L’incontournable réorientation de la gauche européenne

Compte-rendu écrit par Hélène Lacrosse et publié dans Résolument jeunes, n°31, juin-août 2010.
L’enregistrement audio de la conférence d’Ernst Hillebrand est disponible ici.

Dans cette conférence donnée au CePPecs le 13 mars 2010, Ernst Hillebrand, directeur du bureau parisien de la fondation Friedrich-Ebert, s’interroge sur  la crise actuelle du socialisme. Au-delà des particularités nationales et régionales, il s’agit bien pour lui d’une tendance générale dont les élections européennes de juin 2009 et la défaite du centre gauche à peu près partout en Europe ont été le marqueur le plus criant.

Il s’agit dès lors pour lui de questionner les changements tectoniques que la société a connu ces trente dernières années au niveau politique, économique et social et qui expliqueraient en partie l’inadéquation du programme actuel de la gauche, ainsi que les enjeux centraux que devrait intégrer son offre politique de demain si elle souhaite réellement faire une différence.

Parmi les transformations à prendre résolument en compte figurent tout d’abord les nouvelles lignes de fracture sociale. Sur le marché du travail notamment se dessine une problématique « insider-outsider » qui éloigne une partie de la population d’un travail et de revenus stabilisés. Dans plusieurs pays d’Europe, le taux de chômage des jeunes tourne autour des 25%, alors que les contrats à durée déterminée se multiplient pour eux. Un conflit générationnel se fait jour entre des jeunes aux conditions de travail précaires et ceux, généralement plus âgés, dont les conditions de travail sont plus assurées.

C’est cependant de manière globale que le fossé social s’accroît. Depuis le milieu des années 1970, l’inégalité des revenus ne cesse de s’aggraver partout dans le monde développé. Une catégorie très fermée de « super riches » ont vu leurs revenus et leur patrimoine augmenter énormément au détriment des couches populaires et des classes moyennes. En Allemagne, par exemple, le revenu national a augmenté de 202 milliards d’euros entre 2001 et 2006 : 85% en sont allés aux revenus des entreprises et du capital, et seulement 15% aux 34 millions de salariés du pays (1). Les populations issues de l’immigration sont évidemment concernées au premier chef étant donné qu’elles fournissent le pourcentage le plus élevé de bas revenus (2).

La première réforme que propose Ernst Hillebrand concerne le rôle de l’Etat. La gauche a mené ces dernières années (notamment en Grande-Bretagne avec Gordon Brown et Tony Blair ainsi qu’en Allemagne sous Schröder) la politique d’un « Etat minimal » en excluant de ses réflexions la question de la répartition des richesses et de la valeur ajoutée. En se cantonnant à un rôle « d’ambulance sociale » en faveur des plus faibles, l’Etat n’a cessé de s’affaiblir en favorisant l’accumulation de la richesse privée du côté des employeurs alors qu’il en résulte de l’autre côté de l’échelle sociale une nécessité croissante de transferts sociaux afin de compléter les salaires stagnants et insuffisants. Un « Etat actif » pourrait cependant intervenir en faveur d’un modèle qui profite à tous les acteurs concernés, notamment par l’extension des droits de codétermination des salariés, par le renforcement de la participation des salariés aux résultats de l’entreprise, par la création et la hausse de salaires minimums, par la re-réglementation du marché du travail, par le renforcement des droits des salariés et des syndicats, etc.

Il serait également temps de s’interroger sur la frénésie de privatisation qui a marqué toute la « vague rose » des années 1990. Vingt ans plus tard, on peut constater que la privatisation s’est souvent accompagnée d’une détérioration des salaires et des conditions de travail, d’une précarisation des contrats de travail, de suppressions d’emplois assujettis aux cotisations sociales et de réductions des effectifs. De plus, l’Etat semble peiner à garantir la concurrence et la fourniture d’un service de base sur l’ensemble du territoire, ainsi que le respect de critères environnementaux.  Ce bilan devrait être l’occasion de repenser le projet moderne d’un Etat « qui se donne les moyens de poursuivre l’intérêt général le plus efficacement possible », en prenant notamment au sérieux la question des coopératives et de l’économie sociale (sans but lucratif). Il existe ainsi une alternative entre l’action forcée du secteur public et la pure logique du profit. Cette option est celle d’une société de citoyens égalitaires et autonomes.

Car la gauche a bien échoué à imposer sa vision de l’homme et de la société. Elle a, pour l’essentiel, repris la vision unidimensionnelle de l’homme et de la société véhiculée par le consumérisme. La croissance est le concept fétiche de ce centre gauche des années 1990 qui ne conçoit le progrès de la société qu’en termes économiques. La citoyenneté ne se mesure aujourd’hui plus qu’à l’aune du degré de participation à la société de consommation. L’augmentation continue de la performance économique et de la consommation de biens matériels est le seul projet nommable et explicite qu’ose se donner la société. Pourtant, Ernst Hillebrand nous rappelle les résultats d’une série d’études (de Richard Layard, notamment) :

« Au-delà d’un niveau de consommation dépassé depuis longtemps en Europe occidentale, les conditions du bonheur individuel sont relativement indépendantes de l’accumulation de biens matériels et financiers. En revanche (…), l’injustice rend malheureux » (3). Parmi les facteurs essentiels de la satisfaction humaine figurent selon ces études des emplois sûrs, la santé physique et psychique, des relations génératrices d’appartenance, une vision du monde qui lui donne un sens, un environnement intact et une société de liberté.

Les questions de qualité de vie et de bien-être psychique devraient faire l’objet d’un projet politique positif, de même qu’il serait urgent que la gauche reconnaisse les parts d’ombre du capitalisme et qu’ils fassent l’objet d’efforts politiques soutenus : instabilité et précarisation des conditions de vie, crainte permanente de déclassement et de perte de statut social jusque chez les classes moyennes, pertes de repères et d’identité, intensification du travail et pression croissante sur le lieu de travail, stress et peur d’être dépassé, hausse de la consommation de drogues et de psychotropes, etc.

De la même manière, Ernst Hillebrand s’interroge sur la perte de popularité d’une valeur fondatrice de la social-démocratie : la solidarité. La nouvelle diversité de groupes et de milieux socioprofessionnels, l’importance croissante d’une culture des « petites différences », la diversité ethnique, culturelle et religieuse qui s’est accrue de façon exponentielle avec l’immigration met à mal l’idée de culture ou d’identité commune sur laquelle reposait implicitement le projet de solidarité de la gauche.

La contradiction croissante entre « cosmopolites » d’une part, partisans d’une abolition des frontières, et « communautaristes » d’autre part, qui y sont opposés et se sentent menacés dans leur identité locale et culturelle, divise aujourd’hui la base électorale du centre gauche. Les partis de gauche doivent donc interpréter plus correctement la réalité des sociétés hétérogènes en y adaptant leur conception de l’Etat social.

Pour le Wissenschaftszentrum de Berlin, « la question, décisive pour le destin de l’Europe, de savoir dans quelle mesure les sociétés d’immigration pourront aussi demeurer des Etats-providence, reste jusqu’ici sans réponse » (4). S’il est difficile de dire quelle importance exacte revêtira cet aspect à longue échéance, Ernst Hillebrand encourage toutefois la gauche à ne pas sous-estimer ces questions et à détabouïser le sujet de l’immigration.

L’affaiblissement du sentiment de solidarité est cependant lié à un autre facteur de grande importance. La charge du financement du système social est de plus en plus imputée à un segment de plus en plus étroit de « salariés moyens ». Selon une formule de Marcel Gauchet, « les moyens pauvres payent pour les très pauvres » vu les séries de mesures mises en œuvres pour exonérer le plus largement possible le capital et les entreprises du financement des systèmes sociaux. Ernst Hillebrand propose de tendre à l’application systématique du principe d’équité dans les systèmes sociaux, en « rétablissant une relation plus nette entre le niveau des contributions et cotisations des individus et le niveau de prestations qu’ils reçoivent » (5). De cette façon, la « reconnaissance du mérite » peut immuniser l’Etat-providence contre les conséquences de l’affaiblissement de la cohésion sociale.

Le dernier grand chantier à prendre en compte par la gauche est celui de la participation démocratique. Les sondages montrent que seule une minorité de citoyens pensent pouvoir influencer d’une manière ou d’une autre les choix politiques et l’action de l’Etat (dans un sondage de mai 2009, 0% des ouvriers en Allemagne estimaient pouvoir exercer, par leur vote, une influence sur les décisions politiques). Une crise de légitimité ébranle donc profondément la démocratie représentative. D’autres sondages et analyses sociologiques confirment ce sentiment général d’impuissance et de perte de contrôle des gens par rapport à leur propre vie : une large part de la population a le sentiment d’être livrée aux forces anonymes du marché et à une politique conduite à distance des citoyens. Ici aussi, Ernst Hillebrand se demande si la forme de démocratie actuelle (où les citoyens sont cantonnés aux domaines de la « sous-politique ») est adéquate par rapport aux changements qu’a connus la société ces dernières années : le niveau d’éducation et de connaissance de la population est sans commune mesure avec le passé, de nouveaux réseaux d’échanges d’information et de formation de l’opinion publique voient le jour sur Internet,  les revendications de participation sont croissantes.

Il faut étendre massivement l’espace de participation des citoyens en renforçant la démocratie directe. Plutôt que de voter pour des personnes, les électeurs doivent pouvoir voter pour les contenus de la politique elle-même, par le biais notamment de référendums sur des décisions politiques précises. Outre les référendums et initiatives législatives populaires, les possibilités sont nombreuses : vote direct de budgets cadres à tous les échelons de l’administration, établissement direct des budgets des villes et des communes, mais aussi jurys de citoyens délibérant sur des projets de loi, coupons fiscaux pour les électeurs permettant d’attribuer des subventions à des organisations de la société civile, etc.

C’est donc autour de ces cinq champs d’action (répartition des richesses, politique sociale, état actif, projet positif de société, participation démocratique) que devrait s’articuler le renouvellement programmatique de la gauche. Si l’écologie ne figure pas dans cette liste, c’est qu’elle est une dimension transversale destinée à être intégrée à terme par toutes les tendances politiques. En matière d’écologie, comme sur la question de l’égalité des sexes ou en matière de résolution des problèmes globaux, le centre gauche aurait une longueur d’avance par rapport à la droite. Il s’agit à présent d’adapter d’autres éléments de son offre politique à la nouvelle réalité. Par l’identification de ces cinq domaines d’action et par la proposition de réformes concrètes, Ernst Hillebrand dessine l’esquisse d’une social-démocratie authentiquement progressive et adaptée à la nouveauté historique et sociale de l’époque.

Hélène Lacrosse

(1) Ernst Hillebrand, « Une société de citoyens autonomes » in « Le Débat », n°159, mars-avril 2010, p.144

(2) D’après l’Institut für Wirtschaft und Gesellschaft, la part des personnes à bas revenus était d’environ 44% chez les personnes issues de l’immigration, contre seulement 20% chez les populations « d’origine » en Allemagne, en 2006. Ernst Hillebrand, ibid., p.144

(3) Ibid., p.151

(4) Ibid., p.146

(5) Ibid., p.147

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