cela se fait au prix d’un affranchissement de la réalité partagée sur le mode confortable de la méconnaissance et du déni, affranchissement les libérant également de l’obligation de tenir compte du caractère partageable de la réalité qu’ils souhaitent changer.

Tout leur est pour ainsi dire possible mais au prix d’une perte de tout accès à la réalité commune. A quoi bon imaginer et réaliser d’autres mondes si ceux-ci sont condamnés à l’incommunicabilité, à l’irréalité et aux marges de la société ? D’autant qu’ayant perdu le privilège de cette action transformatrice, les jeunes se retrouvent en concurrence avec des adultes qui souhaitent rester jeunes et disposent, eux, d’un ancrage suffisant dans la réalité partagée pour prétendre la réformer. Ainsi, être jeune aujourd’hui, c’est se conformer à un changement que seuls les adultes peuvent initier réellement et valorisent conséquemment puisque l’extension de la jeunesse à l’ensemble de la société prive les jeunes de toute réalité avec laquelle rompre.

L’émancipation des jeunes qu’il faut viser, ce n’est donc plus l’émancipation d’une jeunesse synonyme de changement vis-à-vis d’une contrainte sociale destinée à le contenir comme dans les sociétés traditionnelles et modernes mais, au contraire, l’émancipation vis-à-vis d’une contrainte sociale au changement rompant tout lien au passé et à la société et favorisant le repli individuel.

Je suis d’accord avec l’hypothèse d’une pression de plus en plus pesante de la collectivité sur les jeunes (et pas seulement sur eux) mais je pense qu’il faut distinguer cette nouvelle forme de contrainte sociale au changement qui agit au présent contre la société en fragilisant les conditions de sa perpétuation via le détricotage de son lien au passé et le déni de celui-ci, d’une contrainte sociale assurant la pérennité de la collectivité en renouant sans cesse le lien du présent au passé au moyen d’une transmission.

Le mal être croissant des jeunes témoigne certes d’une pression sociale. Mais à rebours de l’idée selon laquelle cette pression viserait au moyen d’une logique de la ressemblance avec le passé à le perpétuer au présent et dans l’avenir, elle produit au contraire de la dissemblance et favorise la rupture du lien au passé. C’est cette fuite vers l’autre de soi-même, tant au niveau individuel que collectif, cette volonté unilatérale de se délier de soi en se vouant au changement permanent, qui favorise le repli individuel, fragilise le rapport des jeunes à la réalité sociale partagée et génère chez eux des troubles de la déréalisation, notamment les phénomènes de dépendance, que parents, éducateurs, psychologues et travailleurs sociaux constatent de plus en plus.

En confondant le mal et le remède, les partisans de l’autonomisation des jeunes au moyen de l’émancipation vis-à-vis de la société contribuent à renforcer la contrainte sociale au changement et à la rupture avec soi et favorisent le mal être adolescent qu’ils croient combattre.

Martin Dekeyser

(1) Jacques Goguen, Pour une théorie des mouvements de jeunes, Thèse, Université de Paris-I Sorbonne, 2003. Voir aussi Ascension et déclin des mouvements de jeunes in Le Débat, 132, Gallimard, novembre-décembre 2004.

(2) Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, 2005. Bruno Sedran a déjà traité de cette question dans un précédent numéro de la revue. Lire à ce sujet Culture et adolescence – Lorsque lire des livres n’est plus un acte vital in Résolument jeunes, n°23. On peut également écouter la conférence qu’elle a donnée au Ceppecs en février 2008 : Les jeunes et la culture

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